Chars turcs en Syrie : pourquoi Ankara agit ainsi
Plus d’un mois après la tentative de coup d’État du 15 juillet, la Turquie est encore sous le choc du putsch que certains Turcs comparent au 11 septembre 2001 en raison du traumatisme qu’il a créé.
Ce fut donc un choc particulièrement cruel lorsque le pays a subi une autre attaque importante d’une autre direction le week-end dernier. Un kamikaze, qui appartiendrait à l’EI selon les autorités et qui était âgé d’environ 12 ans, s’est fait exploser lors d’une fête de mariage à Gaziantep, ville industrielle du sud-est de la Turquie – et centre de réfugiés syriens.
Au moins 54 personnes sont mortes dans l’explosion, dont 29 jeunes enfants. Le dispositif était similaire à celui utilisé dans les explosions à Suruç et Ankara l’an dernier pour lesquelles des liens avec l’EI ont été établis.
Il semble n’y avoir aucun progrès dans les efforts pour mettre fin aux attaques ou prédire où elles se produiront
Les victimes de l’atrocité perpétrée ce week-end ont été soigneusement choisies. Une grande partie de la population de Gaziantep est turque sur le plan ethnique, mais celles-ci étaient des Kurdes, liés à la gauche pro-kurde, le HDP (Parti démocratique des peuples), qui étaient venus pour l’occasion d’autres provinces telles que Van et Hakkari.
Ces décès portent à 170 le nombre total de victimes, y compris les touristes étrangers et celles à la frontière, tuées par l’EI au cours des douze derniers mois. Bien que les kamikazes aient été identifiés, dans la plupart des cas grâce à leur ADN, et qu’il y ait périodiquement des descentes et des arrestations de membres présumés de l’EI, il semble n’y avoir aucun progrès dans les efforts pour mettre fin aux attaques ou prédire où elles se produiront. La dernière attaque de l’EI en Turquie remonte au 28 juin à l’aéroport étroitement surveillé d’Istanbul, où le groupe a tué 42 personnes.
Pourquoi la Turquie doit regarder au sud de ses frontières pour sa sécurité
Les gauchistes, les groupes kurdes et les touristes occidentaux sont les cibles privilégiées pour l’EI en Turquie. La stratégie du groupe semble consister à dissuader les touristes étrangers, à élargir toujours plus le fossé entre les activistes kurdes et socialistes et l’État, et à accroître l’impression que l’ordre disparaît dans le pays.
L’EI est l’une des quatre organisations terroristes distinctes auxquelles les autorités doivent faire face, les autres étant le mouvement Gülen, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et la gauche radicale marxiste qui, fait unique au Moyen-Orient, existe encore en Turquie.
Aux yeux des responsables turcs, ces adversaires terroristes se mêlent en une entité hostile unique et certains se prennent à imaginer qu’ils sont de connivence les uns avec les autres. Cependant, l’antagonisme entre l’EI et les radicaux nationalistes kurdes majoritairement laïcs est très fort et dépasse les frontières ethniques.
Beaucoup de partisans de l’EI en Turquie sont originaires du sud-est. Il est tout à fait possible que des partisans kurdes de l’EI comptaient parmi ceux qui ont commis l’attentat à la bombe de Gaziantep, plutôt que certains des 400 000 réfugiés syriens vivant aujourd’hui dans la ville aux côtés de son million et demi d’habitants.
Doğu Eroğlu, journaliste écrivant pour le journal Birgün, estime qu’il y a au moins six importants centres de l’EI en Turquie, notamment Istanbul, Ankara et Konya. Il estime le nombre de militants formés à Ankara à 400 et à un millier environ à Konya. La plupart des attentats à ce jour sont le fait des membres de la cellule Adiyaman, qui est l’un des plus petits groupes.
Autrefois, la Turquie et ses conflits internes étaient solidement isolés des événements de l’autre côté de la frontière en Syrie et en Irak, la faisant apparaître telle un îlot de paix relative dans une région turbulente. Mais cette division s’efface. Bien que la limite physique entre la Turquie et la Syrie soit étroitement surveillée – et de nouveaux murs érigés –, le mélange des populations et des conflits entre la Turquie, les Kurdes et l’EI se retrouve de plus en plus des deux côtés de la frontière et les conflits de chaque côté commencent à se répandre d’un côté et de l’autre.
