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Le rapport de la CIA coûtera-t-il son trône à Mohammed ben Salmane ?

Le résultat le plus positif dans la quête de justice pour Jamal Khashoggi serait l’imposition de sanctions adaptées à l’encontre du prince héritier saoudien et des autres membres de son équipe criminelle
Un portrait du prince héritier Mohammed ben Salmane au Riyadh Season Boulevard, dans la capitale saoudienne (AFP)

La publication imminente du rapport de la CIA sur le meurtre de Jamal Khashoggi marque un jalon dans le déroulement de la saga engendrée par ce crime odieux.

Cela pourrait être une étape importante pour obtenir justice et sanctionner les meurtriers et leur commanditaire. Cependant, la publication de cet important document de 2018 place le président Joe Biden face à un dilemme.

Si le rapport désigne nommément le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) comme le commanditaire du meurtre de Khashoggi, il lui sera demandé d’aller jusqu’au bout et d’en tirer les conclusions logiques, à savoir imposer des sanctions au prince, ce qui torpillerait sérieusement toute future relation pragmatique avec le royaume. Le vieillissant roi Salmane ne sera pas l’interlocuteur du président Biden pendant bien longtemps. 

Comme si de rien n’était ?

Si Biden se contente du fait que MBS ne soit pas identifié nommément, alors les choses peuvent continuer comme avant. L’emballement médiatique autour de la publication du rapport de la CIA va clairement retomber. Biden et MBS continueront comme si de rien n’était, sans ébranler le partenariat tendu entre les Saoudiens et les Américains de façon susceptible d’amener le prince imprévisible à chercher à se venger des États-Unis, ce qui minerait leur sécurité nationale et pourrait engendrer davantage de chaos dans le monde arabe qu’il ne l’a déjà fait après ses multiples rapines de politique étrangère au Yémen, au Qatar et ailleurs. 

Si le rapport désigne nommément MBS comme le commanditaire du meurtre de Khashoggi, Biden devra aller jusqu’au bout et en tirer les conclusions logiques, à savoir imposer des sanctions au prince

Dans les deux cas, le rapport ne révélera rien qu’on ne sache déjà. MBS est impliqué dans ce crime, qu’il soit nommé ou non. Seule une enquête criminelle internationale et indépendante – menée sous l’égide de l’ONU et qui pourrait éventuellement aboutir à un procès devant la Cour pénale internationale de La Haye – peut obtenir véritablement la justice, sans considération pour les intérêts nationaux des États-Unis ou de tout autre pays.  

Plusieurs faits concernant ce crime ont été établis. Une enquête de CNN a conclu que les quinze agents saoudiens dont la mission était d’éliminer Jamal Khashoggi sont arrivés à Istanbul à bord de deux jets appartenant à une société privée que le prince héritier avait acquise un an à peine avant le meurtre. Son Public Investment Fund (PIF) nouvellement créé était déjà en possession de la société qui a fourni le moyen de transport et le soutien logistique à ses criminels. Le PIF, en tant que propriétaire de la compagnie aérienne privée, est désormais directement impliqué dans cette affaire de meurtre. 

Le monde doit prendre conscience des intrigues du prince héritier et de son vaste empire financier, qu’il utilise pour poursuivre ses intérêts politiques plutôt que pour la sécurité économique et financière à long terme du peuple saoudien.

Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, est assise à côté du livre qu’elle lui a consacré après son assassinat, en 2019 (AFP)
Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, est assise à côté du livre qu’elle lui a consacré après son assassinat, en 2019 (AFP)

Les gouvernements occidentaux et les investisseurs et entrepreneurs internationaux désireux de nouer un partenariat avec le PIF doivent être conscients du fait qu’ils participent à des opportunités financières ternies par des délits directs et indirects. Ils ont le devoir de mener des audits rigoureux avant de devenir des sous-traitants du prince ou d’investir des fonds étrangers dans ses projets financiers malfamés. 

Un crime odieux

Depuis le meurtre de Khashoggi en octobre 2018, plusieurs pays étaient inquiets. En premier lieu, la Turquie – scène du crime – a joué un rôle capital en publiant des documents, des enregistrements sonores et des images du journaliste malmené par les agents saoudiens dans la pièce où il a été retenu et finalement éliminé. 

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Le rapport le plus complet sur ce meurtre a été rédigé par la rapporteure spéciale de l’ONU Agnès Callamard, qui a estimé que le prince devait faire l’objet d’une enquête, car une liaison téléphonique entre le consulat à Istanbul et Riyad avait été établie pendant le crime. 

L’enquête saoudienne qui a suivi le meurtre peut être facilement écartée : plusieurs suspects ont été arrêtés, poursuivis et condamnés à des peines de mort qui n’ont pas été exécutées. 

Au cours des trois dernières années, les Saoudiens au pays ont observé en silence, prétendant que ce crime ne les concernait pas, tandis que les exilés saoudiens à l’étranger et les organisations internationales pour les droits de l’homme n’ont cessé de faire pression pour que justice soit faite. 

Comment la version saoudienne du meurtre de Jamal Khashoggi a évolué

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4 octobre 2018 : Le consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul affirme « suivre l’affaire » de la disparition de Khashoggi, travaillant en coordination avec les autorités turques pour découvrir où il est allé « après avoir quitté l’enceinte du consulat ».

5 octobre 2018 : Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane déclare à Bloomberg : « C’est un citoyen saoudien et nous voulons savoir ce qui lui est arrivé. Nous continuerons donc à dialoguer avec le gouvernement turc pour découvrir ce qui est arrivé à Jamal. »

8 octobre 2018 : L’ambassadeur saoudien aux États-Unis assure au Washington Post qu’il est « impossible » que Khashoggi ait été tué par le personnel du consulat et que sa mort ait été dissimulée sans qu’ils ne le sachent.

