Comment Facebook nuit à la liberté d’expression en Égypte sept ans après la révolution
Middle East Eye est en mesure de révéler que sept ans après avoir contribué à lancer les soulèvements qui ont entraîné la chute du dirigeant de longue date Hosni Moubarak en Égypte, Facebook est en train d’éteindre l’activisme égyptien en ligne.
Le réseau social a été salué comme un facteur crucial des soulèvements – également décrits comme la « révolution Facebook » – qui ont commencé le 25 janvier 2011 et attiré dans les rues des dizaines de milliers d’Égyptiens qui ont bouleversé la trajectoire de leur pays.
Des activistes de l’opposition égyptienne de tous horizons et de toutes tendances politiques ont néanmoins confié à MEE qu’au cours de l’année écoulée, la société avait régulièrement interdit leurs pages et interrompu leurs diffusions en direct après que des trolls avaient signalé leurs publications à plusieurs reprises.
Sawsan Gharib est agent immobilier au Texas et porte-parole américaine du mouvement égyptien du 6 avril, qui a été influent au cours des soulèvements qui ont entraîné l’éviction de Moubarak. « Je ne peux pas communiquer avec les autres activistes, a-t-elle indiqué. Je ne peux pas communiquer avec les gens. »
Gharib a déclaré que sa page personnelle avait été fermée à plus de six reprises au cours de l’année écoulée. Une seconde page qu’elle a créée en raison des problèmes avec la première a également été interdite à plusieurs reprises.
L’une des pages Facebook du mouvement du 6 avril – appelée « Mubasher 6 April », ou « 6 avril direct » –, où le mouvement partageait des actualités, des photos et des vidéos, a également été supprimée en juillet dernier. Le mouvement a depuis ouvert une autre page, mais tout le contenu publié sur la page d’origine a aujourd’hui disparu. « Tout a été perdu », a déploré Gharib.
Selon elle, des trolls pro-gouvernementaux ont visé des activistes et des mouvements comme le sien dans le but de les réduire au silence. Elle apparaît régulièrement sur des chaînes de télévision turques et égyptiennes pour s’exprimer contre le gouvernement et partager ses opinions en argot égyptien, attirant près de 7 000 abonnés. « Un sans-abri peut me comprendre », a-t-elle expliqué.
« Je ne peux pas communiquer avec les autres activistes. Je ne peux pas communiquer avec les gens […] J’ai peur d’être bannie à vie la prochaine fois »
– Sawsan Gharib, porte-parole américaine du mouvement du 6 avril
Sawsan Gharib fait également partie des administrateurs de plusieurs pages Facebook du 6 avril. Lorsqu’elle est bannie, elle n’est pas seulement déconnectée de ses amis et de sa famille, mais elle se retrouve également dans l’incapacité de gérer la page du mouvement et de s’organiser efficacement avec les autres activistes.
« [Les trolls] essaient de nous lier les mains et de nous empêcher de faire quoi que ce soit, a-t-elle affirmé. J’ai peur d’être bannie à vie la prochaine fois. »
Bien qu’ils aient tenté plusieurs fois de contacter Facebook, ni Sawsan, ni aucun des activistes interrogés par MEE n’ont reçu autre chose qu’une réponse automatique de la part de la société.
Ils ne comprennent toujours pas pourquoi leurs messages ont enfreint les termes et conditions du géant du web, ni ce qu’ils peuvent faire pour empêcher l’interdiction de leurs pages.
Par le biais d’une société de relations publiques engagée par Facebook, MEE a envoyé au réseau social une liste des activistes dont les pages ont été interdites (avec leur approbation) et invité la firme à formuler des commentaires, sans toutefois obtenir de réponse avant la publication de cet article.
Les défaillances de Facebook
Une des raisons majeures de ces interdictions est une question d’échelle. Depuis son lancement en février 2004, la plateforme, appelée initialement « The Facebook », a connu une croissance exponentielle.
