Couscous, capitalisme et néocolonialisme en Tunisie
En mai, alors que je voyageais sur le ferry reliant l’Europe à la Tunisie, j’ai rencontré un Tunisien, la cinquantaine, qui rentrait au pays après un séjour à Ancône, ville italienne du Nord, où il avait travaillé dans une usine de plastique ces quinze ans dernières années.
« Vous verrez, dans dix ans nous importerons des sandwichs d’Italie. Pour faire un sandwich, nous devrons faire venir la farine d’Italie »
- Un fermier tunisien
L’homme avoua qu’il avait souvent éprouvé des doutes à l’idée d’abandonner son village, près de la frontière entre la Tunisie et l’Algérie, pour trouver du travail en Italie, où – contrairement aux idées reçues, a-t-il dit – on trouve rarement une nourriture convenable.
Dans son village, explique-t-il, sa famille cultivait tout ce dont elle avait besoin. Il s’est alors lancé dans une description enthousiaste du processus de fabrication du pain.
Malheureusement pour mon compagnon de voyage ainsi que d’autres habitants mondialisés, cependant, l’ordre économique international actuel voit d’un très mauvais œil toute velléité d’autosuffisance ou d’indépendance agricole.
Dans un tout récent documentaire d’Habib Ayeb, géographe tunisien et universitaire, Couscous : seeds of dignity (Couscous : des semences de dignité), un fermier tunisien déplore en passant : « Vous verrez, dans dix ans nous importerons des sandwichs d’Italie. Pour faire un sandwich, nous devrons faire venir la farine d’Italie. »
Ce film, si admirablement réalisé qu’on est continuellement tenté de prendre des clichés de l'écran, traite des problèmes relatifs à la souveraineté alimentaire en Tunisie, depuis le terrain, du point de vue du petit exploitant agricole, dont les savoir-faire et le lien charnel avec sa terre ont été balayés et violés à chaque tournant par des politiques agricoles entreprenario-capitalistiques conçues pour arracher un profit aussi gigantesque que possible des besoins alimentaires de l’être humain.
Où les herbicides deviennent une catégorie d’aliments
Couscous s’ouvre avec quelques statistiques qui donnent à réfléchir : entre autres, la grande majorité des fermiers tunisiens possèdent moins de dix hectares de terre, alors que 3 % des agriculteurs possèdent 36 % de l’ensemble des surfaces agricoles, et qu’1 % seulement en accapare 22 %.
La grande majorité des fermiers tunisiens possèdent moins de dix hectares de terre, alors que 3 % des agriculteurs possèdent 36 % de l’ensemble des surfaces agricoles et qu’1 % seulement en accaparent 22 %
Les personnes interviewées dans le film ne sont que trop conscientes des menaces potentielles que représente l’approche de l’agriculture par de grosses multinationales. Ils en parlent avec éloquence, humour, et une rage qui n’entame pas leur dignité : ils y révèlent tous les détails d’un panorama où, par exemple, les lucratifs produits alimentaires destinés à l’exportation sont évidemment cultivés aux dépens de la population locale.
Prenons le blé et la pastèque, entre autres cultures tunisiennes. Les fermiers décrivent comment les variétés locales de semence ont été remplacées par d’autres, importées – qui se sont avérées beaucoup moins résistantes aux perturbations climatiques, et inférieures à elles sur de nombreux critères.
Les plaintes concernent les récoltes, médiocres, des produits moins goûteux et d’une valeur nutritive inférieure, et la prolifération de ces semences non renouvelables. Par exemple, les fermiers ne peuvent pas replanter les graines de pastèque, et doivent plutôt continuellement en racheter au fournisseur. De plus, ces cultures présentent une dépendance toxique aux pesticides et aux produits chimiques, eux aussi importés de l’étranger.
Évidemment, les maîtres de l’agrobusiness occidental sont si bien versés dans l’art de la propagande, qu’à lire attentivement la littérature diffusée par, disons, la société américaine de biotechnologies, Monsanto, on risque de repartir convaincu que les herbicides sont un véritable groupe alimentaire.
Colonisation à distance
L’un des personnages particulièrement vivants du film – appelé, ironiquement, Eisenhower – fulmine contre « la stratégie occidentale », conçue pour dominer les marchés et maintenir la Tunisie « toujours sous leur botte ».
Fondamentalement, qu’est-ce que le colonialisme ? Sinon la destruction des traditions autochtones aux fins d’enrichissement des plus riches ?
Eisenhower affirme fièrement n’avoir jamais utilisé un seul « de ces produits chimiques que nous importons et [qui] ont épuisé les sols ». Il pense que l’Occident a en fait « l’intention de tuer notre agriculture ».
Voici comment un autre intervenant décrit la dépendance agricole tunisienne : c’est une sorte de « colonisation » à distance, qui n’oblige même pas les acteurs coloniaux – semenciers et ainsi de suite – à occuper physiquement le pays qu’ils exploitent pour en tirer profit.
