Accord turco-israélien : entre aversion mutuelle et intérêt commun
L’annonce de l’accord trouvé par la Turquie et Israël sur les conditions préalables à la reprise de relations diplomatiques complètes a fait l’effet d’une bombe diplomatique dans les deux pays. À la suite de pourparlers secrets en Suisse entre le chef du ministère turc des Affaires étrangères et le chef du Mossad, les services de renseignement israéliens, il a été annoncé jeudi dernier qu’un accord a été trouvé (mais pas encore signé) quant à un échange d’ambassadeurs.
Il s’agissait, a-t-on annoncé, d’une condition préalable à l’ouverture de discussions sur la construction d’un pipeline de gaz reliant les gisements de gaz offshore d’Israël et la Turquie. Les responsables soulignent qu’il n’est pas encore certain que l’accord aille plus loin, bien que la semaine dernière, le président Recep Tayyip Erdoğan ait lui-même déclaré qu’un rapprochement avec Israël était « crucial pour la région ». Un autre signe avant-coureur de cette annonce est survenu quelques jours plus tôt avec la première célébration publique à Istanbul, sans explication, de la fête juive hivernale de Hanoukka.
L’annonce de la proposition d’accord n’a pas été saluée unanimement en Turquie. La Fondation pour l’aide humanitaire (IHH), qui a perdu dix de ses membres lorsque la flottille du Mavi Marmara a été attaquée par les forces israéliennes en mai 2010, a condamné cette annonce en affirmant que cela porterait atteinte aux peuples à la fois en Turquie et à travers le Moyen-Orient. Yeni Akit, journal pro-islamiste de premier plan, a toutefois indiqué que la Turquie avait remporté une grande victoire en ayant fait lever l’embargo contre Gaza, une affirmation qui n’a pas encore été confirmée.
Ce redressement soudain survient après une demi-décennie durant laquelle les relations israélo-turques ont semblé proches de l’extinction. Une succession d’affrontements virulents sous le gouvernement AKP semblait avoir tué le partenariat rapproché bien que discret entre la Turquie et Israël, qui a commencé en 1949 et a prospéré dans la Turquie kémaliste pendant et après la guerre froide, et qui s’est décliné en une collaboration sur le plan industriel, notamment dans l’industrie de la défense.
Deux épisodes de tensions particulièrement virulentes ont annoncé un éloignement apparent entre les deux pays. Tous deux ont été liés au sort des territoires palestiniens occupés, en particulier la bande de Gaza. Le premier épisode est venu du président Erdoğan, qui a claqué la porte du Forum économique mondial de Davos en janvier 2009, en direct à la télévision, après avoir réprimandé le président israélien Shimon Peres au sujet des bombardements israéliens contre Gaza. Le deuxième signe est apparu seize mois plus tard, en mai 2010, avec l’attaque israélienne contre le convoi d’aide humanitaire du Mavi Marmara à destination de Gaza.
Alors que la Turquie s’est montrée de moins en moins laïque et de plus en plus axée sur la politique du Moyen-Orient, et alors que les dirigeants des deux pays partageaient de toute évidente un profond dégoût mutuel, il semblait que les relations israélo-turques n’auraient jamais pu s’en remettre. En particulier, il semblait que la Turquie n’aurait jamais pu envisager un accord avec Israël tant que la problématique gazaouie continuait de couver.
Cependant, les relations entre les deux pays sont également importantes aux yeux d’un pays tiers, à savoir les États-Unis, qui sont étroitement alliés avec les deux pays et qui ont probablement joué un rôle de premier plan en coulisses dans la négociation de l’accord trouvé jeudi.
Les États-Unis ont contribué à restaurer des liens diplomatiques en mars 2013, lorsque sous l’insistance du président Barack Obama, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a présenté des excuses au président Erdoğan pour l’attaque du Mavi Marmara.
En janvier dernier, un nouveau chargé d’affaires israélien est arrivé à Ankara, mais aucun signe de véritable dégel n’était encore décelable. Même si les responsables des deux pays souhaitaient un rapprochement pour des raisons commerciales et stratégiques, leurs dirigeants y étaient opposés. En outre, l’opinion publique des deux pays, autrefois chaleureuse, semble également avoir durci le ton au fil du temps et formé quelque chose de semblable à une antipathie populaire permanente.
