Bouteflika et l’armée : la fin de la guerre des vingt ans
Nouvelle étape dans le processus de recentrage du pouvoir en Algérie : lundi, deux des personnalités militaires les plus importantes du pays, le général Tafer, chef des forces terrestres, et le général Lounès, chef des forces aériennes – ont été officiellement mis à la retraite.
Depuis début juillet, Abdelaziz Bouteflika, chef suprême des armées et ministre de la Défense, a remanié la haute hiérarchie militaire en relevant de leurs fonctions une vingtaine de généraux et de généraux-majors dans un des plus spectaculaires épisodes de ce qui aura marqué son règne : la mutation de l’État, d’hydre à deux têtes (présidence-armée) à un système présidentiel fort.
« On est passé d’un schéma ‘’présidence-état-major-services de sécurité’’ à ‘’armée-présidence’’ avec un chef d’état-major qui répète publiquement et dans les conclaves avec ses officiers : ‘’Nous n’obéissons qu’à un seul chef, qui est le chef de l’État’’ »
- Un cadre de l’armée
Une mutation dont les débuts remontent au moins à 2003. Alors qu’une partie du commandement militaire voulait s’opposer frontalement à un deuxième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, ce dernier avait fait alliance avec le DRS (ex-services secrets) en s’appuyant sur le commandant des forces terrestres de l’époque, Ahmed Gaïd Salah, pour évincer une partie de ses opposants avec à leur tête, le chef d’état-major Mohamed Lamari.
Détail important à l’époque déjà : la mise à la retraite ou la mise à l’écart de certains hauts officiers avait été accélérée par des affaires de corruption.
Depuis, il y a eu la mise à la retraite, en septembre 2015, du général Toufik, Mohamed Lamine Mediene de son vrai nom, qui resta pendant vingt-cinq ans patron des services secrets algériens, mélange de police politique et de centrale du renseignement. Puis, en février 2016, après une longue série de démantèlement de ses unités, la dissolution du DRS par décret présidentiel non publiable.
« Depuis qu’il est au palais d’el-Mouradia, Abdelaziz Bouteflika essaie de faire du pouvoir algérien un pouvoir civil », expliquait en 2015 un conseiller de la présidence à Middle East Eye.
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« D’abord parce que fondamentalement, sa vision du pouvoir est celle d’un pouvoir présidentiel fort, à l’image de son mentor Houari Boumediene », analyse un membre du sérail aujourd’hui. « Mais aussi pour mieux se présenter aux yeux de la mouvance islamiste armée qui voulait bénéficier des amnisties partielles comme le garant crédible, celui qui a réussi à neutraliser les janviéristes [généraux impliqués dans l’arrêt du processus électoral en janvier 1992] éradicateurs. »
La réussite de cette stratégique a aussi été permise par trois dynamiques internes à l’armée : « celle du désengagement politique commencé à la fin des années 1980 lorsque l’armée s’est officiellement retirée du comité central du FLN en 1989, celle des nouveaux engagement régionaux (Mali, Libye, Niger), et celle imposée par le nécessaire rattrapage technologique », énumère un cadre de l’armée à MEE. « Il s'agit aussi de fermer la parenthèse des années 1990 qui a poussé l’armée, face à l’effondrement des institutions civiles et face à l’insurrection islamiste, à prendre les choses en mains », fait remarquer un ancien gradé.
Une stratégie personnelle
Aujourd’hui, après avoir dépecé le DRS entre l’armée et la présidence – le nouveau DRS, la Coordination des services de sécurité (CSS) est officiellement rattachée à la présidence et son patron, Bachir Tartag, passé de l’armée au civil – la configuration traditionnelle de l’État algérien a donc changé.
« On est passé d’un schéma ‘’présidence-état-major-services de sécurité’’ à ‘’armée-présidence’’ avec un chef d’état-major qui répète publiquement et dans les conclaves avec ses officiers : ‘’Nous n’obéissons qu’à un seul chef, qui est le chef de l’État’’ », explique le cadre de l’armée.
« La volonté politique de laisser carte-blanche aux enquêteurs est réelle. La question qui se pose est de savoir si, lorsque les affaires arriveront sur le bureau des juges d’instruction, il y aura aussi cette volonté politique de laisser la justice faire son travail »
- Un proche de la présidence
Pour preuve l’incroyable retournement qui a accompagné cette semaine le limogeage du responsable de la Police des frontières de l’aéroport d’Alger. Ce dernier, pour avoir laissé passer le général-major Saïd Bey, mis à la retraite quelques jours avant et frappé d’une procédure d’interdiction de sortie du territoire, a été limogé par le directeur de la police, Mustapha-Lakhdar El Habiri, sur ordre présumé du commandement militaire.