La société est bien consciente du problème, ont déclaré des experts à MEE, mais n’a pas investi suffisamment pour s’assurer que la modération du contenu soit proportionnelle à sa croissance au cours des quatorze dernières années (jusqu’à accueillir plus de deux milliards d’utilisateurs), en particulier dans les langues autres que l’anglais.
Les difficultés rencontrées par des activistes arabes interviennent alors que Facebook fait la promotion des efforts qu’il déploie à la demande des gouvernements dans le but de fermer les pages gérées par des « extrémistes » et se montre de plus en plus enclin à supprimer des pages pour pouvoir poursuivre son activité dans des pays comme Israël et le Vietnam.
Ces mesures – dans le cadre desquelles s’inscrit la décision récente de fermer la page du dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov – ont conduit certains à accuser la politique de Facebook d’opacité et de subjectivité. Comme l’ont écrit Julia Angwin et Hannes Grassegger sur le site ProPublica, la société pourrait bien mener l’un des projets de censure les moins surveillés et les plus importants de l’histoire.
Cela n’est guère rassurant pour les activistes égyptiens qui constatent que la plateforme, autrefois symbole de liberté d’expression et leur meilleur moyen de s’exprimer, s’est transformée en un champ de bataille contrôlé par des entreprises et sur lequel ils perdent.
« En Égypte, Facebook est le moyen de communication le plus important, sinon le seul, qui échappe en théorie à l’emprise du gouvernement », a expliqué Mohamed Okda, conseiller politique égyptien et commentateur dans les médias. Okda a expliqué avoir commencé à remarquer les interdictions croissantes des pages d’activistes au printemps dernier ; selon lui, plusieurs milliers d’activistes ont peut-être été affectés.
« Je trouve affligeant que Facebook, une plateforme qui est censée nous connecter, se serve de son monopole du pouvoir pour nous faire taire », a-t-il déclaré.
« Il suffit de lui donner Internet »
Nombreux sont ceux qui identifient le lancement de la page Facebook « Kolona Khaled Said » – ou « Nous sommes tous Khaled Saïd » – comme un moment clé qui a galvanisé les soulèvements qui ont suivi.
Wael Ghonim, alors directeur marketing chez Google à Dubaï, l’a lancée en juin 2010 après que la police égyptienne a traîné d’un cybercafé Khaled Saïd, un blogueur de 28 ans, avant de le battre à mort devant chez lui, de l’autre côté de la rue.
« Aujourd’hui, ils ont tué Khaled, a écrit Ghonim sur la page. Si je n’agis pas en son nom, demain, ils me tueront. »
La page a donné lieu à des protestations, qui ont à leur tour cédé la place à un soulèvement. Et si des experts et des activistes ont depuis remis en question l’importance du rôle des réseaux sociaux dans les révoltes régionales, leur pouvoir en tant qu’outils de mobilisation lors de protestations était désormais bien visible.
« Si vous voulez libérer une société, il suffit de lui donner Internet », a déclaré Ghonim à CNN le 11 février 2011, le jour de la démission de Moubarak.
« Internet nous aide à participer à la guerre des médias, qui est dans l’absolu une guerre que le gouvernement égyptien – le régime égyptien – a très bien su livrer en 1970, 1980 et 1990. Lorsqu’Internet est arrivé, il n’a vraiment pas pu le faire. »
Pour de nombreux Égyptiens, en particulier des activistes, Facebook est devenu – et demeure – un moyen de communication essentiel, dont ils constituent 23 % des utilisateurs de la région, selon un rapport réalisé en 2017 par la Mohammed Bin Rashed School of Government de Dubaï.
Les manifestations non autorisées par la police étaient interdites depuis novembre 2013. Une répression croissante visait également les médias. Les réseaux sociaux offraient donc une plateforme aux Égyptiens pour se connecter, se procurer des informations qu’ils ne pouvaient obtenir ailleurs et, dans le cas de Bahgat Saber, per exemple, rapporter les leurs.
