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À quel point Twitter aime-t-il les dictateurs ?

Bien qu’il soit exagéré de dire que Twitter « aime les dictateurs » de manière universelle, il y a certainement quelques affaires louches en cours
Silhouettes de personnes tenant des téléphones portables devant un fond avec le logo de Twitter (Reuters)

Le 2 octobre, la star de cinéma égyptienne et activiste politique Amr Waked a tweeté son opinion selon laquelle Twitter et son PDG Jack Dorsey « devraient enquêter sur leur gestion et le comportement de @TwitterMENA@ qui aime les dictateurs », une référence à ce que Twitter définit comme « le compte Twitter officiel pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ».

Waked a poursuivi : « Pourquoi laissent-ils actifs les évidents bots des dictateurs et suspendent-ils les militants anti-dictateurs [ ?] »

Cette question semble légitime à la lumière des signalements d’une répression sur Twitter des détracteurs du régime du président Abdel Fattah al-Sissi, qui a « réagi drastiquement », comme d’habitude, aux récentes manifestations à travers le pays et une fois de plus montré son penchant pour les arrestations arbitraires de masse.

Waked lui-même a annoncé en mars qu’il avait été condamné par contumace à huit ans de prison pour « insulte aux institutions de l’État ». Middle East Eye a rapporté qu’il faisait en outre « face à de nouvelles accusations » pour un tweet contre la peine de mort – clairement un crime beaucoup plus grave que, vous savez, l’exécution frénétique de gens.

Mais à une époque où les réseaux sociaux sont malheureusement au centre de – et parfois un substitut à – la vie elle-même, à quel point Twitter aime-t-il les dictateurs ? Plus largement, Twitter s’est-il volontairement politisé ou essaie-t-il simplement de trouver son chemin au petit bonheur la chance dans un monde numérique chaotique et souvent impossible à réguler ?

Intégrité du site

Selon un billet de blog publié au mois de juin par le responsable de l’intégrité du site chez Twitter au sujet des suppressions et suspensions de compte, « l’équipe Intégrité du site se consacre à l’identification et à l’enquête sur les soupçons de manipulations de la plateforme sur Twitter », en mettant l’accent sur les « opérations d’information soutenues par des États ».

Traduction : « Si on découvre que @TwitterMENA a violé la @Policyde @Twitter, seront-ils suspendus ou supprimés ? »

Ces « activités coordonnées et soutenues par des États » sont particulièrement préoccupantes, nous dit-on, sur le plan de la « transparence » et de la sensibilisation du public : « Nous croyons que les personnes et les organisations qui ont les avantages du pouvoir institutionnel et qui abusent consciemment de notre service ne font pas avancer un discours sain, mais s’emploient activement à le saper ».

Twitter s’est-il volontairement politisé ou essaie-t-il simplement de trouver son chemin au petit bonheur la chance dans un monde numérique chaotique et souvent impossible à réguler ?

Peu importe que la suspension des comptes appartenant à des dissidents politiques devrait elle-même être techniquement qualifiée d’« opération d’information soutenue par un État » – ou que Twitter puisse être considéré comme possédant son propre et unique « pouvoir institutionnel ».

Ce billet de blog a mis en évidence la dernière publication par Twitter d’ensembles de données contenant des « tweets et médias associés à des opérations connues d’information soutenues par des États sur Twitter », une politique de divulgation que la société a entreprise en octobre 2018 et qui a à ce jour impliqué la publication de cinq ensembles de données distincts.

La publication de juin consistait en une archive de comptes supprimés et suspendus en Iran, Russie et Venezuela. On y retrouvait aussi 130 comptes espagnols qui auraient été « principalement impliqués dans la diffusion de contenu sur le référendum catalan », l’une des bêtes noires de l’extrême droite espagnole.

Les comptes iraniens ont été accusés de tweeter « des informations mondiales, souvent sous un angle avantageux pour les visées diplomatiques et géostratégiques de l’État iranien » – un cas clair de « manipulation de la plateforme ».

Des messages à caractère politique

Au-delà du fait que le ciblage par Twitter de l’Iran, de la Russie et du Venezuela semble être suspicieusement compatible avec les visées diplomatiques et géostratégiques des États-Unis, où placer la limite en matière de messages à caractère politique ?

Pourquoi est-il super chouette de tweeter l’intervention de John Bolton dans le New York Times en faveur du bombardement de l’Iran – ou que le compte Twitter de l’armée israélienne débite des justifications au massacre des Arabes ? 

Une employée de Twitter travaille sur un ordinateur au siège de l’entreprise à San Francisco, États-Unis (Reuters)
Une employée de Twitter travaille sur un ordinateur au siège de l’entreprise à San Francisco, États-Unis (Reuters)

Au fait, l’existence tout entière sur Twitter du président américain ne pourrait-elle pas être qualifiée de scandaleuse « manipulation de la plateforme » ?

En ce qui concerne d’autres phénomènes liés à Twitter impliquant des « opérations d’information soutenues par des États », il vaut la peine de revenir sur la récente révélation par Middle East Eye que « le responsable éditorial de Twitter pour la région MENA est un soldat d’une unité britannique de guerre psychologique ».

L’article précise que Twitter « a refusé de répondre aux questions sur les fonctions de son cadre dans l’armée britannique ».

