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Assez de la « Révolution de jasmin » : les Tunisiens réclament la dignité

Une révolution au nom d’une fleur n’a aucun sens ; comment savoir quand ses objectifs sont atteints ?

Cinq ans après le Printemps arabe, la Tunisie est généralement considérée comme étant le dernier pays dans la région où la vague révolutionnaire de 2011 peut encore engendrer une démocratie durable et la stabilité politique. L’an dernier, le Comité du Prix Nobel de la Paix a célébré une « démocratie pluraliste en Tunisie dans le sillage de la Révolution de jasmin de 2011 ». Pourtant, un odorant bouquet de jasmin n’est pas une métaphore appropriée pour désigner l’opinion populaire en Tunisie.

En effet, la difficile période postrévolutionnaire a été marquée par une économie morose et de multiples actes de terrorisme, notamment l’assassinat d’élus, des attentats contre le personnel militaire et la garde présidentielle et des fusillades ciblant les touristes au Musée du Bardo et dans une station balnéaire de Sousse. Plus récemment, les militants de l’État islamique (EI) n’ont pas réussi à s’emparer de la ville frontalière de Ben Guerdane. Si le terrorisme n’est pas éradiqué, il pourrait compromettre tout ce que la Tunisie a réalisé à ce jour et pourrait très bien porter atteinte à l’avenir du pays.

Alors de quoi a besoin la Tunisie ? Commençons par une stratégie. Cela semble évident, mais c’est précisément le manque de stratégie qui explique pourquoi le gouvernement ne se bat pas efficacement contre l’État islamique. Les appels à organiser un dialogue national sur la lutte contre le terrorisme sont honorables, mais oublient de reconnaître le fait qu’avant même d’envisager une stratégie, le phénomène doit d’abord être compris.

Les récits de djihadistes tunisiens rentrés de Syrie et ceux de leurs amis et familles remettent en cause des idées préconçues. Il est clair que l’endoctrinement religieux lui-même ne peut plus expliquer pourquoi de jeunes hommes et femmes rejoignent l’État islamique.

L’État islamique diffère d’al-Qaïda dans son objectif. L’EI cherche à établir un État et, pour ce faire, l’organisation terroriste a besoin de terres disposant de ressources naturelles, de citoyens et d’une devise nationale. L’État islamique n’a aucun intérêt à éliminer les habitants des territoires dont il s’est emparé car il lui faut des citoyens pour former un état. Mener une guerre et recruter des citoyens, ce double impératif pour l’EI est précisément la raison pour laquelle la réponse sécuritaire ne suffit pas. En tant que nation, nous devons battre l’EI au jeu du recrutement et cela signifie se concentrer sur le rétablissement de la dignité des citoyens. Voilà précisément l’échec de nos gouvernements postrévolutionnaires en Tunisie. Notre nation a bâclé le « recrutement » de ses citoyens dans le but d’investir dans le bien commun ; à l’inverse, l’EI excelle dans ce domaine.

La priorité de la Tunisie dans la lutte contre le terrorisme doit être orientée vers la possibilité d’une vie digne pour ses citoyens ; il se trouve que c’est précisément là l’objectif de la révolution. Les révolutionnaires de 2010-2011 exigeaient la dignité – et non une économie reposant sur la théorie du ruissellement, ni un califat, ni une république laïque – et ont risqué leur vie pour l’obtenir.

Mais la transition démocratique a été récupérée par les dinosaures de la politique, divisés par le discours profondément enraciné de l’islamisme contre la laïcité. Pendant ce temps, les citoyens et surtout les jeunes ont été progressivement écartés d’une conversation qui semblait sans rapport avec l’humiliation d’être jeune, ignoré et, au mieux, sous-utilisé. Les jeunes tunisiens ont acquis la liberté d’expression, mais n’ont pas réussi à gagner une voix politique. En réponse, l’EI leur a offert une voix politique et une arène leur permettant d’utiliser leurs compétences.

Recouvrer la dignité ne dépend pas de perspectives d’emploi, objet d’un dialogue national la semaine dernière. Au contraire, la dignité est conditionnée à la diminution du fardeau de la dette privée, à un accès garanti à l’eau, l’électricité, un logement et aux soins de santé, et surtout, au respect de la nouvelle constitution en faisant progresser les droits et libertés qui y sont énoncés.

Cela signifie que nos élus et les personnes qu’ils nomment sont constitutionnellement tenus d’empêcher un retour aux pratiques de l’ancien régime, comme la torture et les brutalités policières, tout comme ils sont moralement obligés de servir plus que l’élite sociale, les oligarques et les institutions qui les soutiennent. Sur le plan économique, nous ne pouvons pas nous permettre de nous concentrer sur les chiffres de l’emploi au détriment de l’égalité des revenus et de la qualité de vie.

Enfin, il nous faut notre propre récit de la révolution. Cela me laisse perplexe de voir que tant d’observateurs internationaux persistent à appeler notre révolution la « Révolution de jasmin ». Dans un article pour The New Yorker (« Exporting Jihad », publié le 28 mars 2016), Georges Packer mentionne à plusieurs reprises la « Révolution de jasmin » et il déforme même les propos de l’activiste Ons Abdelkarim qui m’a confirmé n’avoir jamais utilisé cette expression dans ses conversations avec lui. Certes, l’expression a été inventée par Zied el-Heni, journaliste tunisien, mais a depuis lors été largement récusée car le symbolisme de la fleur de jasmin évoque les zones côtières touristiques et exclut l’arrière-pays sous-développé, l’incubateur de la révolution tunisienne.

La jeunesse révoltée veut la dignité ; elle n’a pas risqué sa vie dans la révolution afin de vendre des guirlandes de jasmin aux touristes à Sidi Bou Saïd. Une révolution au nom d’une fleur n’a aucun sens ; comment savoir quand ses objectifs sont atteints ?

Contrairement à la terminologie privilégiée par le G7 – Partenariat de Deauville, qui a offert un ensemble empoisonné de réformes néo-libérales intitulé « Plan Jasmin », les objectifs de la révolution tunisienne sont tout à fait clairs : la dignité. Rejetons donc une fois pour toutes les projections de récits romancés qui dépouillent notre révolution de son objet. Disons non au « jasmin » et restons-en au nom qui a été inscrit dans notre nouvelle constitution – Révolution tunisienne de la dignité – pour nous rappeler ce sur quoi nos efforts communs doivent rester concentrés.

- Mabrouka M’Barek est une ancienne élue de l’Assemblée constituante tunisienne (2011-2014). Vous pouvez la suivre sur Twitter : @mabmbarek. Cet article a été initialement publié en anglais sur Tunisia-Live.net.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les forces de sécurité tunisiennes repoussent des manifestants protestant contre le chômage sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, le 9 avril 2016 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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