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Affaire des missiles de l’armée française en Libye : pourquoi la version de Paris est crédible

La présence de missiles de l’armée française en Libye prouve que la France opère sur place mais ne dit pas que ces armes ont été vendues ou cédées à Haftar. Une nuance qui fait toute la différence
Soldats libyens inspectant les armes confisquées aux forces de Haftar à Gharyan, en Libye, en juin (Reuters)

En révélant le 9 juillet que quatre missiles antichars Javelin, achetés par la France aux États-Unis, avaient été saisis en juin dans un camp de combattants pro-Haftar, le New York Times a de nouveau mis le ministère français des Armées, malmené sur l’implication présumée d’armes françaises dans la guerre au Yémen, sur la défensive.

Les photographies diffusées par les autorités de Tripoli ont montré quatre conteneurs protégeant autant de missiles et portant un marquage clair de leurs numéros de série.

Une autre image, montrant une caisse d’obus d’artillerie, portant un numéro de série indiquant l’appartenance aux Émirats arabes unis (EAU), faisait partie du « dossier de presse » distribué, afin de ne faire aucun mystère de la provenance du lot.

Florence Parly, ministre française des Armées, a déclaré que Paris n’avait cédé ou vendu à quiconque en Libye des armes ou des munitions

Personne à ce moment-là n’aurait cru que les missiles antichars provenaient de la France et allaient constituer la première preuve d’une empreinte française sur le sol libyen.

Le lendemain, Florence Parly, ministre française des Armées confirmait l’information publiée par le New York Times et précisant bien que ces missiles étaient « hors d’usage » et que Paris n’avait cédé ou vendu à quiconque en Libye des armes ou des munitions.

« Les propos que l’on peut lire ici ou là sur le fait que ces missiles étaient entre les mains libyennes sont des propos tout à fait faux, ce n’était pas le cas », a-t-elle affirmé vendredi sur la radio France Info, alors que le Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par l’ONU, a demandé jeudi soir des explications « urgentes » à Paris.

Un bien mystérieux stock

« Ils n’ont jamais été transférés à quiconque, ils n’avaient qu’un seul usage prévu, c’était de contribuer à la protection d’éléments français qui faisaient du renseignement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme », a-t-elle ajouté en faisant valoir qu’« il y a eu en Libye de nombreuses attaques de Daech y compris de façon très récente ». 

En 2016, trois militaires avaient péri lors d’une mission de renseignement dans l’Est.

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« Ces missiles ont été mis hors d’usage, ils étaient donc stockés dans un endroit qui était destiné à permettre leur destruction », mais « pour des raisons qui tiennent aux événements qui se déroulent en Libye, ces missiles n'ont pas pu être détruits à temps », s’est justifiée la ministre sans pour autant expliquer comment elles ont fini à Gharyan (à une centaine de kilomètres de Tripoli) ni pourquoi ces munitions, stockées dans un pays en guerre, n’ont pas été rapidement détruites.

Mais l’explication officielle est plausible.

D’abord, parce que la France fabrique de nombreux missiles entrant dans la catégorie des missiles antichars portatifs. Ils sont beaucoup moins chers que les missiles américains et disponibles en assez grandes quantités dans les stocks de son armée pour être offerts ou revendus le plus discrètement possible. Avec la possibilité, le cas échéant de supprimer leurs numéros de lots et de les maquiller.

Armement obsolète 

À titre indicatif, une roquette antichar française coûte 2 000 euros, un missile antichar français Milan, moins de 5 000 euros, alors que l’équivalent américain se situe sur une toute autre gamme de prix. Il faut compter 75 000 euros pour le missile lui-même et 120 000 pour son système de tir.

Si la France avait dû donner ou vendre des missiles aux Libyens, elle aurait cédé les siens, pas les missiles américains.

Autre élément qui vient conforter l’argument officiel : l’absence de la conduite de tir (le bloc qui sert à viser et tirer le missile) dans le lot saisi par les forces de Tripoli. Cette absence rend obsolète les tubes de missiles retrouvés.

Les forces spéciales françaises avaient-elles l’habitude d’utiliser ce type de missile ? Oui, certainement. Il s’agit même peut-être du seul client, aujourd’hui, de cette Rolls-Royce du missile au sein de l’armée française qui n’en a acheté qu’une petite centaine (78 postes de tir et 380 missiles).

Implication de la France aux côtés de Haftar

À l’époque, l’armée de terre française avait dans l’urgence commandée ce missile pour faire face à son déploiement en Afghanistan. Après le retrait de ses troupes, ce sont les commandos qui en ont hérité pour leurs missions les plus délicates.

Ils étaient utilisés surtout contre le cauchemar de tout militaire, les attaques au véhicule piégé (SVBIED).

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En novembre 2016, une vidéo montrait une attaque similaire, repoussée par des commandos français près de Raqqa en Syrie. Les agents, retranchés avec des forces kurdes, qui subissaient l’attaque d’une voiture blindée bourrée d’explosifs, avaient tiré d’abord un missile français Milan qui avait raté sa cible, pour enfin utiliser un missile Javelin avec grand succès.

La troisième raison pour laquelle il est peu probable que la France ait fourni ce missile, c’est la nécessité d’avoir reçu un entraînement spécial pour l’opérer, alors qu’il serait beaucoup plus facile d’obtenir sur le marché gris des missiles Kornet ou Metis, russes, équivalents, intraçables et surtout très faciles à utiliser.

Des questions restent tout de même posées : que faisaient ces restes de missiles dans les entrepôts de Haftar ? Le fait que les commandos français aient choisi leur camp pour opérer en Libye est bien une preuve que la France est directement impliquée auprès du maréchal Haftar et donc contre le gouvernement de Tripoli. 

Le fait que les armes aient été aux mains de Libyens ou de commandos français revêt une importance capitale. 

La résolution 1970, adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU en février 2011, prohibe de façon définitive toute vente d’armes ou de munitions quelle que soit la partie  dans le conflit libyen. Cette résolution qui a été renouvelée le 11 juin 2018 mettrait dans l’embarras Paris dans le cas d’une violation par une livraison d’armes à Haftar. En revanche, si ces missiles restaient entre les mains de forces spéciales françaises, ce serait un moindre mal, même si elles démontraient une implication directe de Paris dans le conflit en Libye.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Akram Kharief est journaliste indépendant, spécialisé en défense et sécurité. Il anime le site d’informations menadefense.net sur la défense au Moyen-Orient et en Afrique du Nord depuis 2011.
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