Algérie : la présidentielle de 2019 entre les mains de… Dieu !
Début 2014, une figure de la contestation politique en Algérie fait une fracassante apparition : elle s’appelle Amira Bouraoui. Gynécologue algéroise, mère de deux enfants, elle organise avec un tout petit groupe le tout premier sit-in contre l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat. Un président affaibli, qui ne s’est pas adressé à son peuple depuis 2012, et qui ne peut même pas faire campagne pour postuler à sa propre succession et se faire réélire.
Semaine après semaine, Amira, qui devient une sorte d’icône anti-système Bouteflika, porte-parole d’un mouvement qui gagne en puissance, Barakat ! (Ça suffit !), descend dans la rue pour manifester et se fait embarquer dans tous les commissariats d’Alger en compagnie de ses camarades du jeune mouvement.
Les campagnes diffamatoires sur les réseaux sociaux et dans la presse privée pro-régime contre les membres de Barakat ! sont à l’époque d’une violence inouïe. Arrestations et harcèlement administratif, insultes et menaces en tous genres ne parviennent pas à casser l’élan des opposants à ce quatrième mandat. Mais mi-avril, Bouteflika écrase ses adversaires dans une drôle d’élection pour laquelle il n’aura même pas mené campagne.
Mobilisée contre l’option du quatrième mandat, l’opposition partisane laïque et islamiste se retrouva sur le même front anti-Bouteflika, se radicalisant et, surtout, dépassant les clivages idéologiques qui perpétuaient en une guerre froide les déchirures sanglantes des années 1990.
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L’ambiance à l’époque, même si elle ne s’assimilait pas aux préludes du Grand Soir, permettait de détecter des pistes d’avenir, où le politique se reconstruit sur les ruines d’un autoritarisme mou et dépérissant.
L’espoir, tout relatif, de renouveler l’offre politique algérienne, malgré quelques lourdeurs du passé récent et des figures obsolètes agrippées au présent, contraste violemment avec le paysage martien précédant la présidentielle du printemps 2018.
La perception de l’inéluctabilité d’une présidence à vie de Bouteflika montre que le politique est mort en Algérie
Mais, ce 12 mars 2018, et après quatre ans de militantisme acharné sur le terrain et à travers les réseaux sociaux, Amira Bouraoui, dit vouloir jeter l’éponge devant l’inéluctabilité du cinquième mandat du président Bouteflika.
« J'ai milité contre le viol de la Constitution en 2008, j'ai milité contre un quatrième mandat en 2014 et je militerai contre un cinquième mandat pour 2019… Ceci dit, s'il y a un cinquième mandat malgré tout, je quitte l'Algérie. J'estime que si un peuple accepte un tel mépris, il faut changer de peuple et de pays. Ne pas se reconnaître parmi les siens nécessite de changer d'endroit. Les peuples soumis ne sont pas ma tasse de thé. Je ne parlerai plus jamais de l'Algérie. Une promesse. »
Dans les milieux algérois de l’opposition, la tirade a eu l’effet d’une bombe, certains observateurs reprochant aussi à Amira de mépriser ce qu’elle appelle le « peuple » et de ne pas comprendre que les Algériens sont moins soumis que désillusionnés face à un système qui refuse le changement.
Mais, au fond, l’attitude d’Amira Bouraoui n’est pas l’expression d’un essoufflement individuel, d’un désenchantement isolé : la perception de l’inéluctabilité d’une présidence à vie de Bouteflika montre que le politique est mort en Algérie.
Contre-pouvoirs à l'intérieur même du système
La fatalité biologique reste le seul agenda possible pour tout le monde, y compris l'opposition. Durant ces quatre dernières années, il semblerait que seule la logique de la longue attente d’un dénouement « divin » ait pu s’imposer, réduisant quasi à néant le front constitué par une large partie de l’opposition, au lendemain de la présidentielle de 2014, l’activisme de certains acteurs des médias ou de la société civile et les critiques d’anciens hauts officiers de l’armée ou d’ex-responsables de l’État.
En 2014, lors des mois qui ont précédé la présidentielle d’avril, une dynamique animait la rue et les salons : on y contestait les choix du sérail présidentiel car quelque part – et ils étaient nombreux à fermement y croire – des contre-pouvoirs à l’intérieur même du système n’allaient pas laisser faire « ça ».
On pense ici, par exemple, à l’ex-DRS, les services secrets avec à leur tête Mohamed Mediene, alias le général Toufik (parti à la retraite depuis), présenté comme le plus puissant des récalcitrants devant l’option du quatrième mandat. Ce jeu d’ombres chinoises a certainement agi sur le subconscient de la scène politique, qui se laissa aller à imaginer des alternatives, des ouvertures, des divisions au cœur du réacteur décisionnel.
Même certains médias, plus combatifs et qui s’étaient imposés comme des acteurs majeurs durant plus de vingt ans, ont dû réduire la voilure de leurs engagements face aux coups de boutoir du système après avril 2014, qui s’employa à démultiplier les effets de l’assèchement des revenus publicitaires et l’érosion des capacités de redéploiement sur d’autres supports.
Ce jeu d’ombres chinoises a certainement agi sur le subconscient de la scène politique, qui se laissa aller à imaginer des alternatives, des ouvertures, des divisions au cœur du réacteur décisionnel
La fatalité imposée par le système qui a mangé tous ses enfants, réduisant les options au seul renouvellement ad vitam æternam du bail au palais d’al Mouradia pour le candidat unique du régime, Abdelaziz Bouteflika.
Une candidature par défaut. Une candidature imposée par le choix d’un homme qui a décidé de faire payer très cher sa succession, à un prix que personne ne peut surenchérir. Ce prix-là, c’est sa propre vie, convaincue de l'avoir « vouée au pays », pour reprendre les termes du chef de l’État, murmuré à un hôte africain en 2013.
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Si, au sein du pouvoir, les autres pôles de la décision – l’état-major de l’armée, les services spéciaux et l’administration centrale – ont validé par défaut ce mandat à vie, la majorité des acteurs de l’opposition aussi se sont pliés, sans le dire ouvertement et franchement, à cette fatalité.
L’état d’aphasie caractérisant la scène politique algérienne dans sa majorité – à part quelques inflexible outsiders – est le résultat de cette croyance profonde que personne ne veut assumer en public : seule la disparition du chef de l’État, avant ou après la présidentielle de 2018, changera la donne.
C’est une sorte de tabou que tout le monde partage, opposition et régime, sans que personne n’ose le proclamer clairement. Ceci explique aussi, en partie, le fatalisme dont font preuve de larges pans de l’opinion algérienne, convaincus qu’il ne sert à rien de se débattre face à l’agenda biologique, ou la volonté de Dieu, qui tient les vies entre ses mains, comme le veut la croyance musulmane.
- Adlène Meddi est écrivain algérien et journaliste pour Middle East Eye. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé trois thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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Photo : Abdelaziz Bouteflika, 80 ans, pourrait briguer un cinquième mandat au printemps 2019 (AFP).
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