Voilà pour la « transparence » et autres choses du genre.

Comptes supprimés

J’ai moi-même contacté Twitter, ainsi que le responsable de l’intégrité du site, pour une réaction aux allégations de Waked, mais au moment de la rédaction, je n’avais pas encore reçu de réponse. Peut-être qu’ils n’étaient pas en ligne.

Curieusement, le 20 septembre – le jour même où des manifestations antigouvernementales ont éclaté en Égypte –, Twitter a publié ses derniers ensembles de données, qui, au moins à un niveau superficiel, semblaient indiquer que l’entreprise s’engageait dans plus d’égalité des chances au niveau du ciblage de comptes.

L’existence tout entière sur Twitter du président américain ne pourrait-elle pas être qualifiée de scandaleuse « manipulation de la plateforme » ?

Parmi les comptes touchés au Moyen-Orient figuraient 4 248 comptes localisés aux Émirats arabes unis (EAU), 271 aux EAU/Égypte et six en Arabie saoudite. 

Un billet de blog officiel de @TwitterSafety – réitérant que « la transparence et l’ouverture sont des valeurs profondément ancrées au cœur de Twitter » – a brièvement détaillé les transgressions des comptes supprimés.

Les comptes des EAU/Égypte auraient mené une « opération d’information à multiples facettes visant principalement le Qatar et d’autres pays comme l’Iran. En outre, ils amplifiaient les messages soutenant le gouvernement saoudien », entité synonyme d’éradication brutale des droits de l’homme.

Le compte de l’ancien conseiller saoudien Saud al-Qahtani a été suspendu séparément « pour violation de notre politique en matière de manipulation de la plateforme », bien que son compte n’ait « pas été inclus dans les archives divulguées aujourd’hui ».

C’est le même al-Qahtani qui, en plus d’être impliqué dans le meurtre en octobre 2018 du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, supervisait auparavant une ferme à trolls sur Twitter à Riyad qui œuvrait à « étouffer la voix de dissidents comme Khashoggi », comme l’avait révélé le New York Times peu de temps après le meurtre du journaliste.

Suppression des tendances

Qu’il ait fallu près d’un an à Twitter pour suspendre le compte d’al-Qahtani est pour le moins déconcertant, surtout compte tenu de son « activité soutenue par l’État » plutôt meurtrière.

Au Washington Post, Marc Owen Jones, professeur adjoint d’études sur le Moyen-Orient et de sciences humaines numériques à l’Université Hamad bin Khalifa du Qatar, a émis l’hypothèse que Twitter exploitait peut-être le premier anniversaire de la mort de Khashoggi afin « d’apparaître proactif dans la lutte contre les opérations d’information ».

Traduction : « Twitter a temporairement suspendu le compte d’Ahdaf Soueif (@asoueif). Ahdaf est une célèbre romancière, commentatrice politique et culturel et lauréate du prix Man Booker et, jusqu’à sa démission récente, une membre du conseil d’administration du @BritishMuseum. Les critiques en Égypte sont ciblés et réduits au silence. Inquiétant https://twitter.com/tekaldas/status/1180628286680027136 … »

« Depuis des semaines, @TwitterMENA restreint et suspend les comptes des activistes et critiques égyptiens. Il soutient activement le travail des dirigeants autoritaires de l’Égypte. @Jack [Dorsey, PDG de] @Twitter doit vérifier les actions du personnel et mettre fin immédiatement à cette situation. @asoueif est une voix courageuse en Égypte. »

Le responsable éditorial de Twitter pour la région MENA est un soldat d’une unité britannique de guerre psychologique
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En effet, écrit Owen Jones, « l’Arabie saoudite a rarement été publiquement réprimandée par Twitter », en dépit de sa « réputation de comportement malveillant ». Dans un long fil sur Twitter, il a relayé quelques conclusions de ses propres recherches, comme celle indiquant que, dans le mois suivant le meurtre de Khashoggi, « c’est en Arabie saoudite que son nom est apparu le moins dans les tendances, de loin. Malgré cela, la majorité des tweets utilisant le hashtag #Jamal_Khashoggi étaient pro-saoudiens, et avec des emplacements d’utilisateurs en Arabie saoudite elle-même ! »

Notant que la « suppression des tendances » ne se produit pas nécessairement avec la complicité de Twitter, Jones a fait allusion à une autre partie potentiellement essentielle de l’équation : l’Arabie saoudite est « l’un des plus grands actionnaires de Twitter ». En 2015, le prince saoudien Alwaleed ben Talal est devenu le deuxième actionnaire de Twitter, dépossédant le PDG de la société Dorsey.

Comme on le voit clairement dans d’autres secteurs de la dystopie actuellement formée par le monde de l’entreprise et le capitalisme, le profit et la répression vont souvent de pair – il suffit de penser à l’industrie américaine de l’armement. Et bien qu’il soit exagéré de dire que Twitter « aime les dictateurs » de manière universelle, il y a certainement quelques affaires louches en cours.

À tout le moins, cela nous donnera à tous plus de matière à tweeter.

- Belen Fernandez est l’auteure de Exile: Rejecting America and Finding the World et de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work. Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Belen Fernandez is the author of Exile: Rejecting America and Finding the World and The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work. She is a contributing editor at Jacobin magazine.
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