Armes chimique en Syrie : vers un nouvel ordre mondial barbare ?
Une nouvelle fois, la scène diplomatique bruisse de rumeurs au sujet d’une possible intervention militaire en Syrie des États Unis. Le motif ? Non pas la protection des civils assiégés dans la Ghouta orientale de Damas depuis plusieurs années, massacrés par centaines et dont les images terribles ont récemment déferlé dans les médias.
Une telle intervention serait une réponse aux accusations répétées d'utilisation d'armes chimiques dans la Ghouta, qui auraient, selon le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations unies, causé la mort de deux enfants en 2018.
Ce constat soulève à lui seul de nombreuses questions quant à l’instrumentalisation politique et diplomatique de la question des armes chimiques dans le conflit syrien.
Malgré son faible impact en termes stratégique et militaire au regard de l’équilibre des forces en présence, l’utilisation de ces armes rencontre une résonance globale et un impact politique considérable, constituant une véritable ligne de front entre les États-Unis, la Russie et le reste de la communauté internationale.
À ce titre, l’ensemble des acteurs impliqués dans le conflit syrien tente d’exploiter la question des armes chimiques pour promouvoir ses propres intérêts.
Les nombreux rapports de la Commission internationale indépendante d'enquête sur la Syrie, établie en août 2011 par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, égrènent plusieurs fois par an des violations d’une gravité extrême perpétrées en Syrie devant un parterre de représentants de la communauté internationale.
Dans la chronologie du conflit, l’attaque chimique de la Ghouta en août 2013, qui aurait fait plus de 1 300 morts, apparaît comme un point de rupture majeur
Parmi celles-ci, la Commission a documenté l’utilisation d’armes chimiques – formellement interdites par le droit international humanitaire –, faisant écho aux dizaines d’allégations proférées à l’encontre du gouvernement syrien, du groupe État islamique (EI), mais aussi de groupes djihadistes et des groupes armés d’opposition.
Dans la chronologie du conflit, l’attaque chimique de la Ghouta en août 2013, qui aurait fait plus de 1 300 morts, apparaît comme un point de rupture majeur. C’est le moment où la Russie, bien avant son intervention militaire directe deux ans plus tard, a commencé à initier un changement majeur dans la dynamique du conflit en faveur du régime de Damas, après avoir pourtant franchi la « ligne rouge » posée par le président Obama environ un an plus tôt.
Joute diplomatique
Car ce dernier n'a pas mis à exécution la menace d'une action militaire contre Damas, offrant à Moscou l’initiative diplomatique pour résoudre la crise. Au lendemain de l’attaque chimique d’août 2013, le compromis offert par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov au secrétaire d'État de l'époque John Kerry, consistant en la destruction du stock d’armes chimiques de Damas sous contrôle de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), a permis au gouvernement syrien de se présenter comme un interlocuteur légitime, avec qui il faut dialoguer et négocier.
Ce « deal » a inauguré le début d’une joute diplomatique autour de la question chimique au sein des Nations unies. Après les négociations, suivies de la signature puis de la ratification du traité d’interdiction des armes chimiques par le gouvernement syrien (assorti d’une période probatoire), les conclusions ambiguës d’une mission des Nations unies confiées à l’expert suédois Åke Sellström, le Conseil de sécurité établissait en août 2015 le Mécanisme conjoint d’investigation (JIM).
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Un rapport du JIM aux conclusions accablantes pour le régime syrien, rejeté par la Russie, viendra finalement, fin 2017, mettre un terme à cette série de mesures dilatoires qui ont fini par diluer la question de la protection des civils syriens dans des débats technocratiques et cyniques.
Depuis, la Russie, soutenue par ses alliés, a toujours maintenu la suprématie dans les négociations avec ses rivaux, usant abusivement de son droit de veto pour protéger le régime de Assad tout en martelant son soutien au principe de l’interdiction d’utilisation d’agents chimiques lors de conflits armés.
Ainsi la question humanitaire s’est trouvée reléguée au second plan et les violations du droit international humanitaire se sont succédées en s’amplifiant
Cette manœuvre s’est révélée efficace en ce qu’elle a poussé les puissances engagées sur le terrain syrien à concentrer leurs efforts diplomatiques pour démontrer l’utilisation d’armes chimiques.