Quelques heures plus tard, la décision était annulée par le ministre de l’Intérieur, Noureddine Bedoui.
« Bedoui a clairement agi sur instruction de la présidence », explique un proche de la présidence à MEE. « C’était un rappel à l’ordre très clair pour les militaires et les responsables civils : les militaires obéissent aux militaires et les civils, aux civils. Ce qui montre bien que le commandement militaire reste aux ordres de l’exécutif. »
Mais, derrière cette version de l’histoire, les événements obéissent aussi à une stratégie personnelle d’Abdelaziz Bouteflika et peut-être aussi et surtout, de ses proches, qui voudraient, alors qu’ils savent le règne du chef de l’État bientôt terminé, laisser l’image d’un présidence propre – ou au mieux, d’une présidence qui aura lutté contre la corruption après deux décennies de scandales financiers aux ramifications internationales.
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Si les enquêtes ont, selon nos sources, été lancées il y a plus d’un an, ciblant particulièrement d’importantes opérations de blanchiment d’argent en Europe, cette campagne a pris le visage d’un présumé trafiquant de drogue. Le 29 mai, 701 kilos de cocaïne ont été saisis à bord d’un navire au début de l’été au large d’Oran (ouest), marquant le coup d’envoi de plusieurs vagues de limogeages dont celui très remarqué du patron de la police et proche du chef de l’État Abdelghani Hamel.
« Le réseau de corruption politique, démantelé dans les semaines qui ont suivi, n’était qu’un petit bout du sommet de l’iceberg », précise une source proche du dossier à MEE. « La volonté politique de laisser carte-blanche aux enquêteurs est réelle. La question qui se pose est de savoir si, lorsque les affaires arriveront sur le bureau des juges d’instruction, il y aura aussi cette volonté politique de laisser la justice faire son travail. »
Des Don Quichotte
Selon nos sources, huit hauts officiers récemment écartés seraient frappés par des mesures d’interdiction de sortie du territoire et auraient vu leurs passeports confisqués sur ordre du parquet militaire. Pour l’instant, rien ne dit que la procédure judiciaire – qui ne concerne pas forcément ces généraux et ces généraux-majors mais parfois des membres de leur famille – ira jusqu’au bout.
« La corruption a de tous temps entaché les structures de l’État, à tous les niveaux y compris dans l’armée », explique un cadre des renseignements à MEE. « Ce n’est pas l’apanage de l’Algérie, regardez ce qui s’est passé avec les frégates de Taïwan en France. Mais quand l’argent sale atteint les centres les plus névralgiques sécuritaires et gouvernementaux, au point d’influer sur la décision, le risque d’effondrement total des appareils est réel.
« Listez tous ceux qui font de l’excès de zèle en appelant à un cinquième mandat et vous aurez la liste des suspects. Par leur témoignage d’allégeance, ils espèrent l’impunité. Mais rien aujourd’hui ne les protègera »
- Un cadre des renseignements
Selon notre interlocuteur les investigations sur de grandes affaires d’enrichissement illégal, de détournements de fonds publics et de fuites des capitaux à l’étranger entament une nouvelle étape et touchera bientôt la sphère économique et politique.
« Listez tous ceux qui font de l’excès de zèle en appelant à un cinquième mandat et vous aurez la liste des suspects. Par leur témoignage d’allégeance, ils espèrent l’impunité. Mais rien aujourd’hui ne les protègera. »
Cette politique a toutefois ses limites : dans un système où quasi toute la société flirte avec l’illégalité et l’informel, parce que les règles du jeu politique et économique ne sont pas claires, chaque opération anticorruption, ne ciblant qu’une catégorie d’acteurs, est par définition elle-même suspecte.
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Les mécanismes judiciaires et légaux de reddition des comptes, à l’instar de la Cour des comptes, se retrouvent paralysés face à un système politique qui refuse toute remise en cause de ses politiques.
« Nous avons souvent l’impression d’être des Don Quichotte qui se battent contre des moulins à vent », admet un cadre de l’État. « Avoir toléré l’expansion de l’informel, les réseaux parallèles de gouvernance, les services rendus par des barons puissants rendent très difficile toute véritable et crédible opération ‘’mains propres’’. »
- Adlène Meddi est écrivain algérien et journaliste pour Middle East Eye. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sorti le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Abdelaziz Bouteflika passe en revue la garde d'honneur à Ghardaïa, à 600 kilomètres au sud d'Alger, le 28 décembre 2008 (AFP).
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