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Comment créer un gouvernement islamique – pas un État islamique

De nombreux États qui se déclarent islamiques suivent en réalité un modèle colonial européen avec quelques ajouts musulmans. Il est temps de repenser ce modèle

À partir de 1947 avec le Pakistan, plusieurs pays du monde moderne se sont identifiés comme des « États islamiques ». Une mutation déformée de cette revendication vient du groupe État islamique, avec sa mission terroriste et son insistance monopolisante à se décrire comme le seul et unique État islamique.

Qu’en est-il d’États islamiques comme le Pakistan et l’Iran ? Suivent-ils un modèle établi pour un gouvernement islamique ? Pas vraiment

Néanmoins, l’État islamique a été rejeté par l’écrasante majorité des musulmans du monde, en raison (entre autres) de son mépris flagrant des règles islamiques établies de la guerre et des traitements violents qu’il inflige à toute personne qui est en désaccord avec lui. Si vous essayez de comprendre les principes du gouvernement islamique, vous pouvez et devez rejeter l’État islamique.

Mais qu’en est-il d’États islamiques comme le Pakistan et l’Iran ? Suivent-ils un modèle établi pour un gouvernement islamique ? Pas vraiment. Ils suivent en réalité un modèle colonial européen avec quelques ajouts musulmans.

Historiquement, les forces européennes ont démantelé les systèmes juridiques et politiques préexistants dans les pays à majorité musulmane et les ont remplacés par des codes juridiques et des systèmes judiciaires basés sur l’État-nation européen.

En Égypte, des policiers et des avocats assistent au procès du président Mohamed Morsi dans un tribunal du Caire, en juin 2016 (AFP)

Aujourd’hui, les pays à majorité musulmane ont des systèmes juridiques (et beaucoup de lois substantielles) qui trouvent leurs origines dans ceux qui ont été mis en place pendant la période coloniale. L’Égypte, l’Iran, le Pakistan, le Nigeria et la Malaisie en sont tous de bons exemples.

Cette transformation a créé un problème fondamental pour toute personne qui s’intéresse à la compréhension du gouvernement islamique.

Siyasa et fiqh

L’État-nation européen est fondé sur l’idée du monisme juridique selon lequel toute loi vient de l’État. Mais les systèmes juridiques musulmans précoloniaux étaient fondés sur le pluralisme juridique, qui accorde de l’espace à la fois au droit étatique et au droit non étatique.

Plus spécifiquement, les systèmes musulmans étaient composés de deux types de loi : (1) la siyasa élaborée par les dirigeants et (2) le fiqh articulé par des érudits religieux. Ensemble, le fiqh et la siyasa constituent un État de droit basé sur la charia. Fonctionnant de manière interdépendante, le fiqh et la siyasa remplissent des rôles différents dans un tel ordre juridique.

Sans distinction claire entre ce qu’est la siyasa et ce qu’est le fiqh, de nombreux pays à majorité musulmane ont créé un régime quasi théocratique

Le fiqh établit des règles et des directives pour vivre une bonne vie de musulman, basée sur des interprétations de l’Écriture musulmane (le Coran et la vie du prophète Mohammed) faites par des érudits religieux. Il existe de multiples écoles de fiqh, parce qu’il existe de multiples érudits du fiqh, appelés fuqaha. Les fuqaha ont reconnu ouvertement la nature faillible de leur travail dans la mesure où aucun humain ne peut prétendre avec certitude avoir compris correctement le message de Dieu.

Ainsi, s’il peut y avoir une seule charia de Dieu, il existe de multiples versions de la charia selon le fiqh, à partir desquelles les musulmans peuvent faire leur choix.

Par exemple, un couple marié qui suit l’école hanafite obtiendrait une réponse différente qu’un couple qui s’adresse à un érudit malikite concernant les motifs juridiques de divorce. Aucune institution musulmane (et encore moins une « Église ») ne peut dicter quelle école un couple devrait suivre.