« Ce que la démocratie peut faire »
Bahgat Saber présente une émission quasi quotidienne consacrée à la politique égyptienne, diffusée en direct sur Facebook depuis sa cuisine – voire son balcon ou sa voiture – à New York.
Entrepreneur de métier dans le secteur des systèmes de climatisation, cet homme vif et impétueux de 50 ans est suivi régulièrement par des spectateurs égyptiens qui apprécient son langage de rue et son franc-parler.
Le but de l’émission, a-t-il précisé, n’est pas spécifiquement de critiquer Abdel Fattah al-Sissi – bien qu’il ne cache pas son aversion pour le président égyptien.
Il s’agit plutôt de « montrer aux gens ce que la démocratie peut faire pour eux », explique-t-il. « Je reçois des appels d’Égyptiens qui soutiennent Sissi et de [ceux] qui s’opposent à Sissi et je les laisse parler. C’est là un de mes objectifs : rassembler les gens, pas seulement en combattant Sissi, mais en les éduquant. »
Saber a affirmé qu’il rassemblait en moyenne 60 000 spectateurs par émission. Les meilleurs jours, il peut même attirer jusqu’à 250 000 spectateurs – enfin, lorsque sa page Facebook est stable.
« Parfois, ils ferment mon compte un jour après la première diffusion en direct. Parfois, ils attendent deux ou trois diffusions en direct et ils ferment mon compte »
– Bahgat Saber, activiste égyptien
Depuis quelques années, a-t-il expliqué, sa page Facebook est visée par des trolls qui signalent son compte, provoquant ainsi son interdiction. Plus récemment, a-t-il affirmé, ses diffusions en direct ont été coupées à plusieurs reprises sans avertissement préalable.
« Parfois, ils ferment mon compte un jour après la première diffusion en direct. Parfois, ils attendent deux ou trois diffusions en direct et ils ferment mon compte. »
Saber a déclaré qu’il s’était rendu deux fois l’an dernier aux bureaux de Facebook à Manhattan pour essayer d’obtenir des réponses de vive voix. La première fois, a-t-il raconté, il s’est habillé élégamment pour l’occasion. Lorsqu’il est arrivé pour expliquer qu’il avait besoin de parler à une personne du service client, on lui a signifié qu’il était trop tard.
Lors de sa seconde visite, Saber a expliqué qu’il s’était vu confier un iPad pour taper sa plainte, assis dans le hall. Mais avant qu’il ait pu finir – il explique qu’il a du mal à taper rapidement –, la session de la tablette a expiré. Un employé lui a alors suggéré d’essayer de contacter la société depuis sa propre page Facebook. Saber a expliqué que sa page avait été supprimée et que cela lui était donc impossible. L’employé a indiqué que Facebook le contacterait. Chose qu’il attend toujours.
Saber a essayé de contourner les interruptions de diverses manières. Il a diffusé depuis les pages de ses amis, mais ces émissions étaient également souvent bloquées. Il a ensuite ouvert une page publique, payant initialement 30 dollars pour la publicité, et s’est servi de la page pour partager des vidéos de son compte personnel fermé. Il a pu continuer d’alimenter ce compte mais n’apprécie guère devoir payer pour obtenir ce qui devrait être gratuit selon lui.
« C’est comme si vous vouliez acheter une voiture et que chaque fois que vous utilisiez cette voiture, vous deviez encore verser de l’argent à l’usine, a-t-il affirmé. Or, c’est déjà ma voiture. »
« Tout le travail s’est arrêté »
La vie d’Ahmed Abdel-Basit Mohamed a été perturbée par Facebook à trois reprises.
La première fois, c’était en 2015, lorsqu’il travaillait comme professeur adjoint de physique à l’Université du Caire. Il a été licencié après avoir refusé d’obéir lorsque l’université lui a demandé d’arrêter de publier des messages critiques à l’égard du gouvernement sur sa page Facebook. L’université a déclaré à l’époque dans un communiqué qu’il avait provoqué des violences et des émeutes sur le campus, des accusations que l’intéressé dément.