De facto, le gouvernement syrien, la Russie et l’Iran ont donc réussi à pousser les puissances occidentales à accepter la continuation de l'usage des armes et tactiques militaires dites « conventionnelles », bien plus létales – et tout aussi illégal au regard du droit international.
Ainsi la question humanitaire s’est trouvée reléguée au second plan et les violations du droit international humanitaire se sont succédées en s’amplifiant, à l’image de la poursuite de sièges moyenâgeux contre les populations civiles, et de la destruction des hôpitaux et des écoles dans les territoires échappant au contrôle gouvernemental à Homs (2014), Daraya et Alep (2016), et jusqu’à ce jour dans la Ghouta de Damas. Une sorte d'anesthésie collective – et une insupportable impuissance –semble s'être progressivement emparée de l’ensemble des États face à la montée en puissance des souffrances des Syriens.
Discréditer l’adversaire
Sur le plan politique et diplomatique, les attaques non conventionnelles semblent servir le régime syrien et ses alliés russe et iranien en ce qu’elles mettent en relief l'inefficacité de la rhétorique américaine et européenne sur « les ligne rouges », mais aussi pour accaparer les efforts diplomatiques des puissance opposées au gouvernement syrien – notamment les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, la Turquie – au détriment d’autres dossiers.
D’autre part, la question est évoquée pour discréditer l'adversaire, comme cela est arrivé récemment avec les accusations irano-russo-iraniennes à la Turquie d'utiliser des armes chimiques contre l’enclave d'Afrin. Le gouvernement syrien, par la voix de son ambassadeur à New York, a régulièrement accusé les groupes armés d’opposition de fomenter de fausses attaques en vue de déclencher une intervention étrangère.
Les puissances engagées contre le régime de Damas semblent se contenter de condamnations parfois assorties de représailles, pour tenter d'exercer des pressions sur la Russie, l'Iran et le gouvernement syrien, sans réellement s'engager sur le plan politique dans le règlement du dossier syrien – comme cela s'est passé en avril 2017 avec les attaques américaines suite au bombardement chimique sur Khan Cheikhoun dans la province de Idleb.
L’opposition syrienne en exil essaie également de mettre à profit la question chimique en tant que levier pour parvenir à un changement de régime. Le Comité syrien des négociations, chargé de négocier avec le gouvernement syrien sous l’égide des Nations unies à Genève, en mettant l'accent sur cette question, a fini par éclipser certaines questions politique cruciales dans la lutte pour parvenir à une « transition » politique en Syrie.
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Reste à savoir pourquoi le facteur chimique semble éclipser totalement l’usage de toutes formes d’armes dites conventionnelles, dont des frappes aériennes bien plus meurtrières sur des quartiers civils...
Une explication consiste à considérer que lorsque le gouvernement syrien utilise des armes conventionnelles, il cherche à démontrer sa force de frappe militaire et qu’il compte gagner la guerre. Parallèlement, en utilisant les armes chimiques, le régime syrien montre à la population syrienne et à la communauté internationale qu’il compte bien aussi gagner la paix : il restera le seul maître du jeu politique et personne ne viendra s’interposer pour sauvegarder la population du règne de ce que le chercheur Michel Seurat désignait de manière visionnaire comme « l’état de barbarie ».
Le jeu diplomatique autour des armes chimiques affaiblit l’ensemble du droit international, et au final dépasse la crise syrienne
Mais le jeu diplomatique autour des armes chimiques affaiblit l’ensemble du droit international, et au final dépasse la crise syrienne. La question chimique ne symbolise pas seulement le franchissement permanent de « la ligne rouge », elle est à la fois le symbole et le moteur d’un relativisme croissant à l'égard des règles du droit international des droits de l’homme et du droit humanitaire, comme une extension de l’État de barbarie dans l’ordre international.
Le droit international humanitaire, constamment et ouvertement bafoué, est considérablement affaibli par le décalage grandissant entre le « droit de la guerre » et la guerre telle qu’elle est pratiquée en Syrie. Cela présage de beaucoup de souffrances pour les Syriens, mais aussi de conflits plus brutaux et meurtriers dans le futur.
- Lorenzo Trombetta est journaliste et chercheur, depuis vingt ans installé dans le Proche-Orient. Spécialisé sur la Syrie contemporaine, il est auteur des monographies et études dédiés à l'histoire de la Syrie. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @TrombettaLorenz
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Photo : Un enfant syrien est mis à l’abri après une attaque chimique dans le village syrien de Khan Cheikhoun (Reuters).
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