19 octobre 2018 : L’Arabie saoudite admet à la télévision publique que Khashoggi n’a pas quitté le consulat, contrairement à ce qui avait été dit précédemment, mais annonce qu’il a été tué lors d’une « bagarre » dans le bâtiment.

21 octobre 2018 : Un responsable saoudien déclare anonymement à Reuters que l’équipe de quinze ressortissants saoudiens envoyés pour confronter Khashoggi au consulat avait menacé ce dernier de le droguer et de l’enlever, avant de le tuer avec une prise d’étranglement lorsqu’il a résisté. D’autres responsables saoudiens ont confirmé l’histoire de la prise d’étranglement.

Le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Jubeir confie à Fox News : « C’était une opération, c’était une opération véreuse. C’était une opération dont les protagonistes ont outrepassé leurs pouvoirs et fait fi de leurs responsabilités. Ils ont fait une erreur lorsqu’ils ont tué Jamal Khashoggi dans le consulat, et ils ont essayé de la dissimuler. »

25 octobre 2018 : Le procureur saoudien annonce que, d’après les preuves des autorités turques, la mort de Khashoggi était « préméditée » et non accidentelle comme suggéré précédemment.

15 novembre 2018 : Après les investigations menées par le procureur saoudien à Istanbul, son bureau annonce que onze ressortissants saoudiens ont été arrêtés et inculpés pour le meurtre de Khashoggi et que cinq d’entre eux encourent la peine de mort.

« Le chef de l’équipe de négociation est arrivé à la conclusion qu’il serait impossible de transférer la victime de force vers un endroit sûr si les négociations concernant son retour échouaient. Le chef de l’équipe de négociations a décidé d’assassiner la victime en cas d’échec des négociations. L’enquête a conclu que cet incident s’était soldé par un meurtre », indique le procureur, ajoutant que le responsable de la mission avait rédigé un « faux rapport » prétendant que Khashoggi avait quitté le bâtiment.

29 septembre 2019 : Quand on lui demande s’il a commandité le meurtre de Khashoggi, Mohammed ben Salmane répond : « Absolument pas. C’était un crime odieux. Mais j’en assume l’entière responsabilité en tant que dirigeant saoudien, d’autant plus qu’il a été perpétré par des individus travaillant pour le gouvernement saoudien. »

En Arabie saoudite, les Saoudiens ont dû décider comment gérer ce crime atroce, dont les principaux suspects ne sont autres que leurs propres dirigeants. Sous la répression stricte qui prévaut dans le royaume, les citoyens avaient le choix entre trois options : maintenir un semblant de loyauté envers le régime, choix privilégié par de nombreux Saoudiens ; chercher une issue, comme Jamal Khashoggi et des centaines de dissidents exilés l’ont déjà fait ; ou faire entendre des voix dissidentes dans le pays et encourir pour cela des sanctions disproportionnées, notamment la peine de mort, de longues peines d’emprisonnement, la perte de leurs moyens de subsistance ou une interdiction de voyager. 

Loyalistes et dissidents

Le meurtre de Jamal Khashoggi à Istanbul montre sans conteste que la fuite n’offre pas nécessairement une protection. En outre, alors même que le régime resserre son emprise et exige une loyauté sans faille, de nombreux Saoudiens cherchent encore à exprimer leur voix et à protester.

C’est exactement ce qui s’est passé en Arabie saoudite depuis les soulèvements arabes, ce qui explique l’augmentation exponentielle des détentions, de la torture en prison et des décapitations de masse, dont l’exemple le plus scandaleux est la décapitation de 47 détenus en l’espace d’une journée en 2016.

Les loyalistes et les dissidents attendent la publication du rapport de la CIA non pas pour son contenu, mais pour ses répercussions sur leur pays et leur propre vie

De manière générale, les loyalistes et les dissidents attendent la publication du rapport de la CIA non pas pour son contenu, mais pour ses répercussions sur leur pays et leur propre vie. Un régime de sanctions générales imposé à l’Arabie saoudite va indubitablement entraver leur prospérité et confirmer leurs dirigeants dans leur nouveau statut de chefs d’un État paria ou véreux. 

Le résultat le plus positif dans la quête de justice pour Khashoggi et le moyen d’éviter qu’un tel crime ne se reproduise, c’est l’imposition de sanctions adaptées à l’encontre du prince héritier saoudien et des autres membres de son équipe criminelle. Beaucoup parmi eux ont déjà reçu l’interdiction de pénétrer sur le territoire américain, britannique et celui de divers pays européens. 

La solution idéale est de poursuivre en justice le prince héritier saoudien à l’étranger en tant que principal suspect, mais à ce stade, cela n’est peut-être qu’un vœu pieux.

À l’inverse, ne pas saisir les ressources de MBS à l’étranger et ne pas lui imposer un régime strict de sanctions économiques et financières lui permettra de continuer ses intrigues tout en ignorant les normes et valeurs internationales. Cependant, le principal obstacle à cela est qu’il est malaisé de séparer la richesse de MBS de celle de l’État, étant donné que le fils du roi est désormais le seul dirigeant et détenteur du pouvoir et de la richesse dans le royaume. 

Depuis 2017, le monde a progressivement réalisé que l’État saoudien sous MBS était régi d’après le slogan qui symbolise la monarchie absolue : « L’État, c’est moi » – et qui a fini par coûter à Louis XVI son trône et sa vie.   

Madawi al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Madawi al-Rasheed is visiting professor at the Middle East Institute of the London School of Economics. She has written extensively on the Arabian Peninsula, Arab migration, globalisation, religious transnationalism and gender issues. You can follow her on Twitter: @MadawiDr
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