Mohamed a quitté l’Égypte pour le Qatar, où il a commencé à travailler à l’Université du Qatar. En 2016, alors qu’il se trouvait à Doha, Mohamed a été jugé par contumace en Égypte suite à des accusations d’appartenance à l’organisation interdite des Frères musulmans et de complot d’assassinat contre des policiers et des militaires.
Amnesty International a parlé d’un « procès d’une iniquité flagrante » fondé sur des aveux extorqués sous la torture. En mai de cette même année, Mohamed et sept autres accusés ont été condamnés à mort. Il a continué de publier sur Facebook. L’Université du Qatar a fini par lui demander d’arrêter d’écrire sur son mur Facebook au sujet de questions politiques. « J’ai refusé, a-t-il indiqué. J’ai donc quitté le Qatar et je suis venu aux États-Unis. »
Mohamed est aujourd’hui professeur de physique dans une école du New Jersey. Facebook est un élément essentiel de sa vie personnelle et militante, a-t-il expliqué – c’est pourquoi le dérangent les interdictions répétées dont il a fait l’objet après avoir été visé par des trolls au cours des derniers mois.
Il se sert de sa page Facebook pour raconter l’histoire de prisonniers égyptiens, en particulier de ceux qui ont été condamnés comme lui à la peine de mort, ainsi que pour se connecter avec d’autres activistes protestant contre les exécutions en Égypte.
« Quand ils m’ont banni – pendant un mois ou une semaine –, tout le travail s’est arrêté, a-t-il déploré. Je ne peux pas contacter d’autres personnes. Je ne peux pas recevoir les messages de différentes familles dont le fils ou l’un des membres est en prison. C’est très dommageable pour moi et pour les autres familles. Ils placent beaucoup d’espoir en moi pour que je partage leur douleur et leur histoire sur ma page Facebook. »
Mohamed a également été privé de partager régulièrement ses opinions et ses analyses de l’actualité avec ses 70 000 abonnés.
Comme les autres activistes égyptiens interrogés par MEE, Mohamed a déclaré avoir reçu des messages automatisés de Facebook lui indiquant qu’il était banni. « J’ai reçu un message indiquant “Vous avez écrit quelque chose de mal à propos de quelqu’un” ou “Vous enfreignez les règles de Facebook” », a-t-il raconté.
Mais lorsqu’il a vérifié ses messages, il n’a rien trouvé de conforme à la description : il a donc écrit à Facebook. « J’ai dit : “Voici ma publication normale. Je n’ai pas enfreint vos règles.” Mais personne ne m’a répondu. »
« J’ai refusé d’arrêter [d’utiliser Facebook] à l’Université du Caire. Quand je suis allé au Qatar, j’ai également refusé de fermer mon compte Facebook, alors je me suis demandé : “Pourquoi Facebook me fait-il cela ?” », a-t-il poursuivi.
