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Après une victoire majeure, c’est le moment de vérité pour la contestation en Algérie

Les Algériens ont obtenu la promesse d’une mise à l’écart du président Abdelaziz Bouteflika. Un succès capital qui, paradoxalement, met la contestation en difficulté
L’appel mardi 26 mars du chef de l’état-major, Ahmed Gaïd Salah, à engager la procédure prévue par l’article 102 de la Constitution algérienne (empêchement du président) faisait suite à une énième manifestation à Alger (Reuters)

C’est la victoire la plus importante, mais la plus périlleuse. La contestation populaire en Algérie a obtenu, mardi 26 mars, la promesse d’une prochaine mise à l’écart du président Abdelaziz Bouteflika.

Après l’annulation de la présidentielle du 18 avril qui devait déboucher sur un inévitable cinquième mandat pour le président Bouteflika, et le départ du très impopulaire premier ministre Ahmed Ouyahia, la rue a indéniablement remporté des victoires majeures.

Le pouvoir a réussi un coup de maître en se délestant du président Bouteflika et des personnalités les plus contestées du régime

Ce succès, au moment où le mouvement est à son apogée, risque cependant de se révéler à double tranchant. Il peut aussi bien donner des ailes à la contestation, dont les revendications sont allées crescendo pour demander désormais un changement de système et un « dégagisme général », comme il peut marquer le début d’un compte à rebours, en raison d’une possible démobilisation et des manœuvres du pouvoir visant à dégonfler le mouvement contestataire.

Le pouvoir, après avoir amorti le choc de la contestation, a lui aussi bien manœuvré. Il a réussi un coup de maître en se délestant du président Bouteflika et des personnalités les plus contestées du régime.

La gestion de la crise, sans incident majeur malgré d’imposantes manifestations dans la plupart des villes du pays, a montré que le pouvoir n’a rien perdu de son habileté dans un de ses domaines favoris : se reprendre quand il est acculé.

Le défi de la rue

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En ce sens, l’ampleur des marches prévues vendredi prochain donnera une idée du nouveau rapport de forces. Depuis le 22 février, date des premières protestations, les manifestants ont été de plus en plus nombreux, d’une semaine sur l’autre. Que la tendance se poursuive, et la rue sera en mesure de maintenir ses exigences.

En revanche, si le nombre de manifestants chute, le pouvoir pourra en tirer profit pour engager une opération visant à mener la contestation vers le reflux.

Il dispose, pour cela, des moyens traditionnels (corrompre, menacer, retourner les gens, réprimer), mais aussi d’un atout inattendu : il a envoyé un nombre important de fidèles participer aux marches des deux dernières semaines, au moins. L’auteur de ces lignes s’est ainsi retrouvé dans une marche aux côtés de trois anciens députés appartenant à des partis de l’alliance présidentielle. 

Cela constituerait en outre une des explications au ralliement affiché des anciens partis du pouvoir à la contestation.

Il suffirait donc au pouvoir de retirer ses « troupes » pour influer sur l’ampleur de la participation.

L’armée donne le ton

En tout état de cause, la contestation a marqué des points, avec une accélération des événements mardi 26 mars. En visite à Ouargla, au nord du Sahara, l’homme fort de l’armée algérienne, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major, a déclaré qu’était devenu « nécessaire, voire impératif » de trouver une solution à la crise née de la contestation populaire.

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Il s’agit, a-t-il précisé, de trouver une solution qui puisse « faire l’unanimité de toutes les parties, à savoir la solution stipulée par la Constitution, dans son article 102 ».

Cet article est consacré à la déclaration de vacance du poste de président de la République. Si le chef de l’État, « pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous les moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement ».

Si, au bout de 45 jours, les causes de la vacance ne sont pas levées, une élection présidentielle est organisée dans un délai de trois mois. C’est le président du Conseil de la Nation (Sénat), M. Abdelkader Bensalah, qui assure l’intérim du chef de l’État pendant toute cette période. À défaut, la charge échoit au président du Conseil constitutionnel.

Cette formule était en l’air depuis samedi dernier. L’avocat Farouk Ksentini, ancien président du très officiel Conseil des droits de l’homme, habitué à indiquer dans quel sens le vent va tourner, avait surpris tout le monde en appelant le président Bouteflika à demander lui-même l’application de l’article 102 de la Constitution. « Si le président, qui est un ami, venait à me consulter, je lui suggérerais de demander lui-même au Conseil constitutionnel d’appliquer l’article 102 de la Constitution », avait-il déclaré.

