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Armée turque : quelle direction prendre maintenant ?

Le coup d’État a échoué. L’armée turque est purgée. Et cela pourrait rendre la vie plus difficile à Washington et d’autres capitales occidentales

Après l’échec du putsch en Turquie le 15 juillet, le gouvernement prévoit une restructuration complète des forces armées turques et des services de renseignement avec de vastes implications pour la région immédiate et l’équilibre stratégique entre l’OTAN et la Russie.

Depuis le XVIIIe siècle, les forces armées turques ont mené une double quête de modernité et de stabilité politique dans le pays, contribuant à créer une puissance régionale nationaliste mais pro-occidentale bien plus forte et plus prospère que l’Empire ottoman disparu.

Aujourd’hui, tout cela pourrait être sur le point de changer.

Le président Recep Tayyip Erdoğan veut une refonte radicale de l’armée après le coup avorté du mois dernier, au cours duquel le parlement turc a été bombardé et au moins 260 personnes ont été tuées.

Nous sommes susceptibles de voir l’émergence de nouvelles forces armées turques, rendant directement des comptes au président Erdoğan

Il y a aussi la découverte subséquente – il semble y avoir aucun doute raisonnable à ce sujet – d’un grand complot au sein de l’armée mené par les partisans de l’imam soufi Fethullah Gülen, bien qu’il ait nié toute implication.

C’est compréhensible. La conspiration était si vaste que même le propre aide-de-camp d’Erdoğan, Ali Yazıcı, et le commandant de la garde du palais présidentiel y auraient pris part.

Même avant les récents événements, le Parti de la justice et du développement (AKP) pro-islamique, qui gouverne la Turquie depuis 2002, voulait mettre un frein au pouvoir de l’armée. À la suite de précédents coups d’État, l’armée du pays fonctionnait jusqu’à récemment comme une société autonome au sein de l’État, sans contrôle civil efficace alors qu’elle défendait les institutions juridiques et politiques laïques du pays contre l’essor du pouvoir islamiste.

Pour les observateurs extérieurs, ainsi qu’en Turquie, cette ombre prétorienne semblait anachronique et inutile. Bien qu’elle semble ne l’avoir jamais rendu publique, l’UE a mis en place une commission au début des années 2000 afin d’examiner le rôle de l’armée turque dans la politique du pays, comme me l’a confié un ex-ambassadeur de l’UE en Turquie. Celle-ci a conclu qu’un terme devait être mis à ce rôle politique si la Turquie voulait devenir membre de l’UE.

Cependant, l’armée s’est pliée à l’accession au pouvoir de l’AKP et, grâce à des commandants expérimentés, le coup d’État prévu n’a pas eu lieu. L’échec de ce dernier est en partie dû au fait que, depuis 1990 environ, toutes les franges de l’opinion civile turque sont résolument déterminées à résister à tout coup d’État, un problème que les conspirateurs du 15 juillet ont cru pouvoir surmonter par des tirs à balles réelles sur la foule.

Les forces armées turques se tiennent maintenant à la croisée des chemins, puisque les officiers gülenistes et leurs amis ont disparu

Depuis 2008, le pouvoir des anciens laïcs dans l’armée a été brisé par les arrestations, les procès et l’emprisonnement d’environ 300 officiers, dont 72 généraux. Cela a été organisé par des procureurs et des juges pro-Gülen au moyen, comme cela a été établi par la suite devant le tribunal, de fausses preuves. À la suite de la tentative de coup d’État, certains de ces officiers autrefois emprisonnés ont aujourd’hui été réintégrés à de hautes fonctions.

Peu de gens en dehors de l’armée avait la moindre idée de la façon dont l’armée avait été systématiquement infiltrée depuis 1986 par des adeptes de Gülen. Le gouvernement allègue que la majorité des cadets militaires acceptés dans les écoles des forces armées depuis 2000 étaient des gülenistes qui avaient reçu à l’avance une copie des examens d’entrée, des allégations qui coïncident avec des accusations similaires portées contre les gülenistes dans le système d’entrée à l’université.

Parmi les moyens élaborés par lesquels ils se sont cachés et ont dissimulé leur loyauté envers Gülen figurent la consommation d’alcool comme moyen d’endormir les soupçons et le fait de cacher leurs prières distinctives et leurs autres observances afin de ne pas attirer l’attention sur leur affiliation au Hizmet, le mouvement de Gülen. Pourtant, il est difficile de se défaire de l’impression qu’il y avait une grave négligence de la part du gouvernement et des officiers supérieurs, puisque de nombreux gülenistes semblent avoir été facilement identifiés par leurs camarades officiers.