Sawsan Gharib, Bahgat Saber et Ahmed Abdel-Basit Mohamed ne sont pas les seuls Égyptiens à avoir été touchés. MEE a interviewé d’autres activistes :
Ahmed Mawlana
Ancien membre de la branche politique de Gabaht Salafya, cet ingénieur rassemble 40 000 abonnés. En octobre 2016, il a critiqué une leçon sur la culture islamique donnée par Abou Ali al-Anbari, un « cerveau » de l’État islamique tué en Syrie. Mawlana a expliqué que sa publication avait été largement diffusée et qu’il avait ensuite été rapidement attaqué par des trolls pro-État islamique. En l’espace de trois heures, sa page Facebook a été fermée. Facebook a demandé à Mawlana d’envoyer une copie de sa carte d’identité pour vérifier son compte mais, à l’heure actuelle, la société n’a pas encore répondu, ni rouvert ce compte. Mawlana a ouvert un second compte avec une nouvelle adresse e-mail ; le même jour, celui-ci a également fait l’objet de nombreux signalements, ce qui lui a valu d’être une nouvelle fois banni. Facebook a certifié ce compte, que Mawlana a pu rouvrir ; c’est sur ce compte qu’il publie depuis. « Le département de langue arabe de Facebook est faible. Ils ne sont pas capables de dire ce qui est bien et ce qui est mal – quels que soient les signalements qu’ils reçoivent, ils essaient de jouer la prudence et ils ferment tout simplement le compte. »
Abdrahman Ezz
Co-fondateur du mouvement du 6 avril, Abdrahman Ezz a travaillé comme journaliste et présentateur de télévision en Égypte. Il compte plus de 130 000 abonnés sur Facebook et a été bloqué à plusieurs reprises pour des messages critiques à l’égard de Sissi, des Émirats arabes unis et d’Israël. « Je pense que les réseaux sociaux sont devenus un outil pour perturber les activistes qui les utilisent, surtout maintenant qu’il n’y a pas de médias ouverts en Égypte, a-t-il soutenu. Tous les médias appartiennent au régime. Il n’y a pas de médias libres. Il n’y a pas de liberté d’expression. »
Akrm Boktor
Cet Égyptien vivant à New York, qui n’est affilié à aucun parti politique, a néanmoins affirmé qu’il « s’oppos[ait] tout simplement au gouvernement actuel ». Début octobre, Boktor a annoncé sur sa page Facebook, suivie par plus de 12 000 personnes, qu’il prévoyait de diffuser une discussion en direct au sujet des officiers des services de renseignement égyptiens qui se faisaient passer pour des personnalités de l’opposition égyptienne. Mais lorsqu’il a entrepris d’utiliser Facebook Live, il a découvert que son accès avait été désactivé, a-t-il indiqué.
Flooding, attaques et piratages contre les activistes en ligne
Certes, le pouvoir des réseaux sociaux a peut-être ébranlé Moubarak, qui s’est résolu à couper Internet quelques jours seulement avant de céder le pouvoir en 2011.
Néanmoins, selon Yannis Theocharis, chercheur au Centre de recherche sociale européenne de Mannheim, d’autres dirigeants ont observé ce qu’il se passait en Égypte et ailleurs et tiré des enseignements. Ainsi, les soulèvements arabes ont poussé les autocrates à appliquer plus sérieusement encore leurs mesures de répression.
« La grande explosion a eu lieu avec le Printemps arabe, de la Tunisie à l’Égypte, a déclaré Theocharis à MEE. Ce n’est pas que [la répression] n’existait pas auparavant, mais elle n’existait pas dans cette mesure. »
De nos jours, a-t-il indiqué, il est inenvisageable de couper entièrement Internet compte tenu de son interconnexion avec l’économie mondiale, ce qui oblige les censeurs à trouver d’autres méthodes.
La Chine, pionnière de la censure des réseaux sociaux, a appliqué deux méthodes qui ont donné des résultats significatifs. Premièrement, le gouvernement engage des agents chargés de surveiller les réseaux sociaux et de détecter les utilisateurs qui essaient de diffuser du contenu potentiellement révolutionnaire. Ils trouvent ensuite un moyen de les empêcher de publier.
La deuxième méthode employée par le gouvernement, dite du « flooding », consiste à inonder Internet d’informations sans importance – par exemple en disant qu’il fait beau – pour distraire les utilisateurs.
« Ils laissent le débat se poursuivre jusqu’à un certain niveau, a expliqué Theocharis. Ce n’est que si un danger de mobilisation apparaît qu’ils essaient de l’étouffer. »
En 2014, le gouvernement égyptien a commencé à arrêter des citoyens suite à ce qu’ils avaient publié sur les réseaux sociaux. Un employé d’une ONG a déclaré à BuzzFeed que son organisation était engagée dans plusieurs affaires dans lesquelles la police était allée chercher des utilisateurs chez eux « sans donner de preuve de ce qui était publié en ligne ni de raison pour expliquer pourquoi cela constituait un crime ».
