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L’Égypte de Sissi et la politique de la peur

Sous le président Abdel Fattah al-Sissi, la peur joue un rôle de premier plan dans la vie publique égyptienne

Il y a quelques semaines, à une heure du matin, dans un café situé dans une rue transversale du Caire, j’ai été frappé de constater à quel point le café, autrefois populaire, était vide. Un ami m’a toutefois expliqué qu’au cours des dernières années, le gouvernement avait cherché à vider les cafés de ce genre en procédant à des descentes continues.

Les penseurs indépendants effraient ceux qui dirigent, donc ils doivent faire l’expérience de leur poigne. Dans ce pays, une opinion, une page Facebook, un article ou une conversation ordinaire, pas forcément politique, peut vous envoyer en prison. Dans ces espaces, la peur conserve une certaine emprise. Bienvenue dans le pays de la peur.

Le pays de la peur

« La peur joue un rôle de premier plan dans la vie publique égyptienne », explique Vivienne Matthias-Boon, professeure adjointe de relations internationales du Moyen-Orient à l’université d’Amsterdam. Matthias-Boon est spécialiste des traumatismes individuels et sociaux. Bien que ce phénomène ne se limite en aucun cas au régime de Sissi, la peur est depuis longtemps un mécanisme employé par les régimes totalitaires du monde entier pour déconnecter les gens les uns des autres afin de conserver le pouvoir.

Il allait de soi, notamment depuis le coup d’État militaire de 2013, que cette violence serait l’unique imprimatur du président Abdel Fattah al-Sissi. Un changement de paradigme significatif a eu lieu lorsque les dirigeants militaires, qui jouissaient d’un pouvoir totalitaire depuis la révolution de 1952, ont reconnu que l’espoir ou un semblant d’autodétermination égyptienne menaçait leur hégémonie politique/économique.

Une décision a été prise par l’important Conseil suprême des forces armées (CSFA), avec Sissi comme représentant : l’opposition serait écrasée si violemment que pour chaque voix qui se ferait entendre, mille seraient réduites au silence. Des exemples doivent être faits avec tous ceux qui s’opposent, pas seulement les Frères musulmans. Bien que cette approche soit devenue explicite après le coup d’État, celle-ci est apparue dans les premiers jours de la révolution.

Un rapport présidentiel – rédigé lorsque Mohammed Morsi, des Frères musulmans, était au pouvoir en 2012 –, qui n’a jamais été publié, a décrit une armée coupable « d’une longue liste de crimes contre des civils dès leur premier déploiement dans les rues. Plus de 1 000 personnes ont disparu pendant les dix-huit jours de la révolte. Plusieurs dizaines d’entre elles ont fini dans les morgues d’Égypte, fusillées ou marquées par des signes de torture. »

Bien avant que les disparitions forcées aient été passées au crible l’an dernier, – le régime ayant été à l’origine de plusieurs centaines de disparitions d’Égyptiens –, le rapport a précisé que l’armée avait recours à ce procédé en 2011.

Des membres du mouvement du 6 avril entonnent des slogans avec des activistes opposés au gouvernement pour protester contre la détention de plusieurs membres de leur mouvement devant le syndicat de la presse, au Caire, le 6 avril 2014 (Reuters)

Une épidémie de torture

Toutefois, les dirigeants des Frères musulmans l’ont tenu à l’écart du public et l’enquête sur les dirigeants militaires n’a jamais été menée. Non seulement les criminels sont restés impunis, mais la désinformation – et l’anticipation de la diffusion d’informations– a produit plus de peur.

Le clin d’oeil d’approbation et de silence de millions d’Égyptiens n’est pas moins toxique que la torture. On peut y voir le bras droit invisible du dictateur

Human Rights Watch (HRW) a décrit à juste titre la torture comme une épidémie dans l’Égypte de Sissi. « Le président Sissi a effectivement donné aux policiers et aux gens de la sécurité nationale un blanc-seing pour se livrer à la torture quand bon leur semble. » Le clin d’oeil d’approbation et de silence de millions d’Égyptiens n’est pas moins toxique que la torture ; on peut y voir le bras droit invisible du dictateur.

Les réponses d’Égyptiens ordinaires d’origines sociales et économiques diverses – toutes entendues cet été – allaient dans ce sens : « Il y a toujours quelques brebis galeuses », « Le président ne peut pas le savoir, il est un homme de Dieu » ou encore « Human Rights Watch et Amnesty International sont des groupes déterminés à déstabiliser le pays et affiliés aux Frères musulmans ».

