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La véritable raison de la frappe turque contre l’avion russe

Les données étayent l’affirmation de Poutine selon laquelle la frappe a été préparée à l’avance en raison de bombardements russes contre des rebelles en lien avec la Turquie en Syrie

Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont offert un rituel d’unité otanienne après que les responsables turcs ont présenté leur version des faits, selon laquelle un avion russe a été abattu après l’entrée de deux avions dans l’espace aérien turc.

Le représentant turc aurait diffusé un enregistrement d’une série d’avertissements envoyés aux avions russes par les pilotes de F16 turcs et restés sans réponse ; les États-Unis et les autres États membres de l’OTAN ont ainsi approuvé le droit de la Turquie de défendre son espace aérien.

Le colonel Steve Warren, porte-parole du département américain de la Défense, a étayé l’affirmation de la Turquie selon laquelle dix avertissements ont été émis sur une période de cinq minutes. L’administration Obama s’est montrée apparemment moins préoccupée de savoir si les avions russes étaient effectivement entrés dans l’espace aérien turc. Le colonel Warren a reconnu que les responsables américains n’ont pas encore déterminé l’emplacement des avions russes lorsqu’un missile turc a frappé l’un d’eux.

Bien que l’administration Obama ne soit pas disposée à l’admettre, les données déjà disponibles étayent l’affirmation russe selon laquelle la frappe était, comme l’a déclaré le président russe Vladimir Poutine, une « embuscade » soigneusement préparée à l’avance.

L’argument central de la Turquie, qui soutient que ses pilotes de F-16 avaient averti les deux avions russes à dix reprises sur une période de cinq minutes, est en réalité le principal indice montrant que la Turquie n’a pas dit la vérité au sujet de la frappe.

L’avion de chasse russe Su-24 « Fencer », comparable au F111 américain, est capable d’atteindre une vitesse de 1 550 kilomètres par heure en haute altitude, mais à basse altitude, sa vitesse de croisière avoisine 1 400 km/h, soit environ 21 kilomètres par minute. Après avoir été secouru, le pilote du deuxième avion a confirmé que les Su-24 volaient à leur vitesse de croisière.

Une analyse approfondie des images turques et russes de la trajectoire radar observée par les avions russes permet d’établir que le point le plus rapproché auquel on pouvait interpréter que l’un des avions russes suivait une trajectoire qui aurait pu le faire entrer dans l’espace aérien turc se trouvait à environ 26 kilomètres de la frontière turque, soit à seulement une minute et 20 secondes de la frontière.

En outre, les deux versions de la trajectoire de vol indiquent que cinq minutes avant la frappe, les avions russes semblaient voler vers l’est et s’éloigner ainsi de la frontière turque.

Si les pilotes turcs ont réellement commencé à avertir les avions russes cinq minutes avant la frappe, ils le faisaient donc bien avant que les avions ne se soient même dirigés globalement vers la petite ramification de la frontière turque située dans le nord de la province de Lattaquié.

Afin de procéder à la frappe, les pilotes turcs auraient dû en effet se trouver dans les airs et être prêts à frapper dès qu’ils savaient que les avions russes étaient dans le ciel.

Les preuves fournies par les autorités turques elles-mêmes laissent donc peu de place au doute quant au fait que la décision d’abattre l’avion russe a été prise avant même que les avions russes commencent leur vol.

Le motif de cette frappe est directement lié au rôle de la Turquie dans le soutien aux forces anti-Assad près de la frontière. En réalité, le gouvernement Erdoğan n’a fait aucun effort pour cacher ses desseins dans les jours qui ont précédé la frappe. Lors d’une rencontre avec l’ambassadeur de Russie le 20 novembre, le ministre des Affaires étrangères a accusé les Russes de procéder à des « bombardements intensifs » de « villages turkmènes civils » et a affirmé qu’il pourrait y avoir « de graves conséquences » si les Russes ne mettaient pas immédiatement un terme à leurs opérations.

Le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu s’est montré encore plus explicite en déclarant que les forces de sécurité turques « ont été chargées de riposter contre toute évolution susceptible de menacer la sécurité des frontières de la Turquie ». Davutoğlu a ajouté qu’« en cas d’attaque qui conduirait à un afflux intense de réfugiés vers la Turquie, les mesures nécessaires seraient prises à la fois en Syrie et en Turquie ».