Sissi s’est également montré extrêmement critique envers les réseaux sociaux. En avril 2016, il a attaqué des utilisateurs et les médias pour avoir accusé les forces de sécurité égyptiennes d’avoir torturé et assassiné Giulio Regeni, un étudiant italien en doctorat qui a été retrouvé mort au bord d’une route en février 2016. « Dieu sait » que « leur discours débridé […] nuit au pays », a déclaré Sissi.
Au cours de ce même mois, le gouvernement égyptien a bloqué le service Internet Free Basics de Facebook après que la société aurait refusé d’accorder au gouvernement la possibilité d’espionner les utilisateurs.
« Cibler les pages Facebook ne nécessite pas de technologies ou d’équipements sophistiqués. C’est très facile à faire »
– Ramy Raoof, technologue à l’Initiative égyptienne pour les droits personnels et chercheur au Citizen Lab
Au-delà des arrestations, de la rhétorique et des accès bloqués, la fermeture de pages Facebook a été une autre méthode employée, a déclaré Ramy Raoof, technologue à l’Initiative égyptienne pour les droits personnels et chercheur au Citizen Lab.
« Cibler les pages Facebook ne nécessite pas de technologies ou d’équipements sophistiqués, a expliqué Raoof. C’est très facile à faire. »
Il existe trois manières d’y procéder : soumettre une demande légale à Facebook, envoyer de très nombreux rapports négatifs sur une page, ou la pirater. En Égypte, ce sont les deux dernières techniques qui se sont développées depuis 2014, surtout après que le gouvernement a externalisé les attaques et les piratages, comme l’a expliqué Raoof.
« Ce sont plus ou moins des gens qui fournissent leurs services aux agences d’État pour faire des choses sur lesquelles l’État ne veut pas laisser d’empreintes », a-t-il précisé.
En fin de compte, peu importe à quel point une attaque peut sembler sophistiquée, il y a toujours un être humain derrière. Mais il peut s’avérer extrêmement difficile, voire impossible, de trouver qui est cet être humain, ce qui constitue l’un des principaux attraits de cette stratégie.
« Si quelqu’un pense être attaqué par l’État islamique ou par le livreur de Pizza Hut, c’est super, cette personne a peut-être des raisons d’y croire, a-t-il expliqué. Mais en fin de compte, cela reste une opinion. Nous ne pouvons pas prouver cela en tant que fait. »
Le gouvernement égyptien ne s’est pas gêné pour fermer des pages : en décembre 2016, le site d’information égyptien Youm7 a rapporté une annonce du brigadier égyptien Ali Abaza, directeur du département de lutte contre la cybercriminalité du ministère de l’Intérieur, selon laquelle en 2016, sa division avait fermé 1 045 pages Facebook qui « incitaient à perpétrer des actes de violence et à tuer des militaires et des policiers ».
« Ils se sentent très puissants [en faisant cela] », a déclaré Raoof au sujet des déclarations faites par le ministère de l’Intérieur au cours des deux dernières années. « [Ils disent] : “Nous fermons une page [des Frères musulmans], une page anarchiste ou une page de quelqu’un qui a dit ‘merde’”. Ils sont très puérils en faisant cela, ils ont l’impression d’être dans Star Wars. »
Selon le propre rapport de transparence de Facebook, entre janvier et juin de l’année dernière, le gouvernement égyptien a formulé une demande d’urgence pour des données figurant sur deux comptes Facebook. La société signale qu’elle a fourni des données pour 50 % de ces demandes.
Le rapport précise également que le gouvernement a demandé à la société de « préserver » les données de vingt comptes ; la société affirme alors « prendre des mesures […] dans le cadre d’une enquête officielle pendant 90 jours à compter de la réception par [son] service de la demande officialisée ».