Fait encore plus significatif : la réponse de l’érudit malikite ou hanafite (appelée fatwa) n’est pas contraignante en soi. Chaque couple pourrait rendre visite à un autre érudit pour recevoir une fatwa différente s’il le souhaite. Et cela se fait entièrement dans la sphère privée. La seule fois où une règle de fiqh est imposée par l’État, c’est lorsque les parties ne peuvent pas résoudre leur conflit avec une simple fatwa et recherchent une résolution de leur question de fiqh imposée par l’État devant un qadi (juge) de l’école de fiqh de leur choix dans un tribunal créé par le dirigeant.

La siyasa est un animal très différent. Il ne s’agit pas de diriger les vies musulmanes. Au contraire, les lois de la siyasa sont créées par les dirigeants d’une société dans le but d’organiser cette société efficacement et en toute sécurité. D’après l’érudition islamique classique et la majeure partie de l’histoire musulmane, le travail d’un dirigeant musulman est de servir le bien public (maslaha amma).

Les lois de la siyasa ont donc inclus des choses telles que les impôts, la réglementation du marché et la sécurité publique – des lois qui sont importantes pour l’ordre public, mais qui ne proviennent pas directement de l’Écriture. Les juges établissent leurs propres tribunaux de siyasa (la shurta, la hisba et les mazalim en sont des exemples) pour juger les conflits découlant de leurs règles de siyasa.

La séparation des pouvoirs

La séparation de la siyasa et du fiqh protégeait les sociétés musulmanes de la théocratie parce qu’elle séparait les gouverneurs des fuqaha. Sachant que le fiqh et la siyasa jouaient différents rôles dans leurs systèmes juridiques, la plupart des dirigeants musulmans travaillaient avec la réalité de ces deux domaines juridiques distincts (et avec la diversité régnant au sein du domaine du fiqh) au lieu de se servir de leur pouvoir politique pour promulguer et imposer une version singulière du fiqh à tout le monde.

Une clé du constitutionnalisme islamique moderne est de comprendre que l’action de l’État pour le bien public est – en soi – soucieuse de la charia

Ainsi, dans ces sociétés, tout individu (y compris les non-musulmans) avait la liberté de choisir de suivre son école religieuse préférée, par exemple pour la répartition appropriée des héritages, les droits maritaux ou les transactions commerciales légitimes. Mais tous, indépendamment de leur affiliation religieuse, devaient suivre les mêmes règles de la siyasa concernant le prix maximal du blé, le traitement des ouvriers ou (pour prendre des exemples modernes) les codes de pratiques environnementales et les lois en matière de circulation routière. Après tout, c’est pour le bien public que nous conduisons tous du même côté de la route.

Les systèmes d’État de droit chariatiques, composés à la fois du fiqh et de la siyasa, permettaient la coexistence de ces deux types de droit complémentaires mais séparés – et les sociétés dans lesquelles ce système prévalait pouvaient prospérer. Il s’agissait de la configuration constitutionnelle de la quasi-totalité des systèmes musulmans jusqu’aux temps modernes – les Abbassides qui régnaient depuis Bagdad, les Fatimides du Caire, les dirigeants andalous dans tout le sud de l’Espagne, les Séfévides d’Ispahan, les Moghols de Delhi et les Ottomans qui trônaient à Istanbul.

À LIRE : La charia va jouer un rôle plus important dans l’avenir de la Syrie

Mais les gouvernements musulmans d’aujourd’hui présentent peu de traces de cette séparation historique du fiqh et de la siyasa. Même les islamistes semblent l’avoir oubliée. C’est pourquoi nous voyons aujourd’hui des projets de « lois chariatiques », comme l’adoption de l’ordonnance Hudood au Pakistan, le maintien agressif de la polygamie dans le code égyptien de la famille et des dispositions selon lesquelles la charia devrait être une (ou parfois « la ») source des lois dans les Constitutions de l’Égypte, de l’Irak, du Koweït, du Soudan, du Yémen, de la Syrie et de l’Afghanistan.

Une « loi unique pour tous »

Dans tous ces efforts fournis dans le but d’« islamiser » leur État, les mouvements politiques musulmans n’ont jamais contesté l’idée d’un État-nation, mais ont simplement tenté à la place de rendre cet État-nation « islamique ».

