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« Accord du siècle » : la diplomatie à haut risque du roi du Maroc

Alors que la conférence sur l’« accord du siècle » doit se tenir fin juin à Bahreïn, Mohammed VI joue la carte du multilatéralisme pour tenter de sauver la face d’une diplomatie marocaine à la traîne
Le roi du Maroc Mohammed VI partage un iftar avec le conseiller principal du président des États-Unis, Jared Kushner, à Rabat, le 28 mai 2019 (AFP)

« Al-Qods est la capitale de la Palestine », « Les Marocains et les Palestiniens forment un seul peuple », « La cause palestinienne, une cause nationale » : ce sont-là quelques exemples des slogans scandés en chœur par des milliers de manifestants qui ont participé, dimanche 23 juin à Rabat, à une marche nationale en solidarité avec le peuple palestinien, contre le plan appelé « accord du siècle » et la conférence prévue le 25 et 26 juin prochain à Bahreïn.

Organisée à l’initiative d’instances politiques, syndicales et d’organisations œuvrant dans le domaine des droits de l’homme, cette marche a aussi rappelé l’ambiguïté de la diplomatie marocaine, tiraillée entre la préservation des intérêts stratégiques du royaume, dépendant en partie du soutien d’Israël et son allié américain, et le ressentiment de « la rue » qui demeure solidaire avec le peuple palestinien et contre toute forme de « normalisation » avec Israël. 

Des manifestants brandissent des pancartes contre la normalisation des relations avec Israël et le drapeau palestinien lors d’un rassemblement à Rabat, le 23 juin 2019 (AFP)

Cette marche nationale survient peu de temps après la tournée du gendre et conseiller de Donald Trump, Jared Kushner, en mai, pour chercher des appuis dans les pays arabes à son plan de paix israélo-palestinien : il s’est d’abord rendu à Rabat avant de visiter la Jordanie, puis Israël. 

Au Maroc, Kushner a tenu à marquer sa présence en rendant une visite amicale aux autorités religieuses juives établies dans le royaume, avant de s’entretenir longuement avec le roi Mohammed VI sur la coopération bilatérale entre les deux pays. 

Suite au forcing américain, le Maroc et la Jordanie se sont trouvés acculés à « accepter », à leur insu, de participer aux travaux de « l’atelier économique » de Bahreïn, même s’ils déclarent tout « ignorer » du contenu de l’initiative de la Maison-Blanche, ou ce que les Américains appellent officiellement « la paix contre la prospérité ». 

C’est en tout cas ce qu’a affirmé le ministre marocain des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, début juin à Rabat, en chœur avec son homologue français Jean-Yves Le Drian. Un message à peine voilé de la part de Mohammed VI au président Trump, lui faisant savoir que le royaume peut toujours compter sur le soutien indéfectible de la France. 

Mais c’est sans compter sur la ténacité de l’administration américaine et son ambition hégémonique, visant à consolider son leadership dans la région, en veillant à privilégier ses intérêts stratégiques avec Israël. 

Suite au forcing américain, le Maroc et la Jordanie se sont trouvés acculés à « accepter » de participer aux travaux de « l’atelier économique » de Bahreïn

L’indépendance stratégique des États-Unis est fondée sur les avantages géopolitiques, inhérents à leur insularité, leur dotation en armes nucléaires, leur éloignement des scènes de crise et leurs capacités militaires. 

Dans un système multipolaire, une superpuissance bénéficie, de surcroît, d’un plus large éventail d’options stratégiques – surtout lorsqu’il s’agit du conflit israélo-palestinien – impliquant le maintien de l’« équilibre des forces » en faveur des États-Unis et ses alliés historiques dans la région. 

Selon la vision d’Henry Kissinger, notamment dans un article signé en 1992, « Balance of Power Sustained », l’Amérique doit travailler au maintien de « l’équilibre des forces » en fonction de ses intérêts qui ne doivent pas l’obliger, comme dans le cas au Moyen-Orient, à intervenir toujours militairement et d’une manière unilatérale.          

Une sortie de crise par l’économie

Ce n’est donc pas un hasard si les États-Unis insistent sur l’aspect économique de la prochaine conférence de Bahreïn. Selon les libéraux démocrates (c’était en particulier le cas à l’époque de l’administration Clinton), l’économie doit être érigée en thème central de la politique étrangère américaine. À cet égard, le bien-être économique pourrait bien prendre le pas sur la « sécurité » et la projection des valeurs. 

Et c’est justement dans ce cadre-là que l’on pourrait inscrire la conférence de Manama. L’objectif déclaré de cet événement est d’appréhender le volet économique de l’initiative américaine en vue de trouver une sortie de crise au conflit israélo-palestinien. 

En même temps, l’administration Trump tente de répondre à des engagements politiques visant à satisfaire les ambitions colonialistes de Benyamin Netanyahou. Ce dernier ne s’est d’ailleurs jamais caché de vouloir entériner la cession de Jérusalem comme « capitale éternelle » d’Israël et de confiner les Palestiniens loin de chez eux.

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Face à cette menace, ces derniers se sont montrés bien évidemment hostiles au projet israélo-américain et ont décidé du coup de boycotter tout simplement la conférence de Bahreïn. 

De son côté, Israël semble avoir choisi la stratégie du « profil bas », en refusant de s’afficher au premier plan, notamment à en juger par les déclarations officielles, datant du 16 juin, en faveur d’une participation politique moins importante, qui serait conduite par une délégation économique d’entrepreneurs.    