Le but n’est pas simplement de susciter la peur chez la victime, mais de la transformer en une fabrique ambulante de peur, capable de la transmettre à sa famille, à ses amis et à ses connaissances

Le fait que la guillotine de la torture induise la peur auprès du peuple ne devrait surprendre personne. Selon le rapport de HRW, « les séances de torture commencent par l’infliction de chocs électriques au suspect, alors qu’il a les yeux bandés, est dénudé et menotté par des agents de sécurité », « à l’aide d’un pistolet paralysant manuel, souvent à des endroits sensibles comme les oreilles ou la tête ».

Le but n’est pas simplement de susciter la peur chez la victime, mais de la transformer en une fabrique ambulante de peur, capable de la transmettre à sa famille, à ses amis et à ses connaissances.

Le viol est un élément central du cocktail terroriste cancéreux employé par l’État. Dans une société mariée à la pudeur sexuelle, la brutalisation du viol est une arme mortelle contre les deux sexes. En Égypte, où la majorité des habitants perçoivent l’homosexualité avec dédain, les viols commis contre des hommes par des hommes véhiculent intentionnellement un sentiment de honte particulièrement acide destiné à réduire la victime au silence jusqu’à son dernier souffle.

Des membres du mouvement du 6 avril entonnent des slogans avec des activistes opposés au gouvernement pour protester contre la détention de plusieurs membres de leur mouvement (Reuters/Mohamed Abd El Ghany)

La volonté de continuer le combat

Ce sont là les façons explicites dont la peur fonctionne, mais le traumatisme qui en résulte est le triste cadeau perpétuel de ce procédé. C’est sur cela que le régime compte. Matthias-Boon soutient néanmoins que certains « se sentent plus forts dans leur détermination » à combattre le système.

Toutefois, « ces exceptions existent ». Dans l’absolu, certains cas peuvent résister face à ce que le paradigme militaire cherche à briser.

Comme l’a récemment souligné un intellectuel égyptien sur Twitter – le seul forum relativement ouvert pour l’échange d’idées en Égypte –, « la peur est le mot le plus hideux de tous, la racine de tous les maux et le plus grand danger pour le bonheur ».

Malgré ces gifles soigneusement chorégraphiées adressées à la liberté d’expression, certains osent parler et le monde reconnaît leurs efforts. Mohamed Zaree, activiste et directeur de l’Institut du Caire pour l’étude des droits de l’homme (CIHRS), lauréat du prix Martin Ennals, en est un exemple vivant.

Cependant, dans les circonstances actuelles, même le fait d’accepter ce prix en personne est une tribulation.

Malgré un travail remarquable de documentation des violations des droits de l’homme, il n’a pas pu faire grand-chose pour obtenir son prix. Il a été interdit de voyager par un gouvernement égyptien qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour faire taire ce genre de voix. La mentalité qui a jugé Zaree persona non grata a également entraîné la fermeture du centre Nadeem, un centre médical consacré aux victimes d’actes de torture.

Mais pour ces rares personnes capables de surmonter la peur, la vérité est un but et un pont menant à des eaux moins troubles. « Ce prix revient aux dizaines de milliers de citoyens égyptiens qui ont été torturés, emprisonnés, victimes d’une disparition forcée ou tués au cours des six dernières années pour avoir simplement résisté à la corruption et à la tyrannie par des moyens pacifiques », a-t-il déclaré aux journalistes.

Des amis et des proches d’une femme placée en détention pour avoir participé la veille à une manifestation antigouvernementale lui parlent alors qu’elle attend dans un camion de police devant un tribunal du Caire, le 7 avril 2008 (Reuters/Asmaa Waguih)

Le prix de la lâcheté

En inaugurant la première phase de son dernier mégaprojet en date, d’une valeur de 45 milliards de dollars (38 milliards d’euros) de capital administratif, Sissi ne pouvait pas gâcher une autre occasion d’ordonner aux Égyptiens de se taire. « J’apprécie les critiques, mais seulement lorsqu’elles proviennent de personnes informées, conscientes et instruites. » Naturellement, c’est Sissi qui détermine qui sont ces « personnes instruites ».

Ceux que le régime n’identifie pas comme des personnes « informées » ont devant eux une variété d’options qui restent toujours à leur disposition : la disparition forcée, l’emprisonnement, la torture ou la mort. Lorsque le président de la nation fait clairement comprendre qu’il méprise ceux qui s’opposent à lui, ce sera la peur qui fera la loi.

En tant qu’analystes, nous pouvons essayer de prédire quand une explosion se produira, mais en évitant de chercher à comprendre ce pays de la peur, on ignore la triste vérité : la peur peut paralyser.

Dans son autobiographie, Naguib Mahfouz, lauréat égyptien du prix Nobel de littérature, a bien compris cela : « Je demandai au cheikh Abd Rabou El Taaih : "Quand le pays corrigera-t-il sa trajectoire ?" Il répondit : "Quand son peuple pensera que le prix de la lâcheté est plus élevé que la paix qu’elle offre." »

Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des jeunes fument la chicha dans un café du Caire (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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