C’est-à-dire qu’au lieu de se tourner vers l’histoire musulmane pour rechercher des modèles constitutionnels alternatifs, les islamistes renforcent simplement le concept moniste juridique selon lequel le pouvoir étatique donne à la loi son autorité et poussent ensuite les organes législatifs étatiques à être la voix officielle de la charia – généralement en légiférant sur des bribes de règles du fiqh.

Sans surprise, cela les entraîne dans un combat avec les forces laïques qui cherchent à contrôler le même espace législatif. Le monisme légal force tout le monde à lutter pour contrôler ce qui sera la « loi unique pour tous ». Il n’y a pas d’autre option dans un tel système. Quand cette « loi unique » inclut les règles religieuses (fiqh), le potentiel d’oppression théocratique est élevé.

Ce que tout le monde semble ne pas voir, c’est qu’au lieu de rétablir la charia dans leur société, ces efforts législatifs ont altéré la charia en l’injectant dans un modèle de gouvernement moniste basé sur l’État-nation. Sans distinction claire entre ce qu’est la siyasa et ce qu’est le fiqh, de nombreux pays à majorité musulmane ont créé un régime quasi théocratique dans lequel le gouvernement énonce la charia du pays. Pour une religion qui n’a jamais eu d’« Église », c’est un changement dangereux et inadéquat.

Une réforme structurelle

Quelle est la solution ? Contrairement à ce que de nombreuses personnes soutiennent, ce n’est pas une « réforme musulmane ». Et le passage à la laïcité n’est pas le seul moyen de mettre fin à la théocratie.

Nous n’avons pas besoin d’une réforme juridique, mais d’une réforme structurelle : d’une réflexion profonde et créative sur ce qu’est le constitutionnalisme islamique

Un autre moyen est de renouveler la bifurcation des deux domaines juridiques du fiqh et de la siyasa, comme on le voit dans les systèmes juridiques musulmans prémodernes. Non seulement cela libérerait l’État de la loi religieuse, mais cela s’avérerait également plus authentique vis-à-vis de l’héritage musulman que le modèle d’État-nation colonial qui domine aujourd’hui.

Nous n’avons pas besoin d’une réforme juridique, mais d’une réforme structurelle : d’une réflexion profonde et créative sur ce qu’est le constitutionnalisme islamique.

En tant que chercheuse en théorie constitutionnelle comparative, je recherche des thèmes et des principes récurrents à travers les systèmes. Lorsque j’observe les systèmes juridiques et politiques musulmans à travers les siècles et l’espace, je note trois thèmes : (1) une séparation entre la législation étatique (siyasa) et la législation non étatique (fiqh) ; (2) une légitimation de la législation étatique fondée sur le service du bien public ; et (3) le respect des cinq objectifs généraux de la charia (protection de la religion, de la vie, de l’intellect, de la famille et de la propriété) par la siyasa.

À LIRE : L’islam a besoin d’une restauration, pas d’une réforme

Ces trois thèmes, mis à jour pour les sensibilités modernes, devraient former aujourd’hui les éléments fondamentaux de la théorie constitutionnelle islamique moderne. Cette formulation du constitutionnalisme islamique commence par l’appréhension de la charia en tant qu’État de droit holistique plutôt que comme une collection de règles (fiqh). Comme la législation étatique fondée sur le bien public fait elle-même partie d’un système d’État de droit chariatique, cela donne au musulman moyen une alternative, respectueuse de la charia, au désir déplacé de « loi chariatique ».

Le message envoyé aux musulmans qui soutiennent la charia en tant que loi du pays est le suivant : un gouvernement sert la charia même lorsque tout ce qu’il fait est une législation basée sur le bien public. En d’autres termes, une clé du constitutionnalisme islamique moderne est de comprendre que l’action de l’État pour le bien public est – en soi – soucieuse de la charia.

Servir le bien commun

C’est un modèle différent de celui des prétendus « États islamiques » d’aujourd’hui, où l’on pense que la législation du fiqh représente la manière de rendre l’État islamique. C’est plutôt le service du bien public qui représente la première responsabilité islamique d’un gouvernement musulman.

De cette manière, les musulmans peuvent avoir la charia comme loi du pays sans imposer des règles religieuses uniformes à toute une population. Cela repositionne ce que l’on attend communément des gouvernements islamiques. Prendre le concept classique de siyasa au sérieux signifie que la législation faite par les gouvernements des pays à majorité musulmane sert la charia si et seulement si elle cherche à servir le bien public.