La menace de riposte de la Turquie, non pas contre l’entrée des Russes dans son espace aérien, mais en réponse à des circonstances à sa frontière très largement définies, est venue au milieu de la dernière bataille en date entre le gouvernement syrien et les combattants religieux. La zone où l’avion a été abattu est peuplée par la minorité turkmène. Cette minorité est beaucoup moins importante que les combattants étrangers et les autres forces qui mènent une série d’offensives dans la zone depuis le milieu de l’année 2013 dans le but de menacer le principal bastion alaouite du président Assad, situé sur le littoral de la province de Lattaquié.

Charles Lister, le spécialiste britannique qui se rendait fréquemment dans la province de Lattaquié en 2013, a fait remarquer lors d’une interview en août 2013 que « jusqu’à l’extrémité nord [c’est-à-dire dans la région montagnarde turkmène], Lattaquié est à ce jour un bastion pour les groupes fondés sur les combattants étrangers depuis presque un an ». Il a également observé qu’après l’émergence de l’État islamique dans le nord, le Front al-Nosra et ses alliés dans la région avaient « tendu la main » à l’État islamique et que l’un des groupes combattant à Lattaquié était « devenu un groupe de tête » pour l’État islamique.

En mars 2014, les rebelles religieux ont lancé une offensive majeure avec le soutien logistique massif de la Turquie dans le but de prendre la ville arménienne de Kessab, située sur la côte méditerranéenne de Lattaquié, à proximité immédiate de la frontière turque. Bağcılar, un journal stambouliote, a cité un membre de la commission des affaires étrangères du parlement turc qui a repris des témoignages de villageois vivant à proximité de la frontière, selon lesquels des milliers de combattants avaient afflué par cinq points de passage frontaliers différents à bord de voitures avec des plaques d’immatriculation syriennes pour participer à l’offensive.

De plus, au cours de cette offensive, un avion syrien déployé en réaction à l’offensive contre Kessab a été abattu par l’armée de l’air turque, formant un parallèle remarquable avec la frappe contre l’avion russe. La Turquie a soutenu que l’avion avait violé son espace aérien mais n’a pas prétexté avoir donné le moindre avertissement préalable. Il était évident que l’objectif était de tenter de dissuader la Syrie d’employer sa puissance aérienne pour défendre la ville.

Aujourd’hui, la bataille dans la province de Lattaquié s’est déplacée vers la zone de Bayır Bucak, où l’armée de l’air et les forces au sol syriennes tentent de couper pour plusieurs mois les canaux d’approvisionnement entre les villages contrôlés par le Front al-Nosra et ses alliés et la frontière turque. Le village principal de la zone contrôlée par le Front al-Nosra est Salma, qui est entre les mains djihadistes depuis 2012. L’intervention de l’armée de l’air russe dans la bataille a donné un nouvel avantage à l’armée syrienne.

La frappe turque était donc essentiellement un effort pour dissuader les Russes de poursuivre leurs opérations dans la zone contre le Front al-Nosra et ses alliés, en utilisant non pas un mais deux prétextes distincts : d’une part, une accusation très douteuse de franchissement de l’espace aérien turc par les Russes à l’attention des alliés de l’OTAN, et d’autre part, une accusation de bombardement des civils turkmènes à l’attention du public national turc.

La réticence de l’administration Obama à aborder la question spécifique du lieu où l’avion a été abattu indique qu’elle est bien consciente de ce fait. Mais l’administration est bien trop dévouée à sa politique de coopération avec la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar visant à forcer un changement de régime pour révéler la vérité sur l’incident.

La réponse d’Obama à la frappe a consisté à rejeter platement le problème sur la participation de l’armée russe au conflit en Syrie. « Ils opèrent à proximité immédiate d’une frontière turque », a-t-il déclaré, ajoutant que si les Russes se concentraient uniquement sur Daech, « certains de ces conflits ou potentiels d’erreurs ou d’escalade [seraient] moins susceptibles de se produire ».

- Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur d’un livre, récemment publié : Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : la Turquie a abattu un avion de chasse russe près de la frontière turco-syrienne (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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