« Le géant, c’est Facebook »
Il existe bien sûr d’autres plateformes et d’autres moyens de communication que Facebook. Néanmoins, selon Ellery Biddle, coordinatrice en chef du projet Advox de Global Voices, un réseau de blogueurs et d’activistes en ligne qui œuvrent à protéger la liberté d’expression en ligne, ces plateformes ne sont pas tout à fait pareilles. Mais surtout, certaines ne sont parfois pas sûres.
« Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’autres espaces où nous pouvons le faire, mais le géant, c’est Facebook, a expliqué Biddle. Cette plateforme nous donne des outils qui nous permettent d’établir des relations, d’instaurer un climat de confiance et de trouver des gens qui pensent comme nous, des gens avec qui nous avons quelque chose en commun et qui ont des discussions risquées voire impossibles dans la vie réelle. »
Ellery Biddle travaille depuis quelques années avec des activistes féministes en Inde qui éprouvent également des difficultés à empêcher l’interdiction de leurs pages Facebook, celles-ci étant dénoncées par « des trolls frénétiques qui veulent vraiment les faire taire », a-t-elle indiqué.
« Facebook est vraiment leur lieu de rencontre – c’est là que ces activistes font leur travail. Tout commence réellement sur Facebook. Les choses ne s’arrêtent pas là, mais beaucoup de femmes qui font partie de ces réseaux ne sont pas à l’aise à l’idée de faire de l’activisme “IRL” [« In Real Life », dans la vie réelle]. »
L’interdiction de pages en ligne se traduit également par des problèmes tangibles hors ligne, a souligné Theocharis. Des études de cas en Chine et en Iran ont montré que l’interdiction de pages en ligne était devenue un sérieux obstacle pour les activistes hors ligne. « Il est très, très difficile pour les gens de continuer parce que s’ils poursuivent leur activité, leur compte pourrait ne jamais cesser d’être interdit. »
Si la page « Nous sommes tous Khaled Saïd » avait été lancée aujourd’hui plutôt qu’en 2010, aurait-elle pu rester longtemps sur Facebook ?
Aucun des activistes égyptiens avec lesquels MEE s’est entretenu n’a reçu autre chose qu’une réponse automatique de la part de Facebook lorsqu’ils ont essayé de comprendre pourquoi leurs messages enfreignaient ses termes et conditions.
« Il n’y a aucun moyen de contacter Facebook, a déploré Gharib. C’est ça, le problème. J’essaie par tous les moyens. Ils m’ignorent. Je me plains tous les jours. Tous les jours. Ils me donnent un lien vers les normes de la communauté ou un lien pour mettre ce smiley ou cet Émoticon triste, mais personne ne lit [mes messages]. »
Néanmoins, dix minutes après avoir envoyé un e-mail à l’adresse de Facebook réservée à la presse, MEE a reçu une réponse d’un collaborateur de Teneo Blue Rubicon, la filiale londonienne de Teneo, une société de conseil en gestion d’entreprise qui compte Coca-Cola et McDonald’s parmi ses clients.
Dans la conversation qui a suivi, l’employé de Teneo a expliqué que si MEE pouvait lui envoyer les liens des comptes de tous les activistes qui avaient été bannis, Facebook pourrait se renseigner sur ce qu’il s’était passé et serait alors en mesure d’apporter des réponses.
« Quant à l’article, sera-t-il – je suppose qu’il est difficile de le savoir à ce stade – mais sera-t-il critique envers Facebook ? Ou voulez-vous simplement savoir ce qui s’est passé ? », a-t-il demandé.
MEE a envoyé la liste d’activistes et de questions à Facebook le 18 janvier, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication de cet article.
