Maroc-Gabon : « l’union sacrée » entre Mohammed VI et Ali Bongo
Le lundi 7 janvier, des militaires gabonais ont pris d’assaut le siège de la radio nationale en diffusant un appel au soulèvement. Ils se revendiquaient du parti du Mouvement patriotique des jeunes des forces de défense et de sécurité du Gabon (MPJFDS).
Quelques heures après la mutinerie, le ministre de la Communication et le porte-parole de la présidence, Ike Ngouoni, déclaraient que le commando militaire avait été « maîtrisé et arrêté ».
À première vue, tout pourrait amener à penser qu’il s’agit là d’une péripétie, tellement les coups d’État sur le continent africain sont monnaie courante. Sauf que cette fois-ci, la mutinerie a été conduite en l’absence du président gabonais, Ali Bongo Odimba (ABO).
Cela fait déjà plus qu’un mois que les autorités essaient tant bien que mal de rassurer la population sur l’état de santé du président, transporté en urgence à l’étranger.
Ce dernier était arrivé jeudi 29 novembre 2018 à Rabat pour y poursuivre sa convalescence en milieu hospitalier, après plus d’un mois passé dans un hôpital de Ryad, après un AVC survenu le 24 octobre. Certains médias étrangers avaient évoqué un accident cardiovasculaire nécessitant une intervention chirurgicale.
Les autorités essaient tant bien que mal de rassurer la population sur l’état de santé du président
L’état de santé d’ABO, qui a quitté ce lundi sa fastueuse résidence au Maroc pour rejoindre Libreville, a suscité des critiques de la part de plusieurs acteurs politiques du pays.
Dans la foulée, la diaspora gabonaise s’est rassemblée, le jeudi 27 décembre, devant l’ambassade du Royaume du Maroc en France.
Il était question de dénoncer l’interventionnisme du régime marocain dans les affaires gabonaises, ainsi que l’ambiguïté du rôle de la France après la dégradation de la santé d’ABO. Sur une banderole portée par les manifestants, on pouvait lire : « Roi du Maroc, arrêtez de soutenir l’assassin Ali Bongo ».
Familles au pouvoir et religion : l’union sacrée
L’histoire d’amitié entre la famille Bongo et les alaouites est aussi marquée par une convergence d’intérêts économiques, politiques et même géostratégiques. Tout cela pourrait aider à comprendre pour quelles raisons le roi Mohammed VI continue à soutenir le régime dictatorial et corrompu d’ABO.
En ami proche et fidèle, le roi Mohammed VI a rendu visite au président gabonais, le lundi 3 décembre à l’hôpital militaire de Rabat. Le lundi 24 décembre, trois semaines plus tard, le souverain a décidé, inopinément, de se rendre au Gabon, dans sa résidence privée de la Pointe Denis, à trente minutes de Libreville. Pour la deuxième année consécutive, le roi du Maroc a décidé d’y passer les fêtes de fin d’année.
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Certaines sources évoquent l’hypothèse d’une « médiation royale » auprès des forces de l’opposition gabonaise. On se rappelle d’ailleurs cette visite discrète de Mohammed VI au Gabon visant à faciliter le dialogue entre le président ABO et son adversaire de l’opposition Jean Ping, qui rejetait les résultats du scrutin de septembre 2016. C’est dire toute la relation de confiance entre les deux chefs d’État africains qui se connaissent depuis l’enfance.
En fait, les relations entre la monarchie alaouite et la famille Bongo remontent loin dans l’histoire. Le roi Hassan II entretenait déjà des relations d’amitié avec El Hadj Omar Bongo.
À l’origine de cette proximité, la conversion, au début des années 1970, des « Mamadou » (hommes politiques) autour de la figure tutélaire de l’ancien président El Hadj Omar Bongo Ondimba.
On racontait même que ce dernier était devenu le « calife général » des musulmans de son pays après s’être inspiré du statut de « commandeur des croyants » de Hassan II.
Cette stratégie va permettre au Gabon de renforcer la cohésion sociale d’un pays hétérogène où l’islam sunnite vient rappeler celui prôné par la monarchie alaouite. Les liens qui existent entre l’islam et le pouvoir politique vont sceller ainsi les relations privilégiées entre la famille royale et la famille Bongo.
