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Blocus du Qatar : la guerre de la désinformation dirigée par l’Arabie saoudite n’est que la partie émergée de l’iceberg

Alors que la crise du Golfe entre dans sa quatrième année, tout indique que le pire reste à venir dans la guerre des fake news et de la manipulation qui trouble la région
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à gauche) et l’émir du Qatar Tamim ben Hamad al-Thani (AFP)

Le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte ont imposé un blocus au Qatar, fermant les frontières terrestres, maritimes et aériennes. Cette agression sans précédent a déchiré des familles, violé les droits de l’homme et dissous la confiance entre le Qatar et bon nombre de ses voisins arabes.

La crise a constitué un tournant décisif dans le développement de la guerre de l’information. La diffusion de désinformation et de fake news a été fondamentale dans le passage à une ère post-vérité, où les appels à l’émotion, et non aux faits, sont la principale monnaie politique.

Les trois dernières années nous indiquent que le pire reste à venir.

Prétextes sur les réseaux sociaux

La plupart des crises nécessitent un prétexte. La guerre en Irak dirigée par les États-Unis en 2003 a été vendue en inventant la menace des armes de destruction massive de Saddam Hussein, tandis que la guerre du Vietnam a été lancée autour de l’incident du golfe du Tonkin en 1964, lorsque des navires de guerre nord-vietnamiens ont été accusés d’avoir attaqué un bâtiment de guerre américain.

Ce qui distingue la crise du Qatar, c’est qu’elle a été l’une des premières crises internationales à avoir été initiée autour d’une campagne de piratage et de désinformation orchestrée à l’avance

Les prétextes sont des événements dotés d’un intérêt médiatique et conçus pour susciter l’adhésion du public à des décisions politiques que l’on pourrait autrement considérer comme impopulaires, à l’instar d’une guerre ou d’un blocus. Avant 2017, ces prétextes étaient traditionnellement lancés dans les médias traditionnels que sont la radio, la télévision et les journaux.

Ce qui distingue la crise du Qatar, c’est qu’elle a été l’une des premières crises internationales à avoir été initiée autour d’une campagne de piratage et de désinformation orchestrée à l’avance. Ici, le prétexte était le piratage de l’agence de presse étatique, une initiative inhabituelle mais conçue avec l’objectif de diffamer le Qatar en le présentant comme un pays pro-iranien – un terme destiné à susciter la compassion à Washington sous l’administration du président Donald Trump.

Après ce piratage, des dizaines de milliers de faux comptes ont été déployés pour amplifier les points de vue anti-Qatar et créer l’illusion d’une vague d’hostilité populaire à son encontre. Entre mai 2017 et mai 2020, ces comptes ont continué à encourager des coups d’État, à manipuler des tendances, à calomnier le Qatar en tant qu’acteur belligérant au Moyen-Orient et à brouiller les eaux de la vérité autour de la crise du Golfe.

Trois ans plus tard, pour marquer le troisième Ramadan depuis le blocus, une vaste campagne de désinformation menée par l’Arabie saoudite à l’aide de faux-nez, de trolls et d’influenceurs cooptés a répandu la fausse nouvelle d’« un coup d’État au Qatar ». Même les comptes vérifiés d’un auteur-compositeur-interprète américain et d’un joueur de baseball professionnel ont été piratés pour propager cette désinformation.

Du coronavirus à Black Lives Matter

Bien que Twitter ait sciemment suspendu des milliers de comptes liés à des opérations de désinformation saoudiennes, émiraties et égyptiennes, la guerre de l’information ne montre aucun signe de ralentissement. Au contraire, les régimes du Golfe exploitent de multiples problèmes politiques mondiaux pour forcer la mise en place de programmes nationaux anti-Qatar, anti-Iran et anti-Turquie à travers le monde.

Les régimes du Golfe exploitent de multiples problèmes politiques mondiaux pour forcer la mise en place de programmes nationaux anti-Qatar, anti-Iran et anti-Turquie à travers le monde

L’impact cumulatif de toute cette désinformation est inquiétant. De la Premier League anglaise au coronavirus, peu de problèmes sont épargnés.

Ainsi, ceux qui critiquent l’acquisition en cours du Newcastle United Football Club par le fonds souverain saoudien sont considérés comme « pro-Qatar ». De faux comptes se faisant passer pour des fans britanniques du club de foot ont fait la promotion de contenus anti-Qatar, tentant de présenter l’opposition au rachat de Newcastle comme une question de politique régionale plutôt que comme ce qu’elle est véritablement : une préoccupation légitime liée aux droits de l’homme dans le royaume et au piratage de la chaîne qatarie BeIN Sport dont s’est rendue coupable l’Arabie saoudite.

