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Algérie : fin et début d’époques

Alors que l’intérim de la présidence d’Abdelkader Bensalah expire ce mardi, faisant sortir l’Algérie du cadre de la Constitution, Saïd Sadi, fondateur et ex-président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), présente sa propre vision de la transition
Vendredi 12 avril durant la manifestation, les Algérois investissent le « coin des orateurs » pour s’exprimer librement (AFP)

Les manifestations du 5 juillet confirment le phénomène. Humiliée, violentée, dépecée, muselée, l’Algérie renoue avec son histoire vertueuse et bascule dans une nouvelle ère. Les tentatives de replâtrage qui sont autant de spasmes d’un système condamné sont vaines. La rupture est inéluctable. Pourquoi ?

Au mois d’août 1956, en pleine guerre d’Algérie, un congrès du FLN pose pour la première fois les bases du futur État national. On y affirme la primauté du politique sur le militaire. Une année plus tard, le pôle militaro-populiste, appuyé par des intervenants extérieurs, trahit ces résolutions avant d’assassiner, en décembre 1957, Abane Ramdane, le promoteur du projet.

Exorciser le crime humain et politique 

L’Algérie entame alors une descente aux enfers. Même si le poids de la censure et celui des tabous en empêchent l’explicitation, c’est ce crime humain et politique, à l’origine du détournement de notre Histoire, que la révolution du 22 février est en train d’exorciser. Faire la paix avec son passé avant d’appréhender librement son destin est une aspiration intense pour l’Algérien de 2019. 

Des millions d’Algériens sont encore sortis dans toutes les villes du pays pour réaffirmer leur rejet du régime militaire

En ce 57e anniversaire de l’indépendance, des millions d’Algériens sont encore sortis dans toutes les villes du pays pour réaffirmer leur rejet du régime militaire.

Les formulations étaient diverses mais leur sens ne prêtait à aucune équivoque. « Pour un État civil », « la République n’est pas une caserne » ou, plus prosaïquement, « Il y en a marre des généraux » ont été, à côté du standard « Système, dégage », les slogans les plus entendus.

Sans surprise, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah a été la cible préférée des manifestants.

La revendication d’un État civil revient au devant de la scène algérienne. Cette réplique de l’Histoire n’a pas été orchestrée par un groupe spécifique ou une tendance politique particulière. Elle s’est naturellement imposée au fur et à mesure que s’enracinait et mûrissait la revendication populaire.

Tout se passe comme si le refoulement de l’assassinat d’Abane Ramdane, enfin affronté, dissolvait un passé traumatique, invitant ainsi le peuple à assumer le futur interdit.

Manifestation à Alger ce vendredi 5 juillet (Reuters)

Vertu de la « révolution du sourire », la désignation du crime historique ne revêt ni l’allure de vengeance ni celle d’un jugement. Tout juste estime-t-on que l’Histoire doit reprendre son cours là où elle a été déviée en 1957.

Avec une différence de taille. Aujourd’hui, le peuple n’est pas tenu à l’écart des débats par une guerre de libération imposant silence et discipline.

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Le passif est lourd. À partir de ce 9 juillet, le pays entre en vacuité constitutionnelle. En plus de l’illégitimité qui les affecte depuis l’indépendance, les instances exécutives seront frappées d’illégalité. De plus, le face-à-face entre l’état-major de l’armée et le peuple survient dans un contexte socio-économique délétère.

Les Algériens exigent le dégagement du système et se prononcent pour un processus transitionnel constituant avant d’aller vers l’élection présidentielle.

Au nom de la légalité constitutionnelle, le chef d’état-major, prenant le contrepied de la rue, maintient l’élection présidentielle malgré l’annulation de celle qu’il avait prévue pour le 4 juillet… faute de candidats.

En défaut d’alternative crédible, le général Gaïd Salah déclenche une tonitruante campagne contre la corruption où les arrestations d’oligarques cachent mal de grossiers règlements de compte.

Mobilisation de factions « islamoconservatrices »

Si les Algériens se réjouissent de l’emprisonnement de certains prédateurs, ils ne manquent pas une occasion de lui rappeler que sa place est à côté de ceux qu’il a emprisonnés.

Mis face à ses propres turpitudes, l’homme s’enfonce dans une répression qui n’épargne ni les jeunes manifestants, ni les anciens maquisards, ni la presse.

La dimension berbère, pourtant reconnue par la Constitution, est diabolisée, et les tournées hebdomadaires effectuées dans les régions militaires sont l’occasion de maintenir les troupes sous pression et de délivrer à l’endroit de l’opinion publique des prêches violents et décousus.