Mardi, peu après la déclaration du général Gaïd Salah, Farouk Ksentini est revenu à la charge, en affirmant que « le Conseil constitutionnel va sans doute se réunir pour appliquer l’article 102 de la Constitution ». Il a ajouté : « c’est un devoir ». Sa déclaration sonne comme une sommation.

Irrégularités en cascade

Dans ce parcours, plus personne ne respecte les formes. Le Conseil constitutionnel, malgré de multiples appels en ce sens, s’était abstenu d’appliquer l’article 102 depuis six ans, alors que le président Bouteflika était fortement diminué physiquement à la suite d’un AVC survenu en avril 2013.

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Il ne pouvait ni se déplacer de manière autonome ni s’exprimer en public, encore moins tenir des réunions de longue durée ou participer à des forums internationaux. Son état de santé avait paralysé les institutions et donné lieu à des cérémonies loufoques, où ses partisans s’adressaient à un cadre portant le portrait du chef de l’État.

Mardi, le chef de l’état-major de l’armée, principale source du pouvoir dans le pays, n’a pas mis de gants pour s’adresser au Conseil constitutionnel et lui suggérer la marche à suivre. Le président du conseil, Tayeb Belaïz, un fidèle parmi les fidèles du chef de l’État, a été nommé à ce poste le 10 février, après le décès de son prédécesseur, Mourad Medelci. Mais il ne fait guère de doute qu’il va s’exécuter : il n’y a pas d’avenir avec le président Bouteflika.

Mais sur ces sorties de route, le ton avait été donné par le président Bouteflika lui-même. Se maintenant au pouvoir malgré une santé défaillante, obtenant d’être reconduit pour un quatrième mandat dans des conditions humiliantes, candidat une cinquième fois, il a fait volte-face pour décider d’annuler les élections, de dissoudre la commission électorale créée en vertu de la Constitution et, en dehors de toute règle légale, de prolonger son mandat au-delà de la date légale du 28 avril prochain.

Garder l’initiative

Ce mépris affiché envers les règles et envers la volonté des Algériens a suscité un sentiment d’humiliation, qui a débouché sur une contestation d’un contenu inconnu en Algérie : la participation massive à des manifestations pacifiques, des marcheurs disciplinés, un comportement remarquable des services de sécurité. Aucun incident sérieux n’a été signalé au bout de cinq semaines de contestation.

Cerise sur le gâteau : la présence des islamistes, épouvantail traditionnel brandi pour justifier l’autoritarisme, a été insignifiante.

« Cela donne des ailes », avoue un professeur de l’Université de Bab-Ezzouar, rencontré mardi à Alger, sur la place Audin, devenue l’épicentre de la contestation. Mais cela donne aussi à réfléchir, car les manifestants placent désormais la barre très haut.

Il y a un mois et demi, ils se seraient contentés de l’annonce du départ du président Bouteflika. Aujourd’hui, les voix qui s’expriment en leur nom, comme l’avocat Mustapha Bouchachi, veulent le démantèlement du système, une participation à la gestion de la période de transition qui doit y mener, et une mise à l’écart des symboles de l’ancien pouvoir.

Cette euphorie est cependant temporaire. Elle risque de se dissiper dès que le départ du président Bouteflika sera effectif

Cette euphorie est cependant temporaire. Elle risque de se dissiper dès que le départ du président Bouteflika sera effectif.

À ce moment-là, le pouvoir, qui a jusque-là tranquillement accompagné le mouvement, va tenter lui aussi de reprendre l’initiative. Il le fera de manière organisée, méthodique, car il aura entretemps remis de l’ordre dans ses rangs, et il se sera débarrassé des éléments les plus contestables.

Il pourra aussi compter sur l’opposition structurée, qui a été contrainte de s’aligner sur la rue, mais qui a peur d’être poussée vers la marge. Et il aura beau jeu de dire que les principales revendications ont été satisfaites, dont celle contenue dans le célèbre refrain « makach el-khamsa ya Bouteflika » (pas de cinquième mandat, Bouteflika). Pour la contestation, ce sera le moment de vérité.


Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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