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Alep deviendra-t-elle la capitale d'un nouveau califat ?

Cette nation, qui fut un temps tolérante, laïque et multi-confessionnelle, est sur le point d'accueillir deux des mini-États fanatiques les plus violents au monde

Pendant la plus grande partie de son histoire, Alep a été une Cité-État ou une capitale administrant le territoire environnant sur ce qui constitue à présent le nord de la Syrie et certaines parties du sud de la Turquie. Il existe de bonnes raisons de penser que, désormais, cette ancienne cité pourrait à nouveau endosser ce rôle, mais cette fois-ci, d'une manière bien plus sinistre.

La « mère de toutes les batailles », c'est en ces termes qu'on parle d'une confrontation imminente à Alep, alors que les forces rebelles islamistes, revitalisées et ayant tout juste établi leur victoire sur la ville proche d'Idleb, sont en train de préparer une offensive générale pour ces prochaines semaines dans le but de s'emparer de la partie restante de la ville qui est sous le contrôle du gouvernement. Les enjeux ne sauraient être plus importants : ce n'est pas moins que le sort de la nation syrienne qui se joue, et les frontières définitives de la division pourraient être tracées ici.

Le plan, établi par les trois bailleurs de fonds de l'insurrection les plus puissants de la région (la Turquie, l'Arabie saoudite et le Qatar), est d'envahir toute la région nord-ouest de la Syrie, de créer une « zone sûre » contrôlée par les rebelles et d'empêcher les avions et missiles du régime syrien de la cibler, instaurant par là-même, de facto, un mini-État.

Dans ce but, une coopération et une coordination sans précédent ont été organisées entre ces puissances qui ont mis de côté leurs rivalités et leurs différences après que Salmane, le roi d'Arabie saoudite, a accédé au trône. Cet effort leur a permis de bénéficier de ressources financières, logistiques et militaires considérables pour établir ce que l'on appelle l'« Armée Fatih », ou encore l'Armée de la conquête, et pour coordonner ses assauts directement par le biais d’une salle d'opérations en Turquie et d'agents de renseignement déployés sur le terrain. Cela a été approuvé par les États-Unis qui, sous la pression de leurs alliés, semblent avoir à nouveau changé de priorité en Syrie, se concentrant sur un changement de régime au détriment de la lutte contre l'État islamique (EI).

Il convient de noter qu'après pratiquement une année de bombardements de l’EI par la coalition menée par les États-Unis, le groupe militant a continué de se développer et contrôle à présent la moitié de la Syrie et un tiers de l'Irak. Ici, comme de nombreux experts l'avaient prévu, la politique des États-Unis n'est qu'un immense désastre fait de mesures indistinctes et confuses.

Si le nom « Armée Fatih » est inquiétant, les termes qui le composent sont d'autant plus préoccupants qu'ils désignent principalement le groupe Front al-Nosra, affilié à al-Qaïda, et d'autres groupes salafistes jihadistes violents tels que Ahrar el-Cham. Cette armée a déjà « conquis » la majeure partie de la province d'Idleb et sa prochaine cible est la ville d'Alep.

L'apathie face à l'avancée d'al-Qaïda

Le fait qu'une apathie généralisée soit la seule réponse aux offensives d'une armée d'al-Qaïda (soutenue par les alliés principaux de l’Occident au Moyen-Orient), se préparant à s'emparer d'Alep et à établir éventuellement un autre califat, similaire (bien qu'hostile) à celui de l'État islamique voisin, est un témoignage éloquent de ce que la crise syrienne est devenue au bout de quatre ans.

