Pourquoi l’armée de bots de l’Arabie saoudite continue-t-elle de prospérer sur Twitter ?
L’un des plus anciens et plus prolifiques réseau de désinformation du Moyen-Orient se porte à merveille sur Twitter – et personne ne semble savoir pourquoi.
Diavolo, un réseau qui promeut principalement des contenus liés à la chaîne d’information par satellite conservatrice Saudi 24 et ses sœurs, est responsable entre autres choses de la propagation de discours de haine sectaire, d’antisémitisme et de théories du complot à propos du journaliste assassiné Jamal Khashoggi.
Un effort étroitement coordonné
Il suffit de chercher un hashtag en lien avec un pays du Moyen-Orient sur Twitter pour tomber sur l’un de ces bots. Généralement, leur contenu est composé de copier-coller et d’une vidéo arborant le logo distinctif de Saudi 24 dans le coin inférieur droit.
Les profils associés sont conçus pour avoir l’air assez plausible, les photos de profil montrent souvent des personnes réelles. Bien que le nombre exact soit difficile à établir, mon analyse suggère que le réseau pourrait vraisemblablement compter jusqu’à 3 700 comptes automatisés ou semi-automatisés.
Deux échantillons ont été utilisés pour cette étude. Tous deux ont été générés en téléchargeant environ 20 000 tweets contenant l’expression محلل قناة"24" (analyste Saudi 24), une expression couramment utilisée par le réseau de bots.
Les similarités au niveau de la date de création du compte, la plateforme utilisée, le nombre d’abonnés et le contenu partagé par ces comptes sont autant de facteurs servant à déterminer si oui ou non le compte peut être identifié comme suspect. La taille réelle de ce réseau de bots est probablement plus grande, mais cette méthode d’échantillonnage produit des données contenant le moins possible de faux-positifs.
Le réseau est en constante activité, produisant jusqu’à 2 500 tweets par jour
Une analyse des comptes, basée sur les mots couramment répétés au sein du réseau, suggère un effort étroitement coordonné.
En moyenne, 34 nouveaux comptes Twitter sont créés chaque mois depuis 2009, mais on constate occasionnellement des pics. En mai 2016, 335 comptes au total ont été créés et en novembre dernier, on en dénombrait 382. Si ces comptes appartenaient à de « vrais utilisateurs », on s’attendrait à une distribution plus égale des dates de création.
Alors que certains réseaux de bots ne sont actifs que de façon sporadique, ce réseau est en constante activité, produisant jusqu’à 2 500 tweets par jour.
Tendances
En ce qui concerne les sujets, le réseau se concentre systématiquement sur les questions liées à l’Iran, à la Turquie et au Qatar. Selon mon analyse, environ un tiers de tous les tweets durant la troisième semaine de janvier contenait le hashtag #Iran tandis que #Turquie, #Qatar et #Saoudien revenaient dans environ 17 % des cas.
En 2016, le réseau Saudi 24 était impliqué dans la propagation de discours de haine contre les chiites en arabe. Ce n’est peut-être pas surprenant, étant donné qu’une entité lui étant lié était Safavid Plan, une chaîne dédiée à la promotion d’informations et de théories du complot anti-iraniennes. Après avoir reçu des plaintes, Twitter a suspendu 1 800 comptes, mais le réseau était alors bien plus vaste et cela n’a pas perturbé grandement ses activités. À l’époque, j’estimais que le réseau impliquait des dizaines de milliers de comptes.
Bien que le réseau ait subi plusieurs purges depuis lors, il se porte toujours bien, diffusant la propagande et la désinformation pro-saoudiennes.
Le réseau saute également sur les tendances, en particulier lorsqu’il cherche à défendre l’Arabie saoudite contre les critiques.
En 2018, Diavolo a été très actif dans la propagation de théories du complot aujourd’hui discréditées à propos de l’implication de la Turquie dans le meurtre de Khashoggi. À la date anniversaire de ce crime en octobre dernier, le réseau a spammé le hashtag #JamalKhashoggi avec des vidéos promouvant des entreprises saoudiennes, au moment où l’introduction en bourse d’Aramco faisait les gros titres.
Et lorsqu’un soldat saoudien a tiré sur du personnel américain en Floride et abattu trois militaires, le réseau de bots Saudi 24 a spammé le hashtag #floridashooting avec des messages relatifs au soutien saoudien à la lutte contre le terrorisme.
Le réseau sert principalement à la diffusion, et les comptes n’ont pas tendance à interagir les uns avec les autres. Le chercheur Bill Marczak et moi-même l’avons identifié en 2016 après avoir suivi une piste constituée de miettes de métadonnées.
Diavolo, qui signifie « diable » en italien, était le nom d’un logiciel utilisé pour automatiser les tweets via l’application TweetDeck.
Angle mort de Twitter
Étant donné les purges très médiatisées de comptes arabes propageant du « spam politique » depuis les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite par Twitter, il semble incroyable que ce réseau soit toujours actif.
S’il est difficile de quantifier son impact, les vidéos partagées sur Twitter sont fréquemment visionnées des milliers de fois. Néanmoins, il est vraisemblablement coupable de manipulation de la plateforme, ce que définit Twitter « comme l’utilisation de Twitter pour des actions effectuées en masse, ou de manière agressive ou trompeuse, qui induisent les utilisateurs en erreur et/ou perturbent leur expérience », ce qui peut inclure le spam, l’utilisation malveillante de bots ou les faux comptes.
La manipulation de [Twitter] restera probablement une forme de contrôle acceptée tacitement au Moyen-Orient
L’existence de ce réseau soulève des questions sur l’angle mort manifeste de Twitter en ce qui concerne l’instrumentalisation de la plateforme en lien avec l’Arabie saoudite. Des taupes saoudiennes qui avaient infiltré Twitter ont récemment été inculpées par le gouvernement américain pour espionnage en faveur de Riyad.
Pourtant, même après que Twitter a appris cette violation, le PDG Jack Dorsey a rencontré le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane.
Twitter n’a pas non plus su expliquer de manière satisfaisante pourquoi il a dissimulé les archives de Saoud al-Qahtani, un ancien conseiller royal dont le compte a été suspendu pour manipulation de la plateforme.
Malgré les récentes purges de Twitter, sans vérification appropriée des comptes et transparence autour des relations particulières de la plateforme avec certains pays – ainsi que les conditions qu’imposent ces pays à Twitter pour pouvoir opérer –, la manipulation du réseau social restera probablement une forme de contrôle acceptée tacitement au Moyen-Orient.
- Marc Owen Jones est professeur adjoint d’études du Moyen-Orient et d’humanités numériques à la faculté de sciences humaines et sociales de l’Université Hamad ben Khalifa (HBKU), au Qatar. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @marcowenjones.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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