Ces pistes ont été manquées jusqu’à présent dans la mesure où les concepts eurocentriques de la loi et du gouvernement dominent actuellement sur le terrain

Étant donné que la plupart des musulmans du monde souhaitent apparemment que la charia soit la loi de leur pays, ce concept de constitutionnalisme islamique signifie qu’ils peuvent abandonner le combat mené contre les forces laïques pour imposer un ensemble uniforme de règles du fiqh à tout le monde. Au lieu de cela, ils peuvent coopérer avec eux pour créer des lois mutuellement bénéfiques qui servent le bien commun.

Le discours public dans un tel système passerait de débats sur la doctrine de la charia à des débats sur ce qui est dans l’intérêt supérieur du public. Et tout le monde – les religieux, les laïcs, les agnostiques – est tout autant qualifié pour participer à cette conversation.

Comment décider de ce qui est dans le bien public ? De manière démocratique, bien entendu. Au cours des siècles passés, les dirigeants musulmans ont revendiqué unilatéralement l’autorité permettant de savoir ce qui servait le bien public ; toutefois, maintenant que la législation démocratique bénéficie d’un soutien généralisé dans le monde (y compris auprès des musulmans), le constitutionnalisme islamique moderne devrait utiliser les institutions démocratiques du domaine de la siyasa/de l’État pour déterminer le bien public, puis légiférer pour y parvenir.

Dans un tel système, les citoyens voteraient, par exemple, sur les lois fiscales, la réglementation du marché, les soins de santé et les services de police, tout en sachant qu’il s’agit d’obligations islamiques de l’État qui peuvent et devraient être accomplies sans référence directe à l’Écriture.

Les citoyens voteraient, par exemple, sur les lois fiscales, la réglementation du marché, les soins de santé et les services de police, tout en sachant qu’il s’agit d’obligations islamiques de l’État

Cela offre de nouvelles solutions aux conflits entre les forces laïques et religieuses dans les pays à majorité musulmane d’aujourd’hui, tels que la prétendue incompatibilité de l’islam avec la démocratie et les conflits présumés entre la charia et les droits de l’homme.

Plutôt que d’accepter la norme constitutionnelle actuelle qui situe toute autorité juridique dans un pouvoir souverain central – et de débattre ensuite quant à savoir si ce pouvoir doit ou non être utilisé pour faire appliquer la charia (et, si oui, quelle version) –, cette vision du constitutionnalisme islamique ouvre de nouvelles pistes pour des gouvernements islamiques – mais non théocratiques.

Malheureusement, ces pistes ont été manquées jusqu’à présent dans la mesure où les concepts eurocentriques de la loi et du gouvernement dominent actuellement sur le terrain. Une fois que nous aurons dépassé cette domination, nous pourrons voir qu’il existe un constitutionnalisme islamique qui n’est ni laïc, ni théocratique – et qui, surtout, n’est pas impossible.

Asifa Quraishi-Landes est professeure associée de droit à la faculté de droit de l’Université du Wisconsin. Spécialisée en droit constitutionnel comparé islamique et américain, elle s’intéresse actuellement à la théorie constitutionnelle islamique moderne. Elle a été nommée chercheuse à la Carnegie Corporation of New York en 2009 et a été lauréate de la Bourse Guggenheim en 2012. Actuellement, elle travaille sur « A New Theory of Islamic Constitutionalism: Not Secular. Not Theocratic. Not Impossible », un projet qui cherche à articuler un nouveau cadre constitutionnel pour les pays à majorité musulmane qui répondra à la fois à l’élan musulman en faveur d’un gouvernement fondé sur la charia et aux préoccupations laïques selon lesquelles un système non théocratique est important pour respecter les droits de l’homme et les droits civiques. Cet article est tiré de recherches présentées dans le cadre du « Governance Programme » développé par l’Institut pour l’étude des civilisations musulmanes de l’Université Aga Khan.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : lecture du Coran entre deux temps de prière dans la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas, en Syrie (Wikicommons).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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