Cette nation, qui fut un temps tolérante, laïque et multi-confessionnelle, et qui abritait une société diversifiée ainsi qu'un riche héritage est sur le point d'accueillir deux des mini-États fanatiques les plus néfastes, les plus extrémistes et les plus violents au monde. Dans son sillage, tous les habitants musulmans non sunnites de la Syrie font l'objet d'un nettoyage ethnique et sont déplacés. De façon prévisible, c'est ce qui est arrivé à Idleb après que la ville fut tombée face à l'Armée Fatih et que ses habitants chrétiens eurent abandonné leur maison et fui vers les zones dirigées par le gouvernement. Ce fait est passé inaperçu dans les médias. C'est ce qui arrivera très certainement à Alep, dont une grande partie des habitants sont des chrétiens de diverses confessions, y compris des Arméniens de souche.

Les dirigeants de la communauté chrétienne ont tiré la sonnette d'alarme et ont prédit qu'après avoir survécu pendant des centaines d'années dans une des premières régions à avoir été habitées par les chrétiens dès l'Antiquité, leur présence ici pourrait bien toucher à sa fin. De nouveau, l'absence de préoccupation des médias face à cette catastrophe imminente est un fait révélateur.

Les partisans de l'insurrection ont laissé tomber le simulacre de l’existence de groupes rebelles « modérés » luttant contre le régime syrien et ont quasiment entièrement abandonné et mis à l'écart l'opposition, celle-ci se retrouvant en exile alors qu'ils l'avaient vendue pendant de très nombreuses années comme étant le « représentant légitime » du peuple syrien. À la place du régime et de l'opposition siège à présent une armée d'al-Qaïda qui se prépare à « libérer » le nord de la Syrie.

Désormais, tous ces grands slogans et ces groupes rebelles « modérés », dont nous avions tant entendu parler dans les médias, ont disparu et se sont révélés être, après toutes ces années, à peine plus qu'une organisation de profiteurs incompétents et corrompus. Ces groupes se sont désintégrés et nombre de leurs anciens combattants ont rejoint les groupes jihadistes extrémistes qui se sont également emparés de leurs armes sophistiquées fournies par les États-Unis.

Cette mascarade autour des groupes rebelles était bien connue de nous, Syriens, mais n'a jamais semblé être un sujet digne d'intérêt pour les médias. Nous avons toujours su que les seuls insurgés actifs sur le terrain étaient les islamistes et les jihadistes et que les autres étaient là uniquement pour sauver les apparences devant les équipes de tournage et pour satisfaire la consommation des médias. Cependant, maintenir cette image ne semble plus être à l'ordre du jour. Après avoir échoué dans sa tentative de convaincre le groupe al-Nosra de « redéfinir son image » et d'abandonner ses liens avec al-Qaïda, l'Armée Fatih s'est formée pour devenir un nom de couverture plus acceptable et plus esthétique pour les chaînes d’informations.

La division de la Syrie en plusieurs régions

C'est ce que les nations, qui prétendent soutenir le peuple syrien aspirant à la liberté et à un État démocratique et fédérateur, ont considéré comme étant la solution adaptée pour déclencher l'offensive à l'encontre de notre peuple. Après avoir échoué, durant quatre ans, dans sa tentative de renverser le régime syrien, et après avoir réalisé qu'il n'y aurait jamais de compromis politique correspondant à leurs objectifs, elles ont à présent décidé de diviser la Syrie en plusieurs régions et de faciliter sa prise en charge partielle par les jihadistes.

Il semble qu'aucune leçon n'ait été tirée du passé, notamment de la guerre en Afghanistan. Vous ne pouvez tout simplement pas conclure un marché avec des représentants djihadistes que vous utilisez pour assouvir vos ambitions militaires tout en espérant contrôler lesdits représentants. C'est simple, ces groupes ne jouent pas le jeu selon les mêmes règles que vous et se retourneront contre vous à la première occasion pour poursuivre leurs propres objectifs idéologiques. Les répercussions d'une telle stratégie ont toujours été extrêmement dangereuses et conséquentes et continueront de l'être.