El Hadj Omar Bongo-Ondimba fut l’un des dictateurs africains les plus corrompus de l’histoire du continent
Au Maroc, les Bongo disposent de nombreuses résidences somptueuses mises à la disposition du sulfureux dictateur El Hadj Omar Bongo. Ce dernier fut d’ailleurs l’un des dictateurs africains les plus corrompus de l’histoire du continent.
En 2010, à titre d’exemple, le congrès américain a publié un rapport épinglant l’ancien président gabonais, ainsi que son fils Ali Bongo, accusés tous les deux d’avoir mené des opérations de blanchiment d’argent aux États-Unis en 2006.
Quand politique et business font bon ménage
L’accueil des dictateurs africains sous couvert de considérations humanitaires, en concertation avec les grandes puissances, est considéré par le Maroc comme un atout diplomatique susceptible de consolider le dossier du Sahara occidental.
L’accueil des dirigeants africains en disgrâce était devenu une tradition sous Hassan II qui accepta ainsi d’accueillir toute la famille du président Mobutu Sese Seko (ex-Zaïre). Mort d’un cancer en 1997, son mausolée de marbre noir et blanc est impeccablement entretenu dans le cimetière chrétien de Rabat.
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La tradition est perpétuée par le roi Mohammed VI qui a accueilli en 2009 en catastrophe le capitaine sanguinaire Moussa Dadis Camara, parvenu à la tête de la Guinée à la faveur d’un putsch militaire.
Ce dernier a été rapatrié au Maroc entre la vie et la mort après une tentative d’assassinat de la part de son aide de camp. En septembre 2011, les révélations de WikiLeaks ont permis de découvrir l’histoire rocambolesque de l’exfiltration du capitaine Dadis Camara vers Rabat, fin 2009, avant qu’il trouve refuge au Burkina-Faso.
En 2015, le Maroc a accueilli le dictateur déchu Blaise Compaoré, l’ex-président du Burkina-Faso. Après quelques jours de repos en famille à Marrakech, il prendra ses quartiers chics à Casablanca, où l’accueillent des amis.
Le royaume encourage les chefs d’États africains à se réfugier au Maroc pour obtenir leur soutien diplomatique, mais aussi pour consolider une coopération économique avec le continent africain. Grâce à l’élan d’amitié entre Hassan II et El Hadj Omar Bongo, par exemple, le Gabon a su développer une coopération multilatérale avec le monde arabo-musulman.
Au-delà des relations de coopération diplomatique, économique et militaire, Ali Bongo et le souverain marocain entretiennent des liens particuliers d’amitié
À cet égard, le royaume a joué un rôle primordial pour faciliter l’accès du Gabon aux pétrodollars en provenance des pays du Golfe.
En matière économique, le Maroc est le premier partenaire commercial africain du Gabon. Il exporte notamment des fruits, des boîtes de conserve et du textile, et importe du bois et le pétrole.
En dépit du fait que le roi Hassan II n’a jamais visité le Gabon, son successeur héritier du trône, Mohammed VI, le fit deux fois de suite, en 2004 et 2005, tandis que le président gabonais vient fréquemment au Maroc.
Des liens particuliers
Lors de sa deuxième visite au Gabon, en 2005, le monarque s’est exprimé pour la consolidation des relations religieuses, économiques et militaires entre le royaume et le Gabon.
Ainsi, lors de la dernière visite en date du roi du Maroc, fut organisée une grande prière du vendredi à la mosquée Hassan II, lieu symbolisant la solidité des liens religieux. L’occasion pour le souverain de remettre un don de plusieurs milliers d’exemplaires du Coran à la communauté musulmane gabonaise.
Lors de cet évènement fut aussi signé un accord de partenariat économique entre le gouvernement gabonais et des entreprises marocaines du bâtiment pour la réalisation d’un projet de construction de logements au nord de la commune de Libreville.
Au-delà des relations de coopération diplomatique, économique et militaire, le président Gabonais et le souverain marocain entretiennent des liens particuliers d’amitié qui dépassent les considérations politiques. Cette dimension psychoaffective pourrait expliquer le soutien indéfectible manifesté par le roi Mohammed VI à l’égard d’ABO.
