La mort venue du ciel : les villages frontaliers irakiens font les frais des frappes turques
ARADEN, Irak – Le village d’Araden est niché au cœur d’un magnifique paysage de campagne, non loin des principales attractions touristiques de la région kurde d’Irak. De superbes montagnes parsèment le paysage, tandis que la ville d’Amedi surplombe des vallées verdoyantes ; à proximité se trouvent les vestiges d’une ancienne maison de vacances occupée par l’ancien président Saddam Hussein.
À Araden, un village en grande partie chrétien, les églises sont entourées de forêts et de champs luxuriants. Pourtant, Araden ainsi que d’autres villages proches de la frontière turco-irakienne font face à des frappes aériennes régulièrement lancées depuis la Turquie, qui vise des positions occupées par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Selon le média kurde Rudaw basé à Erbil, au cours de l’année dernière, les avions turcs ont bombardé le district d’Amedi à 98 reprises et au moins 12 personnes ont été tuées.
Le groupe armé kurde mène une guérilla en Turquie depuis 1984 et s’est depuis longtemps établi à la frontière montagneuse entre la Turquie et le nord de l’Irak, contrôlé de manière autonome par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK).
Mohammad Salih a perdu son fils, Dilovan Mohammad Salih, lors d’une de ces frappes aériennes, le 15 novembre, alors que Dilovan s’occupait de ses abeilles mellifères dans les montagnes qui dominent le village. Il n’a aucun espoir de voir les bombes se taire à l’avenir.
« Le Kurdistan ne peut pas arrêter les bombes turques », a déclaré Salih en employant le nom nationaliste kurde de la région, tout en tenant une photo de son défunt enfant.
« La Turquie est un grand pays. Le Kurdistan est petit. »
Salih affirme que son fils n’était ni membre ni partisan du PKK. D’après lui, il faisait partie des peshmergas, l’unité militaire officielle du GRK.
Ce n’est pas la dernière fois que la Turquie a touché des cibles apparentes du PKK en Irak. Le 13 décembre, des avions turcs ont frappé un camp de réfugiés à Makhmour, qui, contrairement à Araden, est profondément ancrée dans le territoire contrôlé par Bagdad.
La Turquie pense que le PKK est présent dans le camp. Ankara n’arrêtera pas ce qu’il considère comme des opérations essentielles pour sa sécurité et menace actuellement d’envahir des régions à population kurde de la Syrie voisine pour lutter contre les Unités de protection du peuple (YPG) affiliées au PKK.
Toutefois, les habitants d’Araden et des villages voisins situés dans la région frontalière kurde de l’Irak souffrent déjà du conflit entre la Turquie et le PKK.
« Le Kurdistan ne peut pas arrêter les bombes turques. La Turquie est un grand pays. Le Kurdistan est petit »
– Mohammad Salih, villageois
Le PKK recherche l’autonomie pour les régions à prédominance kurde du sud-est de la Turquie et emploie des tactiques violentes pour y parvenir. La Turquie a attribué au PKK un attentat à la bombe qui a tué sept soldats turcs en octobre.
Le groupe dispose d’une forte présence le long de la frontière montagneuse entre le sud-est de la Turquie et la région kurde du nord de l’Irak, et les forces aériennes turques le ciblent fréquemment dans cette zone en dépit de l’opposition récente de Bagdad, qui a condamné l’attaque de Makhmour et convoqué l’ambassadeur de Turquie à ce sujet.
Néanmoins, la Turquie a continué de bombarder le nord de l’Irak peu de temps après et a régulièrement bombardé le PKK sur le territoire du GRK et dans la région de Sinjar tout au long de l’année 2018. La plupart des attaques ont eu lieu dans des zones proches de la frontière turque, comme celle qui a tué le fils de Salih.
L’attaque de Makhmour, en revanche, s’est produite à 165 km de la frontière. Certains villages de la province de Dohuk auraient été évacués en raison des dangers des bombardements.
Les attaques ont perturbé la vie des villages proches de la frontière turco-irakienne. Salih affirme qu’il ne soutient ni la présence du PKK, ni celle de la Turquie dans la région et qu’à cause des avions turcs dans le ciel, il est devenu dangereux de se rendre dans des parties d’Araden plus proches des montagnes.
« C’est dangereux, a-t-il expliqué. Il y a toujours des avions. »
« Harcèlement »
Beaucoup de villageois en ont assez de la situation. Salwan Hirmiz est propriétaire d’une supérette dans le centre d’Araden. D’après lui, les frappes rendent l’agriculture difficile.
« Ils harcèlent les terres irakiennes et kurdes », a-t-il déclaré depuis son magasin, à proximité d’une église. « Les agriculteurs ne peuvent pas aller dans la montagne. Ils ont peur. »
Les habitants sont prompts à pointer du doigt la présence militaire de la Turquie dans la région. La Turquie maintient une base militaire à Bamarne, juste à l’ouest d’Araden, selon Rudaw. MEE a pu observer dans la ville une base équipée de ce qui ressemblait à une piste d’atterrissage. Au moment de la publication, le GRK n’avait pas confirmé l’utilisation du site à MEE malgré les demandes formulées.
