Au Moyen-Orient, les puissances occidentales ne sauraient se contenter de « manger sans payer »
On fait systématiquement abstraction d'un problème pourtant omniprésent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : le coût énorme d’un défaut de démocratie.
Politiquement et économiquement, la démocratie incarne le système gouvernemental le plus abordable et le plus rationnel jamais atteint par l’humanité. Plus que tout autre régime, la démocratie présente le plus faible coût d'opportunité et les moindres coûts politiques, sociaux et économiques. En 2010 et 2011, les révoltes arabes ont réveillé la problématique séculaire en sommeil dans la région MENA : quel niveau de dévastation ces régimes sont-ils prêts à consentir dans le but d’entraver le processus démocratique ?
Entretenir le statu quo
Peu d’observateurs doutaient des formes que prendraient les réactions initiales des régimes dictatoriaux. On présumait qu’un certain nombre d’acteurs irrationnels de la région MENA – qui avaient, pendant des décennies, balayé d’un revers de main les conseils rationnels des acteurs occidentaux – continueraient à opprimer leur peuple en n’optant pas pour la démocratie.
On s’interrogeait davantage sur la manière dont les acteurs mondiaux et régionaux – pays occidentaux, Turquie et Iran notamment – allaient réagir. Si les puissances occidentales ont longtemps entretenu la survie des régimes dictatoriaux et le statu quo régional, elles n’ont eu de cesse d’exprimer leurs exigences en termes de démocratie et de changement.
Les acteurs occidentaux opposés au changement et à la démocratie au Moyen-Orient n’ont obtenu ni un surcroît d’influence, ni une meilleure protection de leurs intérêts. On peut même affirmer que leur influence s’est plutôt fragilisée
Les révoltes arabes se sont avérées une mise à l’épreuve déterminante. Les dictatures irrationnelles de la région, mais aussi certains acteurs occidentaux présumés rationnels, ont choisi le statu quo plutôt que la démocratie. On aurait pu espérer que les acteurs occidentaux apportent une réponse rationnelle en faveur de l’option la moins coûteuse. Cependant, au mépris de l’économie néoclassique et des théories libérales, ils ont plutôt privilégié l’option absurde.
Ce qui pose deux questions : premièrement, pourquoi ne pas avoir préconisé la voie démocratique, aux coûts moindres sur les plans politique et économique ? Deuxièmement, existe-t-il une approche politique et économique qui supporterait les coûts d'une préférence irrationnelle pour le statu quo et la dictature ?
Un axe irrationnel
La récession politique mondiale et la dissolution du système mondial libéral fournissent la réponse à la première question. La réaction occidentale aux révoltes arabes ne fut pas rationnelle, ni économiquement, ni en termes géopolitiques. Une approche aussi absurde, et son cortège d’incommensurables coûts économiques et de risques accrus pour la sécurité, induit des coûts prohibitifs pour tous les acteurs mondiaux : flambée des prix du pétrole, déferlante migratoire vers l’Occident, populisme galopant, terrorisme exporté dans diverses régions et intensification des dépenses d’armement.
Chaque décision irrationnelle en induit une nouvelle. Difficile de prévoir le coût des décisions prises par un axe irrationnel où l’administration Trump rencontre quelque part le Golfe et Israël.
Cela dit, nous n’avons toujours pas répondu à notre question. Pourquoi une telle absence de choix rationnels au niveau géopolitique, auxquels on pouvait pourtant légitimement s’attendre ? Qui fait obstacle à la « préférence rationnelle pour le moins coûteux » qui, selon l’école réaliste, protège les intérêts des grandes puissances ?
Après tout, les acteurs occidentaux opposés au changement et à la démocratie au Moyen-Orient n’ont obtenu ni un surcroît d’influence, ni une plus grande protection de leurs intérêts. Au contraire, leur influence s’est même fragilisée. C’est pour cette raison que les acteurs occidentaux s’interrogent aujourd’hui davantage sur les modalités de leur sortie de la région ou sur comment éviter la crise, plutôt que sur les moyens de conforter leur présence dans la région.
Violence du coup d’État en Égypte
On ne saurait donc expliquer la position antidémocratique et antichangement de ces acteurs par leur souci de protéger leurs intérêts nationaux ou de maximiser le pouvoir. Il est donc erroné de prédire ou d’espérer un choix rationnel de la part des acteurs qui comptent dans le contexte actuel de récession politique mondiale.