Consciente des réticences des pays arabes, la Maison-Blanche tente de maintenir son « leadership collectif », en essayant de réduire les visées politiques opaques de la conférence de Manama à de simples considérations d’ordre économique et financier. 

En même temps, l’administration Trump pourrait compter sur le soutien inconditionnel des monarchies pétrolières et à leur tête l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, pour contribuer au financement de l’initiative américaine. Même le Qatar s’est dit disposé à participer à cette conférence, au même titre d’ailleurs que l’Égypte meurtrie du général Sissi. 

Les dynasties alaouite et hachémite pourraient jouer un rôle non négligeable pour crédibiliser, même de manière symbolique, des décisions prises à l’issue de la prochaine conférence de Bahreïn

Mais face à cette mobilisation derrière le président Trump, deux pays ont affiché leur manque d’enthousiasme pour contribuer au financement de l’« accord du siècle » : le royaume du Maroc, dont le monarque n’est autre que le président du Comité Al-Qods (une organisation réunissant les soutiens de la cause palestinienne au sein du monde arabe), et la Jordanie, dont le roi est le tuteur des lieux saints de Jérusalem. 

Il est vrai que ces deux monarchies ne pèsent pas lourd sur le plan des ressources financières, comparées aux monarchies pétrolières, par exemple. Toutefois, leur poids historique et religieux demeure remarquable. 

D’un point de vue objectif, la thèse de « l’appui économique » du Maroc à la conférence ne résiste pas à l’analyse. Kushner a beau prétendre être venu à Rabat pour « rechercher le soutien du roi Mohammed VI au plan économique de paix », le royaume est traversé par une crise socioéconomique majeure, aggravée par un taux d’endettement extérieur sans précédent. 

Malgré cela, il est indéniable que les dynasties alaouite et hachémite pourraient jouer un rôle non négligeable pour crédibiliser, même de manière symbolique, des décisions prises à l’issue de la prochaine conférence de Bahreïn, voire même après cet évènement.          

Manœuvres « royales »  

Suite à la décision du président Trump de reconnaître Jérusalem comme la « capitale d’Israël », la position du royaume n’a pas été à la hauteur des espérances populaires. 

Alors que le commandeur des croyants, en même temps président du Comité Al-Qods,s’est contenté d’un message d’indignation, le président Erdoğan, lui, s’est empressé de rencontrer le pape, le 5 février 2018, évoquant une alliance pour la protection de la ville sainte.

Presque deux mois après, le roi Mohammed VI a reçu le pape afin de tenter de se repositionner dans monde musulman sunnite, face au prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, discrédité pour son implication dans le meurtre barbare du journaliste Jamal Khashoggi.

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Un dialogue interreligieux s’est installé par la suite, impliquant le pape, le roi du Maroc et le roi Abdallah II de Jordanie, avec, derrière cette initiative, la volonté manifeste des deux monarques, marocain et jordanien, de sceller un pacte islamo-chrétien susceptible de dissuader Israël, soutenu par les États-Unis, de poursuivre sa politique de judaïsation de la ville sainte.

Conscient des enjeux géostratégiques relatifs à la signature de l’« accord du siècle » de Trump, le Maroc tente de mettre en avant une diplomatie multilatérale fondée sur la realpolitik.

Malgré la pression de l’opinion publique, le souverain marocain semble persuadé qu’il aura toujours besoin d’Israël pour bénéficier du soutien des États-Unis sur la question du Sahara occidental. 

À maintes reprises, d’ailleurs, le roi n’a pas manqué de souligner l’importance de l’héritage judaïque (constitutionnellement reconnu) dans la formation de la culture marocaine, dans le cadre des relations historiques privilégiées qui lient le royaume et Israël.

Un double jeu politique 

Tout récemment, le souverain a même ordonné au ministre de l’Intérieur de procéder à l’organisation des élections des instances représentatives des communautés israélites marocaines qui ne s’étaient pas tenues depuis 1969. Par ce geste hautement symbolique, le roi aspire ainsi à obtenir le soutien de la communauté juive marocaine, notamment à la solution marocaine d’autonomie dans le cadre de l’intégrité territoriale du royaume. 

En jouant à l’équilibriste dans le conflit israélo-palestinien, le roi Mohammed VI tente, laborieusement, de conduire une diplomatie multilatérale à haut risque, qui pourrait engendrer des « effets pervers » inhérents, par exemple, à la montée des protestations hostiles à tout rapprochement entre le Maroc et Israël. 

La moindre erreur du roi risque de fragiliser le soutien des États-Unis sur la question du Sahara occidental

Ce faisant, le royaume se prête à un double jeu politique majeur : d’un côté, il se positionne subrepticement contre l’« accord du siècle » qui vise la judaïsation de Jérusalem et, de l’autre, il aspire préserver ses intérêts stratégiques à travers une « normalisation » progressive de ses relations avec Israël.

Ce dilemme permettra certainement à la diplomatie marocaine de gagner du temps, mais il pourrait à terme ternir l’image du régime. La moindre erreur du roi risque de fragiliser le soutien des États-Unis sur la question du Sahara occidental. En même temps, toute tentative de rapprochement entre le Maroc et Israël sera mal perçue par l’opinion publique. 

Mais cette stratégie diplomatique, fondée sur le soft power, pourrait aussi s’avérer fructueuse. Encore faut-il disposer des moyens nécessaires pour garantir sa réalisation. Car c’est une politique qui connaît peu d’ennemis et d’amis permanents, comme le disait si justement Kissinger. Et que le Maroc n’est pas les États-Unis.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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