L’impasse actuelle est en effet compliquée par l’intrusion de puissances étrangères

Rejeté par la rue, le militaire essaie de vendre sa feuille de route via des factions islamoconservatrices lors d’une réunion tenue le 6 juillet.

La démarche est vouée à l’échec. Les Algériens se souviennent qu’en 2014 déjà, une conférence ayant regroupé à Mazafran l’essentiel de l’opposition avait tourné court parce que ces mêmes acteurs, incapables d’assumer l’exigence de rupture, avaient voulu profiter de l’aubaine pour négocier leur recyclage dans un pouvoir qui les avait expulsés.

On voit mal la même manœuvre aboutissant aujourd’hui alors que des millions d’Algériens se mobilisent pour le départ d’un système inféodé à des régimes qui sont à l’opposé des valeurs de la révolution du 22 février.

L’impasse actuelle est en effet compliquée par l’intrusion de puissances étrangères qui ne désespèrent pas de maintenir l’Algérie, et au delà toute la région nord-africaine, sous leur influence idéologique.

Sans atteindre la même intensité, le pays est déjà dans le sillage du schéma libyen, où le chef du gouvernement Fayez al-Sarraj, soutenu par le Qatar et la Turquie, essaie de survivre à l’offensive du « maréchal » Haftar, dopé par le trio Égypte, Arabie saoudite, Émirats arabes unis.

Abderrezak Makri, président du MSP (AFP)

Pour l’heure, l’obligé turc algérien, en l’occurrence le parti islamiste MSP, reste dans l’orbite de l’armée. Mais comme en Libye, la pression exercée par les Émirats, qui sous-traitent pour le grand frère saoudien avec la bienveillante attention du Caire, est grande.

L’opprobre jeté par le chef d’état-major sur l’emblème berbère participe du souci de rassurer ses tuteurs quant à sa disponibilité à combattre la cité démocratique.

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Il faut savoir que la plupart des dirigeants algériens, redoutant des investigations ultérieures, ont placé leurs fortunes aux Émirats.

Cette dépendance place de fait l’Algérie sous protectorat de pétromonarchies, riches matrices de diffusion salafiste. Quelle qu’en soit l’issue, la révolution en cours aura une résonnance géopolitique régionale majeure.

Que faire ? Tout en gardant son caractère unitaire et pacifique, la mobilisation citoyenne doit continuer. Mais cette dynamique est appelée à engager des actions plus précises et mieux élaborées.

Organiser la représentation du mouvement populaire 

Le recours à la grève générale doit être envisagé avec minutie et, maintenant que le pays bascule dans l’illégalité constitutionnelle, les actions de désobéissance civile sont légitimes et pertinentes.

Parallèlement, la question de l’organisation du mouvement par la base, longtemps débattue, devient une urgence.

Des délégués élus ou désignés au niveau des provinces et des représentants des catégories professionnelles demeurés crédibles et autonomes peuvent se réunir en convention pour entamer la transition démocratique, sas de la nouvelle République.

Maintenant que le pays bascule dans l’illégalité constitutionnelle, les actions de désobéissance civile sont légitimes et pertinentes

La présence de la diaspora, dont le rôle a toujours été décisif dans les moments clés de notre Histoire, reste une condition essentielle à la réussite de ce saut qualitatif.

De cette rencontre sortiront la présidence collégiale, le gouvernement de mission ou la commission d’organisation des élections qui font maintenant consensus.

Le « miracle algérien »

Ce n’est qu’à partir de là que la communauté internationale, repérant des vis-à-vis fiables et disposant de visibilité stratégique, pourra se positionner.

Reste un ultime obstacle qui ne vient pas du pouvoir.

Les postures des postulants aux futures responsabilités, dont les empressements à mettre en scène leur image jurent avec le dévouement exemplaire des citoyens, brouillent la lecture et freinent l’évolution d’une étape historique inédite et vitale. La transition n’est pas une campagne électorale.

Au-delà de l’impératif du changement de système, le défi de la révolution du 22 février est aussi une question de mutation éthique dans la responsabilité politique. En retrouvant les chemins de l’Histoire vertueuse, le peuple a situé les enjeux et montré la voie. Un miracle algérien.   

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.    

Saïd Sadi est un homme politique algérien. En février 2012, il s’est officiellement retiré du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), parti d’opposition de tendance sociale-démocrate qu’il a fondé en 1989 et dont il fut aussi président. Médecin psychiatre de formation, il est l’auteur de plusieurs livres dont Algérie, l’échec recommencé (Parethèses, 1991), L’Algérie, l’heure de vérité (Flammarion, 1996), Amirouche, une vie deux morts un testament (à compte d’auteur, 2010), Chérif Kheddam, le chemin du devoir (à compte d’auteur, 2017).
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