On serait tenté de penser que le souverain marocain a orchestré la communication du président gabonais
Les deux chefs d’État appartiennent à la même génération et connaissent tous les deux des problèmes de santé. En période de convalescence au Maroc, le président gabonais bénéficie d’ailleurs d’une attention particulière de la part du roi.
Sur le plan politique, on serait tenté de penser que le souverain a orchestré la communication du président gabonais. Il l’aurait ainsi conseillé de faire sa première apparition publique à partir de Rabat afin d’espérer rétablir les relations entre le peuple et le président malade.
Fidèles jusqu’au bout ?
Dans une courte vidéo, sans aucun son, datant du 21 décembre, on a pu ainsi apercevoir le président gabonais filmé de profil à côté du roi Mohammed VI. Quelques jours après, ABO recevra dans sa résidence privée des hauts dignitaires de l’État gabonais, lors d’une courte entrevue théâtralisé et filmée, toujours sans aucun son.
Le 31 décembre, diminué par la maladie, le président gabonais est parvenu difficilement à présenter ses vœux au peuple gabonais à l’occasion du Nouvel An 2019.
Face à la crise ouverte par la maladie d’ABO, les forces de l’opposition essaient, tant bien que mal, de profiter de la situation pour s’accaparer le pouvoir.
En plus d’une éventuelle crise constitutionnelle, inhérente à la « vacance » de la fonction présidentielle, le coup d’État militaire avorté vient fragiliser davantage la popularité d’ABO.
Cependant, malgré ces menaces, le « calife général » pourrait encore compter sur le soutien inébranlable de ses alliés de toujours, à commencer par le roi du Maroc, son ami d’enfance.
En plus d’une éventuelle crise constitutionnelle, le coup d’État militaire avorté vient fragiliser davantage la popularité d’ABO
Mais c’est surtout grâce à la France que le président gabonais pourrait encore espérer se maintenir au pouvoir. ABO sait pertinemment que l’hexagone l’a conforté, en 2016, en tant que président, même s’il est soupçonné d’avoir truqué les résultats des élections.
Du côté de la monarchie, on est plus que jamais persuadé que l’ancrage africain est non seulement un levier de développement économique, mais aussi et surtout un outil diplomatique en mesure de jouer en faveur de l’intégrité territoriale du royaume.
Un soutien indéfectible au dictatures africaines
Malgré le coût politique non négligeable d’une telle entreprise, la monarchie continuera vraisemblablement de soutenir les dictateurs africains.
Et de surcroît lorsqu’il s’agit de la famille Bongo qui s’accapare les ressources du deuxième plus riche pays du continent africain.
De fait, le royaume pourrait bénéficier du soutien indéfectible d’un allié de taille, surtout après le retour du Maroc au giron de l’Union africaine (UA).
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Ce qui explique justement l’engouement du roi Mohammed VI à vouloir rétablir ABO dans le pouvoir et, pourquoi pas, proposer même une médiation susceptible d’apaiser les tensions avec les forces de l’opposition.
Cependant et à supposer même que la « médiation » du souverain soit réelle, il n’en demeure pas moins que le coup d’État militaire contribuera à l’exacerbation de la crise politique au Gabon.
Par cet acte de défiance, les insurgés voulaient dénoncer ainsi les tentatives d’ingérence dans les affaires gabonaises.
D’abord, la présence du roi Mohammed VI au Gabon sous une couverture militaire des forces armées royales, à en croire La Vanguardia du 9 janvier 2019. Ensuite, la tentative du régime marocain visant à rétablir les pouvoirs d’ABO à partir de Rabat, comme en témoigne ainsi la décision du président gabonais, le 12 janvier dernier, d’opérer un changement de façade en annonçant un nouveau gouvernement et un nouveau cabinet présidentiel.
Au final, et quoi que l’on dise sur les incertitudes qui caractérisent l’avenir politique du Gabon, une chose est sûre : l’impopularité d’ABO n’est pas prête de s’estomper et ce, malgré l’« union sacrée » des fidèles autour du dictateur affaibli.
- Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : photo fournie par le Palais royal marocain, le 3 décembre 2018, montrant le roi Mohammed VI rendant visite à Ali Bongo, président du Gabon, à l'hôpital militaire de Rabat (AFP).
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