Leurs réactions – malsaines, timorées et de courte vue – au séisme géopolitique qui secoue la région MENA depuis les huit dernières années ne sont pas surprenantes, car ces pays sont aux prises avec leurs propres crises. Pour les acteurs occidentaux qui ont abordé le nouveau millénaire en lançant leur si déraisonnable intervention militaire en Irak, il était en fait juste cohérent, face aux révoltes arabes, de conserver leur traditionnel niveau d’irrationalité.
Au cours de ce processus, la démocratie a été sacrifiée en faveur de positions antichangement et antidémocratiques. Après le violent coup d’État en Égypte, le concept de démocratie a été totalement délaissé par les médias, dans le discours politique et dans le monde universitaire. Plutôt paradoxal, dans la mesure où la « démocratie » dominait au XXe la littérature sur le Moyen-Orient.
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Le déficit démocratique dans le monde islamique et les instabilités politique, économique et sociale qui en découlèrent occupent le cœur de la littérature profondément orientaliste. Les ouvrages, articles et reportages sur « l’islam et la démocratie » ont à eux seuls généré une abondante littérature. Non seulement cette littérature s’est totalement dissoute, mais les discours sur la démocratie ont tourné à la mascarade.
Les mêmes qui, pendant des décennies, se sont interrogés sur la compatibilité de l’islam et de la démocratie se sont soudainement rangés sur la position radicale, laïque et antidémocratique lorsqu’une réelle perspective de gouvernement démocratiquement élu était à portée de main. La période allant du renversement d’un gouvernement démocratiquement élu en Palestine en 2006 au violent coup d’État de 2013 en Égypte fut marquée par un niveau jamais égalé de vandalisme intellectuel, assorti d’une insidieuse islamophobie, à la moindre perspective démocratique dans la région.
Destinée démocratique
À l'exception de quelques rares intellectuels occidentaux, un grand nombre de ceux qui avaient passé la majeure partie de leur vie à prêcher la démocratie au monde islamique du XXe siècle se sont directement ou indirectement alignés sur les États occidentaux et positionnés en faveur du statu quo. Les États et les acteurs civils ont prôné un coûteux statu quo au détriment de la démocratie.
Nous pouvons maintenant essayer de répondre à notre deuxième question. Qui va payer, au prix fort, le ou les ordre(s) actuel(s), qui constituent seulement les coûts alternatifs à la démocratie – et comment ? Autre question : cette attitude, qui ne peut se résoudre à tolérer l’idée même de démocratie – système pourtant moins cher, plus stable et plus durable que le statu quo – procède-t-elle de la moindre rationalité économique ou politique ?
Dans les années à venir, les coûts alternatifs de la démocratie augmenteront de façon exponentielle
La réponse est un non catégorique. Le destin démocratique du Moyen-Orient, rêve aujourd’hui conditionné à un axe allant de la bruyante islamophobie du président américain Donald Trump, à l’évidente myopie russe en passant par un recours abusif aux moyens militaires et à une politique étrangère européenne apolitique. Indubitablement, les coûts alternatifs à la démocratie augmenteront de façon exponentielle dans les années à venir.
Nous sommes en présence d’une approche qui contredit et éclipse les choix rationnels et la théorie des coûts d’opportunité. Si les prétendues rationnelles puissances occidentales comptent compenser leur choix irrationnel en quittant la région, elles devraient le faire en pleine conscience des dangers encourus – car « manger sans payer » ne ferait que jeter de l’huile sur le feu qu’elles ont allumé.
- Taha Özhan est membre du Parlement turc et président de la commission des affaires étrangères. C’est également un universitaire et écrivain. Özhan est titulaire d’un doctorat en politique et relations internationales. Il commente et écrit fréquemment pour les médias internationaux. Son dernier livre s’intitule Turkey and the Crisis of the Sykes-Picot Order (2015). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @TahaOzhan
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Photo : lors des affrontements sur la place Tahrir du Caire en novembre 2011, des manifestants égyptiens s’enfuient après un tir d’une bombe lacrymogène par la police antiémeute positionnée à proximité (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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