Al-Qaïda a d'abord été créée par le biais du soutien dont a bénéficié le même type d'islamistes face aux Soviétiques en Afghanistan. Les retombées déstabilisatrices de cette manœuvre se font toujours ressentir aujourd'hui, ses manifestations ultérieures devenant encore plus violentes et extrêmes et aboutissant à la formation de l'État islamique. N'oublions pas que, pendant des mois et des mois, au début du conflit syrien, le groupe précurseur qui serait plus tard à l'origine de la branche syrienne de l'État islamique faisait partie intégrante de l'insurrection syrienne, à savoir, vous avez bien deviné, Jabhat al-Nosra. Lorsque le « mauvais al-Qaïda » est devenu malfamé, toutes les puissances qui soutiennent actuellement le « bon al-Qaïda » ont commencé à le bombarder et ce, avec peu d'effet. Il est maintenant question de savoir non pas si le groupe al-Nosra va devenir le « délinquant » à bombarder, mais à quel moment.

Il va sans dire que la majorité des syriens refuse la division de leur nation et sa prise en charge par des extrémistes sous un quelconque prétexte. Mais le fait que ce prétexte soit de « les libérer de la tyrannie et de l'oppression » est à présent un autre sarcasme qui s'ajoute à la comédie noire du conflit en Syrie.

C'est un sentiment que l'on partage particulièrement à Alep, dont les habitants, sans défense, ont enduré pendant des années une guerre meurtrière et sans issue qui a tué nombre d'entre eux et détruit tout ce qui leur était précieux. Il semble désormais qu'ils doivent de nouveau craindre le jour où ils seront « conquis » et « libérés », puisque ce jour sonnerait la perte de ce qu'il reste de leur ville et du mince espoir qu'ils auraient pu fonder à l'égard de leur avenir.

L'exode des minorités

Selon toute vraisemblance, si Alep devenait la capitale d'un autre califat, elle se verrait déserter en masse par la majorité de ses habitants et perdrait ainsi l'ensemble de ses minorités religieuses qui faisaient son caractère et son identité uniques.

Les gens, ici, se préparent au pire et se tiennent prêts pour une bataille capitale. Les résultats de cette bataille ne sont pas connus d'avance, bien que, comme l'ambassadeur syrien l'a expliqué sans détour à l'ONU, Alep représente une ligne rouge qui, une fois franchie, verrait le conflit s'étendre à d'autres nations. Le fait que ces prévisions ne restent que des mots et ne deviennent pas une réalité dépend largement de ce que le principal défenseur du régime, l'Iran, décidera de faire.

Ce mois est une période très délicate pour l'Iran, puisqu'il s'apprête à signer un accord nucléaire historique à un moment où les tensions régionales sont exacerbées. Alors que la balle est réellement dans son camp en ce qui concerne la Syrie, il pourrait choisir de reporter l'opération à plus tard, pour qu'elle ait lieu à un moment où la situation sera plus stable.

Les spéculations vont bon train quant au fait qu'en parallèle de l'accord nucléaire, les problèmes régionaux sont également débattus. Se pourrait-il que l'Iran accepte la division de la Syrie tant qu'il pourra conserver un « protectorat » de majorité chiiste et alaouite le long de la côte ? Ou va-t-il maintenir sa position et s'opposer à la « mère de toutes les batailles » prévue à Alep en exigeant qu'elle soit réprimée ou en avançant la menace de sérieuses représailles si elle ne l'est pas ? Comment la guerre et le bras de fer qui ont lieu entre les différentes communautés au Yémen affecteront-ils la Syrie ?

C'est ce que les semaines à venir nous apprendront et cette période sera l'un des temps les plus difficiles que le peuple de Syrie et d'Alep auront connus jusqu'à présent. 
 

Edward Dark est le chroniqueur de MEE rapportant les informations depuis Alep et rédige ses articles sous un pseudonyme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la ligne éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un Syrien transporte un corps après qu'il a été retiré des décombres des bâtiments ayant été la cible d'un attentat à la bombe perpétré par les forces du gouvernement dans l'arrondissement de Qadi Askar au sud de la ville syrienne d'Alep, le 20 mai 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par STiil Traduction.

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