Selon les estimations, Facebook compte 2 milliards d’utilisateurs. Si le réseau social dispose de 7 500 modérateurs, cela en fait un pour 266 666 utilisateurs susceptibles de publier plusieurs fois par jour, voire toutes les heures
Alors pourquoi ces pages sont-elles fermées par Facebook ? La décision est-elle prise par le célèbre algorithme de Facebook ou par un être humain ? Et que peut-on faire ? Les défenseurs des libertés numériques, tout comme les activistes égyptiens, affirment éprouver des difficultés à obtenir ces réponses depuis plusieurs années.
En mai dernier, Mark Zuckerberg a révélé pour la première fois que la société comptait 4 500 modérateurs de contenu dans le monde et prévoyait d’en embaucher 3 000 de plus. Cependant, selon les estimations, Facebook compte 2 milliards d’utilisateurs : ainsi, si l’on suppose que 3 000 personnes supplémentaires ont été embauchées, cela fait un modérateur pour 266 666 utilisateurs susceptibles de publier plusieurs fois par jour, voire toutes les heures.
Sans surprise, les observateurs ont soulevé des questions sur ces modérateurs, demandant notamment s’ils étaient en nombre suffisant et s’ils disposaient des compétences linguistiques adéquates dans les langues autres que l’anglais afin de surveiller correctement la plateforme et de faire face à n’importe quelle subtilité ou nuance.
« Savez-vous combien il est difficile pour l’être humain, qui a une tonne d’expérience et de connaissances, de décider si une seule image ou déclaration relève d’un discours de haine ? C’est vraiment troublant de penser que tout ce processus décisionnel se déroule en un clin d’œil », a commenté Ellery Biddle.
Y a-t-il suffisamment de modérateurs humains capables de comprendre, d’interpréter et de juger les publications en arabe égyptien ?
« Je ne pense pas qu’ils aient vraiment réfléchi à ce qui allait se passer lorsque les gens se seraient mis tout à coup à publier dans de nombreuses langues, a expliqué Biddle. Je ne sais pas combien il y a de langues sur Facebook – mais il y en a des centaines, voire des milliers. »
D’après Yannis Theocharis, les réseaux sociaux ont clairement sous-financé la modération de contenu, mais elles ont essayé d’embaucher plus de personnes au cours des six derniers mois. La problématique se rapporte à la nécessité d’une modération nuancée, a-t-il souligné.
« Cela n’est pas devenu grave au point que la société a l’impression de perdre de l’argent, a affirmé Biddle. Il n’y a pas beaucoup d’argent engrangé autour de l’activisme. Ce n’est pas porté par les publicités… En revanche, il y a du contenu sponsorisé produit par des médias d’État ou des organes de propagande. »
En décembre, MEE a repéré des annonces sur un site de recrutement irlandais pour des postes d’« analyste politique » sur Facebook pourvus à Dublin et rémunérés un peu moins de 33 000 euros par an ; les candidats devaient présenter des compétences en langue arabe. D’après l’annonce, la mission consistait notamment à examiner et à résoudre des problèmes tels que des « signalements portant sur des contenus potentiellement abusifs ».
Mais ces nouvelles embauches régleront-elles le problème ? Même avec un nouveau financement, les réseaux sociaux ne peuvent pas rivaliser avec des régimes autocratiques déterminés, a déclaré Theocharis. Le meilleur conseil qu’il donnerait aux activistes serait de s’organiser par le biais de canaux alternatifs que les gouvernements ne peuvent pas tracer.
Les perspectives ne sont donc pas des plus réjouissantes pour les activistes tels que Sawsan Gharib, Bahgat Saber et Ahmed Abdel-Basit Mohamed, dont le but est d’exprimer des opinions qui ne peuvent être entendues ailleurs et d’établir un climat de confiance en ligne que l’on ne trouve plus dans le monde réel.
Alors qu’autrefois ils partageaient sur Facebook leur intention de protester, aujourd’hui, ils partagent leur expérience de bannissement de ce même réseau social.
Votre page Facebook a été interdite à plusieurs reprises ? Vous publiez en arabe ? Nous aimerions vous entendre. N’hésitez pas à nous raconter votre expérience : [email protected].
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].