Sergueï Lavrov à Alger, Tunis et Rabat : le point sur les relations russo-maghrébines
Dire que le Maghreb est au cœur de la politique étrangère de la Russie serait excessif. Dans le « Concept » de la politique étrangère russe (document de doctrine présentant les priorités identifiées par Moscou dans ce domaine), le Maghreb est quasiment absent. Il n’est présent qu’indirectement, dans la notion très américaine de Middle East and North Africa (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Outre une vague référence aux relations bilatérales, il est surtout question du terrorisme et de l’instabilité.
Le Maghreb est aussi inclus dans la politique arabe de la Russie (coopérations russo-arabes à proprement parler), qu’il s’agisse du Forum de coopération russo-arabe (plateforme diplomatique) ou du Conseil d’affaires russo-arabe (plateforme économique).
Rappelons enfin que les relations entre la Russie et les différents pays du Maghreb sont très inégales. Les relations russo-algériennes, dont l’importance remonte à la période soviétique, se distinguent en effet assez nettement des autres relations bilatérales.
La Russie et le Printemps arabe
Vladimir Poutine n’a commencé à s’intéresser véritablement au monde arabe qu’à partir de son second mandat (2004-2008). Entre 2005 et 2008, le président russe se rend au Maroc, en Algérie, en Libye, en Égypte, en Jordanie, en Arabie saoudite, au Qatar, aux Émirats arabes unis et en Palestine. Un tel activisme s’explique en partie par l’influence d’un certain Ievgueni Primakov, ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre sous Boris Eltsine, arabisant et fin connaisseur du monde arabe.
Les premiers soulèvements dans le monde arabe n’ont pas rencontré beaucoup d’enthousiasme et de bienveillance à Moscou
C’est bien au cœur du Maghreb, en Tunisie, qu’ont éclaté les premiers soulèvements dans le monde arabe, entre la fin de l’année 2010 et le début de l’année 2011. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont pas rencontré beaucoup d’enthousiasme et de bienveillance à Moscou. C’est plutôt avec du scepticisme et de la méfiance que la Russie a perçu ces bouleversements.
Pour la Russie, ces soulèvements ne sont pas associés à des demandes de réformes politiques et de justice sociale, mais à deux risques majeurs qui l’inquiètent : l’ingérence (notamment « occidentale ») et le terrorisme islamique (plus généralement, l’islam politique). Plus prosaïquement, la Russie craint l’inconnu.
En Libye, la méfiance russe est confortée. Après avoir renoncé à faire usage de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie ne peut que déplorer une intervention militaire menée par l’Alliance atlantique qui conduit à une destruction de l’État libyen et à l’exécution de Mouammar Kadhafi.
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Malgré ces difficultés, et parallèlement à un certain « pragmatisme » revendiqué (des partenariats plutôt que des alliances), la Russie s’adapte tant bien que mal aux transformations politiques aussi bien en Tunisie qu’en Libye.
En Tunisie, la Russie s’accommode parfaitement de la présence d’Ennahdha au gouvernement, en dépit de son hostilité à l’égard de l’islam politique et des Frères musulmans
En Tunisie, la Russie s’accommode parfaitement de la présence d’Ennahdha au gouvernement, en dépit de son hostilité à l’égard de l’islam politique et des Frères musulmans. En 2014, le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, est même invité par l’ambassade de Russie à l’occasion de la fête nationale russe.
En Libye, elle semble avoir fait le choix du maréchal Khalifa Haftar qui, lui, combat les milices islamistes dans le pays.
L’activisme russe en Afrique du Nord
L’activisme russe en Afrique du Nord prend diverses formes. Tandis que les relations économiques entre la Russie et les pays de la région sont décevantes (très peu d’échanges commerciaux et très peu d’investissements), un certain optimisme règne dans d’autres secteurs.