La Turquie, qui a lancé l’opération Bouclier du Tigre – une incursion terrestre en Irak contre le PKK – le 10 mars dernier, disposait de onze bases militaires dans le nord de l’Irak en juin 2018, selon l’agence d’État Anadolu.
Cela ne signifie pas toutefois que la région est une zone de guerre. Amedi, la plus grande localité voisine d’Araden, est l’une des principales attractions touristiques de la région. Elle attire des habitants des quatre coins du GRK et de l’Irak au printemps et en été.
Le conflit n’affecte pas la vie quotidienne en ville, selon un commerçant. « Ils ne frappent pas la ville, seulement les montagnes », a déclaré Muhammad Ahmed à MEE.
Ce dernier a cependant affirmé qu’il souhaitait que la Turquie et le PKK quittent la région et qu’il se sentait impuissant face aux bombes.
« Je n’aime pas cela car c’est ma terre et je ne peux pas les arrêter », a-t-il déclaré depuis son magasin situé dans le centre d’Amedi.
De nombreux habitants de la région ne sont pas des partisans du PKK. La province de Dohuk, où se trouvent les villages, est un bastion du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), le plus grand parti du GRK.
« Le GRK est limité mais peut au moins condamner cela. Le GRK a gardé le silence et c’est une honte pour ses dirigeants »
– Sarkawt Shams, député kurde
Le PDK entretient traditionnellement des liens économiques étroits avec la Turquie et a en réalité combattu le PKK par le passé.
La population chrétienne assyrienne d’Araden souffre d’un conflit entre la Turquie et le PKK qui ne la concerne pas et d’autres villages assyriens en Irak ont également été entraînés dans les combats.
Dans la foulée du bombardement du 15 novembre, certains utilisateurs des réseaux sociaux ont accusé le GRK de ne pas avoir été suffisamment ferme et prompt pour condamner l’attaque, bien que les peshmergas aient effectivement condamné la frappe aérienne turque quelques jours plus tard. En mars, le GRK a également exprimé officiellement sa préoccupation devant les frappes aériennes turques sur son territoire.
Selon Sarkawt Shams, député au Parlement irakien issu du parti Nouvelle génération, le GRK devrait s’exprimer plus fermement contre les frappes aériennes turques.
« Le GRK est limité mais peut au moins condamner cela, a indiqué Shams à MEE. Le GRK a gardé le silence et c’est une honte pour ses dirigeants. »
Le « silence » de Bagdad
Si le gouvernement fédéral irakien a fermement condamné le bombardement de Makhmour, le camp est reconnu par Bagdad comme un site fédéral et non comme un camp faisant partie du GRK. En revanche, les villages comme Araden, dans la province de Dohuk, où de nombreuses frappes aériennes ont eu lieu, sont reconnus par Bagdad comme des territoires du GRK.
Shams estime que l’Irak a également tardé à condamner l’ensemble des agissements de la Turquie et précise que c’est la première fois que le pays convoque l’ambassadeur à ce sujet.
« Imaginez que les forces irakiennes lancent des attaques ou des interventions militaires sur les terres turques, quelle serait la réponse ? »
– Ali al-Bayati, membre de la Haute commission irakienne pour les droits de l’homme
« Bagdad est également coupable de silence ou de négligence vis-à-vis des frappes, comme si la région du Kurdistan ne faisait pas partie de l’Irak », a-t-il pointé.
Certains responsables politiques irakiens sont également irrités par les attaques turques en territoire irakien. Selon Ali al-Bayati, membre de la Haute commission irakienne pour les droits de l’homme, la Turquie devrait coopérer avec l’Irak pour lutter contre le PKK au lieu de bombarder le pays unilatéralement.
« Si la Turquie veut une vraie solution dans le cas du PKK, elle devrait coopérer avec le camp irakien, a-t-il indiqué à MEE. Imaginez que les forces irakiennes lancent des attaques ou des interventions militaires sur les terres turques, quelle serait la réponse ? »
Du point de vue du gouvernement turc, les frappes aériennes sont une question de sécurité nationale. Le PKK est considéré comme un groupe terroriste par la Turquie ainsi que par les États-Unis et l’Union européenne.
Plus de 1 100 membres des services de sécurité turcs ont été tués dans le conflit entre la Turquie et le PKK depuis la rupture des pourparlers de paix en 2015, selon l’International Crisis Group, qui a mis à jour ses statistiques le 11 janvier dernier.
Depuis 2015, plus de 460 civils et plus de 2 400 combattants du PKK ont également été tués, selon le groupe.
Le 3 janvier, le président irakien Barham Saleh, un Kurde originaire de la ville de Souleimaniye, a rencontré son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan. Bien que les deux hommes aient discuté de la question du PKK, l’issue éventuelle de cette rencontre est inconnue.
Quoi qu’il advienne des relations turco-irakiennes en 2019, le mal est déjà fait.
« Il est né là-bas et il y a été tué », a déclaré Salih à propos de son fils. « Il a laissé derrière lui quatre enfants qui vivent désormais sans père. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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