La Turquie et ses conflits internes étaient autrefois solidement isolés des événements de l’autre côté de la frontière en Syrie et en Irak… mais cette division s’efface
Cette réalité complique toute tentative de réaction d’Ankara. Arrêter les cellules de l’EI en Turquie est nettement insuffisant. Afin de riposter contre l’EI, la Turquie doit regarder au sud de sa frontière, là d’où vient le problème. Des journalistes proches de l’AKP ont commencé à signaler mardi qu’une offensive majeure sur Jarablus en Syrie par des rebelles soutenus par la Turquie pourrait être imminente.
Mercredi matin, l’assaut a commencé avec deux heures de bombardement par des avions de chasse turcs, couverts par les forces aériennes des États-Unis et suivis par le passage des chars de l’armée turque en Syrie. C’est la réaction de la Turquie à l’attentat de Gaziantep et aux autres attaques de l’EI.
Lundi matin, le ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Davutoğlu, a déclaré que la région au sud de la frontière « doit être complètement nettoyée des forces de l’EI ». Cela constitue une escalade par rapport à lundi quand les forces turques ont frappé Jarablus, une ville syrienne juste en face de la frontière, avec des tirs de mortier, et également bombardé la zone nord de Manbij, avec son artillerie de longue portée. La réaction de l’EI fut une nouvelle attaque à la roquette sur la ville frontalière turque de Kilis le lendemain matin.
Comment cela affectera-t-il les Kurdes syriens ?
Les frappes transfrontalières de lundi semblent avoir frappé des positions du PYD (Parti de l’union démocratique), la branche syrienne du PKK. Des sources kurdes affirment que des roquettes Katioucha tirées par des soldats turcs ont frappé dix positions affiliées aux Forces démocratiques syriennes à l’extérieur de Manbij lundi soir. Il y a une ironie évidente dans les actions visant à punir les terroristes qui ont assassiné des Kurdes en Turquie en frappant manifestement des cibles kurdes en Syrie, comme celles qui appartiennent à l’EI. Cela s’est produit parce que l’EI n’est pas le seul adversaire que la Turquie voit aujourd’hui dans le nord de la Syrie, ni même, de son point de vue, le plus dangereux.
Néanmoins, de la position stratégique de la Turquie, il a une certaine logique. Pour Ankara, mettre fin aux enclaves autonomes kurdes dans le nord de la Syrie, lesquelles épousent les frontières du sud de la Turquie, avant qu’elles évoluent en un État de fait est sans doute aujourd’hui un objectif stratégique plus important que renverser le président Bachar al-Assad.
La Turquie a indiqué qu’elle pourrait accepter que le président syrien reste durant un processus de paix transitoire
En effet, Ankara et Damas partagent le même engagement à maintenir l’unité territoriale de la Syrie et à prévenir toute sécession. Cette semaine, la Turquie a indiqué qu’elle pourrait accepter que le président syrien reste durant un processus de paix transitoire.
Ainsi, la Turquie pourrait-elle faire des forces d’Assad ses intermédiaire contre les Kurdes ? Les opérations de mercredi à Jarablus semblent indiquer l’inverse – mais cette possibilité ne peut être exclue. Cela peut sembler peu probable après quatre années de tentatives acharnées visant à renverser le dirigeant syrien. Pourtant, la semaine dernière, les forces gouvernementales syriennes ont frappé depuis le sol et les airs des cibles kurdes dans la ville syrienne de Hassaké, au nord-est du pays, rencontrant une farouche résistance kurde. Une sorte de dialogue en coulisses a également lieu apparemment. Des journaux turcs lundi ont publié des informations, certes non confirmées, d’une possible visite secrète à Damas d’un haut fonctionnaire des services de renseignements turcs.
Les dernières opérations pourraient entraîner un changement profond dans la guerre civile syrienne. Cependant, pour les victimes des attentats de l’EI à Gaziantep, Istanbul, Ankara et dans d’autres villes, cela apportera peu de réconfort. Les cellules dormantes sortant de nulle part pour frapper des innocents seront toujours à l’affût.
- David Barchard a travaillé en Turquie en tant que journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire de la Turquie et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un char de l’armée turque en route vers la Syrie dans la ville frontalière turque de Karkamış le 24 août (Bülent Kılıç/AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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