Dans le domaine du nucléaire civil, la Russie ne cache pas son intérêt pour la région. En 2014, l’agence étatique russe Rosatom et l’Algérie signent un accord prévoyant la construction de centrales nucléaires. La coopération entre les deux pays s’étend en réalité à l’exploration de l’uranium servant à la production d’énergie nucléaire.
En 2016, un accord avec la Tunisie prévoyant une coopération dans le domaine de l’énergie atomique est également signé. La même année, plusieurs accords sont signés avec le Maroc, dont un accord sur la coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire.
Rappelons toutefois que ce volontarisme dans le domaine de l’énergie nucléaire est loin de ne concerner que le Maghreb.
Le partenaire le plus important de la Russie dans la région est évidemment l’Algérie. […] c’est dans le domaine des ventes d’armes que les relations entre les deux pays se distinguent
Dans le domaine du tourisme, la Tunisie est une destination très prisée par les Russes. Le nombre de touristes russes est passé de 48 000 en 2015 à 620 000 en 2016. De son côté, depuis 2017, la Russie a décidé d’exempter de visas les ressortissants de plusieurs pays – dont l’Algérie, le Maroc et la Tunisie – souhaitant visiter son territoire extrême-oriental.
Le partenaire le plus important de la Russie dans la région est évidemment l’Algérie. Les deux pays sont liés depuis 2001 par une déclaration de partenariat stratégique. Depuis, les accords se sont multipliés. Mais c’est dans le domaine des ventes d’armes que les relations entre les deux pays se distinguent.
De 2000 à 2016, l’Algérie a représenté à elle seule plus de 50 % des exportations russes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. À l’échelle africaine, l’Algérie représente aussi 50 % des exportations russes. À l’échelle mondiale, la part de l’Algérie entre 2000 et 2016 a avoisiné les 9 %, ce qui en a fait le troisième client de la Russie, après l’Inde et la Chine.
Les thématiques à aborder par Lavrov au Maghreb
Au-delà des questions bilatérales classiques (partenariats dans les domaines énergétique, économique et militaire), un certain nombre de sujets sensibles devraient être abordés par le ministre russe avec ses homologues algérien, marocain et tunisien.
La situation au Sahel, que surveille de près la Russie, et la lutte anti-terroriste seront assurément à l’ordre du jour.
Les tensions en Libye seront aussi abordées.
Dans le dossier libyen, le cas de Khalifa Haftar sera peut-être abordé avec l’Algérie. En effet, tandis que Moscou semble avoir fait du maréchal un partenaire privilégié en Libye, les relations de ce dernier avec Alger semblent relativement tendues. Devant la crainte d’une présence militaire algérienne sur le sol libyen, le commandant en chef de l’Armée nationale libyenne n’avait pas hésité à se montrer menaçant en septembre dernier, avant de revenir sur ses déclarations.
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Le dossier syrien sera aussi au cœur des échanges entre Sergueï Lavrov et ses homologues. Il sera sûrement question de la future réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe, position défendue par l’Algérie.
Après avoir donné l’impression de perdre pied au moment du Printemps arabe, la Russie émerge désormais comme un partenaire incontournable dans le monde arabe
Enfin, la prochaine élection présidentielle algérienne sera aussi certainement évoquée, avec la prudence que ces rencontres diplomatiques et les incertitudes qui l’entourent exigent.
La Russie peut compter sur une diplomatie particulièrement active. Après avoir donné l’impression de perdre pied au moment du Printemps arabe, elle émerge désormais comme un partenaire incontournable dans le monde arabe, de l’océan Atlantique au golfe Persique.
- Adlene Mohammedi est docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe. Il dirige Araprism, site et association consacrés au monde arabe. Il travaille, par ailleurs, sur la notion de souveraineté et sur les usages actuels du droit international. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AdleneMo
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Photo : le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accueille son homologue algérien Abdelkader Messahel lors de sa visite à Moscou le 19 février 2018 (AFP).
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