Pourtant, malgré leur aversion mutuelle assez ouverte, la Turquie et Israël semblent avoir découvert qu’ils ont besoin l’un de l’autre, en tant que potentiels partenaires régionaux mais aussi en tant que potentiels partenaires dans le secteur énergétique.
Les années de discorde entre la Turquie et Israël ont également été celles durant lesquelles des réserves de gaz naturel offshore considérables ont été découvertes par Israël. Parmi celles-ci, ses deux plus grandes réserves prouvées, Tamar et Leviathan, ont une capacité totale d’environ 780 km3, ce qui est suffisant pour faire d’Israël un fournisseur international de premier plan pendant plusieurs décennies.
Pendant une grande partie de la période qui a suivi, la Turquie n’a apparemment pas fait partie de la réflexion d’Israël sur la façon de gérer sa manne, et une certaine incertitude persiste encore quant à l’évolution future.
Dans un premier temps, Israël semble ne pas avoir déterminé comment faire usage de son gaz naturel, bien qu’une voie évidente soit un accord avec Chypre, qui contribuerait à première vue à bloquer parfaitement la Turquie, mais probablement au prix d’une escalade permanente des tensions dans un coin de la Méditerranée orientale qui regorge déjà de conflits politiques. L’idée d’une coopération dans ce sens est toujours dans l’air. Un mémorandum d’entente a été signé entre Israël, Chypre et la Grèce il y a moins de deux mois, alors que deux ou trois ans en arrière, les espoirs de voir du gaz israélien être réellement acheminé vers Chypre cette année étaient très minces.
Si Israël envisage d’exporter son gaz, la Turquie serait une destination beaucoup plus simple que la Grèce. Elle constitue également un possible marché considérable à la recherche de nouveaux fournisseurs potentiels depuis la rupture entre la Turquie et la Russie consécutive à l’attaque contre un avion de combat russe Su-24 le 24 novembre.
Compte tenu des incertitudes (notamment la nécessité probable d’inclure les Chypriotes grecs, ennemis régionaux invétérés de la Turquie depuis de nombreuses décennies), il est loin d’être évident qu’un accord sur ces axes puisse progresser, bien qu’il soit peu probable que l’annonce de l’accord aurait été rendue publique si le projet n’était pas relativement bien avancé.
Il est également étrange qu’il y a seulement deux mois, Israël et la Russie discutaient d’une possible implication de la compagnie gazière russe Gazprom dans le développement et la commercialisation du gaz de Leviathan, le plus grand gisement israélien. Cela serait-il compatible avec la création d’un gazoduc vers la Turquie destiné à remplacer les importations de gaz russe ?
Pour que la coopération énergétique puisse avancer, la Turquie et Israël doivent d’abord normaliser leurs relations, comme l’a déclaré jeudi le ministre turc de l’Énergie Berat Albayrak (qui est également le gendre d’Erdoğan). Albayrak a indiqué que le pipeline qu’il envisage est un projet ambitieux de transport du gaz de la Turquie vers l’Europe.
Pendant ce temps, pour recoller les morceaux précédemment cassés, Israël devra payer 20 millions de dollars d’indemnités aux familles des hommes qu’il a tués lors de l’incident du Mavi Marmara en 2010, tandis que la Turquie devra abandonner les poursuites judiciaires contre leurs assassins présumés et expulser de la Turquie une figure de proue du Hamas.
Cet accord, fragile et très vulnérable à une reprise des tensions à Gaza, pourrait finalement n’aboutir à rien. Toutefois, il n’aurait même pas pu être imaginé il y a un mois, avant que la Turquie n’abatte l’avion russe.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un panneau d’affichage sur une rue principale de la ville d’Ankara remerciant le Premier ministre turc devenu aujourd’hui président, Recep Tayyip Erdoğan, avec le message « Nous vous sommes reconnaissants », à Ankara, le 25 mars 2013, trois jours après les excuses présentées à la Turquie par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour la mort de neuf citoyens turcs à bord d’une flottille à destination de Gaza en 2010 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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