Une personne se présentant comme un fan de Newcastle a même dénigré Hatice Cengiz, la fiancée du journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi, en l’accusant d’être complice d’une vile tentative qatarie visant à stopper le rachat saoudien.

Un couple assis sur la corniche de Doha, capitale du Qatar (AFP)
Un couple assis sur la corniche de Doha, capitale du Qatar (AFP)

Tous les journalistes sportifs écrivant sur Manchester City, propriété des Émirats arabes unis, tels que Rob Harris de l’Associated Press ou Miguel Delaney de The Independent, se retrouvent de plus en plus souvent accusés de faire la promotion du Qatar et de sympathiser avec le terrorisme. 

L’aspect le plus inquiétant est peut-être que les régimes du Golfe exploitent le pouvoir émotionnel du football pour tenter d’influencer la perception qu’ont les citoyens britanniques des affaires étrangères.

Même la crise actuelle du coronavirus a été politisée. En mars dernier, un réseau de faux comptes a accusé le Qatar de propager le virus en Argentine, tandis que la journaliste Noura al-Moteiri, basée en Arabie saoudite, a propagé des théories du complot sur le coronavirus affirmant que le Qatar avait donné de l’argent à la Chine pour aider au développement de la maladie afin de nuire aux économies saoudienne et émiratie.

Dans le sillage du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd, le soi-disant opposant qatari à l’étranger Khalid al-Hail a pour sa part divulgué un enregistrement de l’ancien Premier ministre du Qatar, Hamad ben Jassim, faisant référence à l’ancien président américain Barack Obama en employant le terme « esclave ». 

Cela cadre avec la campagne liée au blocus, selon laquelle Hamad ben Jassim est la source d’une grande partie du mal dans la région, tout en cherchant à exploiter les émotions des antiracistes qui s’unissent à l’échelle planétaire sous la bannière Black Lives Matter.

Désinformation 4.0

Alors qu’auparavant, les médias numériques amplifiaient les informations des médias traditionnels, au Moyen-Orient, il arrive souvent que les médias traditionnels amplifient la désinformation qui se propage sur les réseaux sociaux. 

Si la propagande plonge ses racines nébuleuses dans les réseaux sociaux, elle bénéficie d’une crédibilité qui fait défaut aux médias contrôlés par l’État

La propagande cesse d’être efficace une fois que les gens savent qu’il s’agit de propagande, mais si cette propagande plonge ses racines nébuleuses dans les réseaux sociaux, elle bénéficie d’une crédibilité qui fait défaut aux médias contrôlés par l’État, dans la mesure où elle semble émerger de manière spontanée de la société civile.

De fait, la portée organique de la désinformation qui émerge ostensiblement sur les réseaux sociaux est facilitée par certains médias autrefois réputés. 

Le Saudi Research and Marketing Group, une organisation étroitement liée au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS), a récemment conclu un accord avec le journal britannique The Independant pour gérer des sites d’information en arabe, persan, ourdou et turc sous la marque Indy.

Au cours de la récente campagne de désinformation sur le « coup d’État au Qatar », Indy Arabia a publié des articles qui embrassaient sans recul critique la désinformation liée à ce faux événement, citant des comptes qui ont ensuite été suspendus par Twitter.

La partie émergée de l’iceberg

Mais qui crée finalement ces faux messages organiques sur les réseaux sociaux ? Nous ne le savons pas toujours. Cependant, selon The Guardian, certaines entreprises britanniques à la réputation superficielle, disposant de luxueux bureaux dans le quartier londonien de Mayfair, mènent des opérations de désinformation populaire planifiée (astroturfing) et créent de faux comptes pour redorer la réputation de MBS.

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Et il s’agit probablement de la partie émergée de l’iceberg.

Dans le Golfe, le pouvoir croissant de Mohammed ben Salmane et du prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed, associé au peu de respect de Trump pour la vérité, les institutions internationales et les droits de l’homme, ont créé un environnement fébrile propice à la désinformation. La crise du Golfe fait partie intégrante de cela, tandis que les pays pratiquant le blocus rejettent toute critique qui leur est adressée comme étant le résultat d’une campagne mise en place par le Qatar en tant que « soutien du terrorisme ».

Alors que les fakes de haute qualité sont partout, que le complexe industriel de la désinformation ne cesse de croître et que la vérité est devenue un concept dévalorisé par de nombreux régimes à travers le monde, la prochaine étape de la guerre de la désinformation s’annonce catastrophique.

Marc Owen Jones est professeur adjoint d’études du Moyen-Orient et d’humanités numériques à la faculté de sciences humaines et sociales de l’Université Hamad ben Khalifa (HBKU), au Qatar. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @marcowenjones.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Marc Owen Jones is an Associate Professor of Middle East Studies at HBKU, and a Senior Non Resident Fellow at Democracy for the Arab World Now and the Middle East Council for Global Affairs
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