Effectivement, qu’est-ce que le colonialisme, fondamentalement ? Sinon la destruction des traditions autochtones aux fins d’enrichissement des plus riches ?
Les néocolonialistes ont beaucoup de chance : il ne manque pas d’entités internationales qui ne demandent pas mieux que de les satisfaire – en Tunisie et ailleurs – car ce qu’elles souhaitent pour leur part, c’est maintenir en place les structures des puissances mondiales et les hiérarchies.
Pour comprendre combien les rapports de force pour le paysan pauvre s’avèrent désastreux, lisons les rapports du physicien écologiste indien, Vandana Shiva. On comprend que « les politiques d’ajustement structurel de la Banque mondiale [BM] ont, en 1998, contraint l’Inde à ouvrir son secteur semencier aux multinationales – Cargill, Monsanto, Syngenta, etc. ».
Cette victoire donna le feu vert néolibéral aux assauts contre les paysages naturels et les petits fermiers locaux, dont beaucoup se sont retrouvés prisonniers de dettes insurmontables. Cela a provoqué une épidémie de suicides, relève Shiva.
Semailles de dignité
Retour en Tunisie : pendant ce temps-là, l’oppression économique a aussi provoqué des suicides – le plus notoire : celui de Mohamed Bouazizi, vendeur de rue, dont l’immolation par le feu en 2010 a déclenché la révolution tunisienne.
Dans Couscous, les fermiers prétendent que l’administration postrévolutionnaire a totalement négligé leurs besoins, favorisant plutôt les gros producteurs, entre autres profiteurs agricoles.
Cas d’espèce : une publication de 2016 postée sur le site Internet des Open Society Foundations évoque les petits exploitants agricoles tunisiens qui dépendent de sources naturelles et de puits. Ils ont été « torpillés par des investisseurs disposant des moyens de forer un plus grand nombre de puits, pour alimenter en eau leurs opérations d’irrigation à grande échelle ». En même temps, « le gouvernement tunisien exempte les grandes exploitations des taxes sur l’eau et l’irrigation », tout en y soumettant les petits exploitants agricoles.
Pour empêcher ces fermiers de sombrer dans le désespoir, cependant, l’organisation américaine USAID (un euphémisme !) se fait un devoir, dans les pays émergents, de toujours accompagner ses machinations en faveur de gros intérêts privés, d’une assistance de façade, qui prétend promouvoir progrès et durabilité.
Voici le sujet actuellement en première page du site internet tunisien d’USAID : bizarrement, c’est un bref rapport datant de 2013, intitulé « l’huile d’olive tunisienne a trouvé un nouveau débouché sur le marché des produits gastronomiques ». Il y est question de onze entreprises tunisiennes de production d’huile, invitées cette année au Salon des produits alimentaires haut de gamme à New York.
Denrées alimentaires de base inabordables
Comme on pouvait s’y attendre, cette prestigieuse manifestation est à l’initiative d’une organisation qui n’est autre qu’USAID elle-même. Après la révolution, indique ce rapport, l’organisation s’est mise à travailler avec des partenaires [tunisiens] locaux sur un large éventail de programmes de développement économique, afin d’apporter des solutions à certaines des causes profondes de la révolution : taux de chômage élevé, manque d’opportunités et obstacles à la croissance économique ».
Mais la présence sur un marché d’exportation de produits gastronomiques ne suffit pas à servir d’antidote à l’inégalité socio-économique. C’est particulièrement évident quand – comme Ayeb me l’a récemment fait remarquer – l’huile d'olive est d’un coût prohibitif pour de nombreuses familles tunisiennes, alors même que c’est un ingrédient essentiel du régime national et que les oliveraies saturent une grande partie du pays.
Au sud de la Tunisie, le litre d’huile d’olive se vend jusqu’à 10 dinars (presque 4 euros) – l’équivalent d’un « bon » salaire quotidien perçu par un ouvrier agricole tunisien, indique Ayeb.
Vers la fin du documentaire d’Ayeb, un chercheur de la Banque tunisienne des gènes propose sa propre interprétation de la souveraineté alimentaire : elle doit inclure le droit du fermier à décider quels produits cultiver et comment. Il ajoute : « Je ne veux pas que mes enfants, mes petits-enfants et les générations futures dépendent d’autres pays, occidentaux ou non, pour choisir ce qu’ils mangent ».
Tout bien considéré, il bien est difficile de semer la dignité en terrain si hostile – et ceux qui s’acharnent encore à essayer méritent d’autant plus le respect.
- Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo. 10 juillet 2010, près de la commune de Kalaat el-Andalous (gouvernorat d’Ariana en Tunisie du Nord : des fermiers tunisiens entassent des sacs de blé. Lors des moissons de 2010, le gouvernement tunisien a signalé une grave pénurie de cet aliment de base (AFP)
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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