Comment l’Occident pourrait bouleverser la restructuration de l’armée

Les forces armées turques se tiennent maintenant à la croisée des chemins, puisque les officiers gülenistes et leurs amis ont disparu et 119 généraux et amiraux sont actuellement en garde à vue, soit exactement un tiers de l’effectif total, et près de la moitié ont été renvoyés du poste qu’ils occupaient avant le coup d’État. En outre, 3 000 autres soldats ont été limogés.

La priorité absolue est d’empêcher une autre tentative de coup d’État, mais le second objectif, à plus long terme, est de remplacer la nature pro-OTAN et occidentale des forces armées par une nature plus islamique, en adéquation peut-être avec les aspirations de la Turquie envers une coopération militaire plus étroite avec d’autres pays musulmans sunnites, en particulier l’Arabie saoudite.

Cela était empêché encore récemment non seulement par des restrictions sur l’admission dans l’armée de diplômés des écoles d’imam, mais aussi par la culture militaire de style occidental inculquée par les écoles et les académies militaires qui ont été mises en place à la fin de l’époque ottomane. Les cadets de ces écoles ont été renvoyés et on parle (ce n’est pas encore confirmé) de remplacer les écoles militaires historiques par un accès au corps des officiers par le biais des examens standards de la fonction publique.

Un autre objectif, à plus long terme, est de remplacer la nature pro-OTAN et occidentale des forces armées par une nature plus islamique

L’importante question sous-jacente est l’avenir des liens militaires de la Turquie avec l’OTAN. La dépendance envers l’OTAN peut être diminuée, mais il est peu probable que ce soit sa fin. Cela signifierait l’écriture de nouveaux manuels de formation et la fin d’innombrables procédures de standards militaires et de processus d’approvisionnement, ce qui risquerait d’affaiblir la capacité d’une armée qui est actuellement confrontée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et à l’État islamique (EI) et doit rester vigilante ailleurs.

Cela priverait également la Turquie de sa capacité à demander le soutien de ses alliés de l’OTAN en cas d’attaque : c’est une chose à laquelle un pays vivant dans un voisinage dangereux attache de l’importance.

Mais les législateurs occidentaux pourraient encore bouleverser la situation s’ils se lancent dans de maladroites mesures antiturques comparables à l’embargo sur les armes introduit dans les années 1970 par le Congrès américain. Ceci avait provoqué la première grande fissure dans la relation stratégique turco-occidentale et donné lieu à l’expansion par Ankara de ses propres industries aéronautique, d’armement et électronique militaires.

De nouvelles forces pour un nouveau pays

Nous sommes susceptibles de voir l’émergence de ce qui est essentiellement de nouvelles forces armées turques, rendant directement des comptes à Erdoğan et à son palais présidentiel et avec une nature islamique définie. Un tel changement n’affaiblirait pas nécessairement la capacité militaire du pays pendant très longtemps : avec des forces armées de l’ordre de 620 000 membres, la Turquie peut utiliser les compétences, les ressources et la technologie de ses forces armées existantes pour bâtir leur successeur.

Le défi qu’elle doit relever, ce faisant, serait considérablement moindre que celui de l’Iran quand il a dû reconstruire une nouvelle armée islamique dans les années 1980 après la chute du régime du chah. Et Téhéran a quand même fini par gagner la guerre Iran-Irak et devenir une force militaire régionale efficace.

La Turquie peut utiliser les compétences, les ressources et la technologie de ses forces armées existantes pour bâtir leur successeur

Bien que la Turquie semble actuellement encline à réduire ses engagements militaires internationaux et cherche apparemment à établir de bonnes relations avec la Russie sur la Syrie – et sans doute aussi le président Bachar al-Assad –, cette phase pourrait ne pas durer longtemps une fois que la nouvelle armée sera pleinement opérationnelle, en particulier si les initiatives visant à établir un État kurde en Syrie continuent. Les précédents historiques suggèrent que les nouvelles armées formées après des révolutions avec de nouveaux généraux ont tendance à être fortes et affirmées.

Prises dans ce contexte, les récentes tentatives américaines d’apaiser la colère turque concernant le rôle de Gülen dans la tentative de coup d’État du 15 juillet – comme la récente visite à Ankara du général Joseph Dunford et celle de John Kerry prévue le 24 août – sont peut-être insuffisantes pour reconquérir un allié que les États-Unis ne s’étaient jamais attendus à perdre.

 

David Barchard a travaillé en Turquie en tant que journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire de la Turquie et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une scène d’Istanbul après la tentative de coup d’État du 15 juillet (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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