Désintégration au Moyen-Orient : verra-t-on un nouvel ordre régional ?
Dire que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont profondément fragmentés est devenu un cliché. Ils le sont en effet. Mais cette affirmation ne doit pas obscurcir le fait que depuis la Première Guerre mondiale, le conflit qui a plus ou moins façonné la géopolitique de la région, celle-ci n’a jamais été aussi interconnectée.
En dépit des nombreuses discussions sur la désintégration, les frontières du Moyen-Orient se sont révélées tenaces. Elles ont résisté à la pression du désordre régional.
Et pourtant, au sein des États-nations qui sous-tendent ces frontières, l’ordre est en train de s’effondrer. De nouvelles formes d’autorité politique apparaissent et des entités régionales autonomes émergent dans toute la région.
Les racines de la fragmentation
Le concept et la nature de la souveraineté changent rapidement. Les gouvernements centraux ou les régimes bien établis ne sont plus les seuls candidats à l’exercice de la souveraineté. Bien que les frontières postcoloniales restent en place, la souveraineté au sein des États-nations de la région est partagée et contestée à trois niveaux.
Au niveau national, différents groupes revendiquent leur souveraineté sur certains territoires. Prenez la Syrie : le régime, l’opposition, le Parti de l’union démocratique kurde (PYD) et l’État islamique (EI) disposent tous d’enclaves territoriales où ils exercent leur souveraineté. De même, la Libye et le Yémen ont été transformés de fait en États régionalisés.
Bien que les frontières extérieures de ces États demeurent intactes, il existe des frontières internes qui délimitent le partage de la souveraineté entre ces acteurs, conduisant à l’atomisation de la souveraineté.
Cette tendance crée de nouveaux domaines au sein de chaque contexte national à travers toute la région, de la Libye au Yémen et de l’Irak à la Syrie. Et bien que l’émergence de nouveaux États indépendants soit peu probable, les États auparavant centralisés sont en train de reconfigurer leurs structures de pouvoir politique, comme en témoigne l’émergence d’entités territoriales sous-nationales.
Au niveau régional, l’Iran comme la Turquie utilisent leur politique étrangère pour limiter directement la souveraineté de la Syrie. L’Iran exerce une influence majeure sur la souveraineté syrienne grâce à ses groupes de milices affiliés et à une influence profonde sur l’appareil de sécurité syrien, voire sur la structure de l’État dans son ensemble. De même, la Turquie a maintenant une enclave à elle en Syrie en conséquence de son opération Bouclier de l’Euphrate. De la même façon, l’Égypte et les Émirats arabes unis ont violé la souveraineté de la Libye, tandis que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et d’autres puissances alliées font de même au Yémen.
Il est plus approprié d’appeler la Syrie, le Yémen et la Libye des États fracturés, ou même des proto-États, plutôt que des États souverains
La souveraineté frontalière de ces pays demeure en effet intacte dans la perspective de l’ONU ou du droit international – mais les politiques de ces puissances internationales se moquent de ce concept.
La Russie comme les États-Unis ont violé l’idée même de souveraineté en Syrie, même si Moscou affirme que ses activités sont entreprises avec l’entière permission de Damas.
Il est donc plus approprié d’appeler la Syrie, le Yémen et la Libye des États fracturés, ou même des proto-États, plutôt que des États souverains. Ce sont peut-être des entités territoriales dotées de frontières claires, mais elles ne sont pas en mesure d’exercer une souveraineté totale sur ces territoires, du moins pas dans leur intégralité, ni seules.
Ce désordre national se déploie dans le cadre plus large du désordre régional. Depuis le début des soulèvements arabes, le statu quo autoritaire de la région a été secoué en son cœur, alors qu’un nouvel ordre régional n’a pas encore émergé.
La région traverse un vide géopolitique, ce qui engendre des rivalités mortelles parmi les principales puissances régionales – en particulier l’Arabie saoudite et l’Iran – et provoque l’intensification de guerres par procuration qui font des ravages, détruisent le tissu des sociétés du Moyen-Orient, affaiblissent les structures étatiques et empoisonnent les relations entre les États.
Cette image a donné lieu à l’affirmation selon laquelle la région est fragmentée – au point que le sujet même apparaît désormais comme éculé. Les développements de ces dernières années, de l’afflux de réfugiés à la montée en puissance de l’EI, n’ont fait qu’aggraver une tendance qui ne peut qu’aller en s’intensifiant.
Inverser cette tendance est une tâche ardue : à la place, nous serions mieux avisés de modifier nos idées sur la fragmentation. C’est ici que la région, à partir de l’un des nombreux défis à laquelle elle est confrontée, peut créer une opportunité.
Forces d’interconnexion
La fragmentation signifie l’effondrement de l’ordre national et régional et la dégradation de l’autorité de l’État. Mais – et cela peut sembler paradoxal – elle peut aussi être synonyme d’interconnexion.
Autrement dit : plus que jamais, la région est en train de devenir chaotiquement interconnectée.
Lorsque l’on évoquait ces dernières années la dissolution de la région, l’accent était surtout mis sur les soulèvements arabes qui se sont transformés en guerres civiles. Exacerbés par les luttes de pouvoir régionales et internationales, ces conflits ont fracturé à la fois les États de la région et leurs sociétés.
Toutefois, d’autres racines, plus structurelles, sous-tendent la fragmentation régionale – ou l’interconnexion. Elles se trouvent au cœur du système étatique moyen-oriental moderne depuis sa création et n’ont été qu’aggravées par le désordre récent.
Prenez le problème kurde. Disséminés à travers la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, les mouvements nationaux kurdes mènent des insurrections armées depuis le début du XXe siècle, lorsqu’a été établi le système étatique moyen-oriental moderne.
La communauté kurde a certes été éparpillée à travers quatre pays, mais elle n’en dispose pas moins d’une continuité démographique et géographique qui transcende les frontières. Cette cohésion transnationale des Kurdes a exercé une pression considérable sur les frontières de ces pays, bien que ceux-ci aient investi des ressources et une énergie considérables pour renforcer et sécuriser leurs frontières.
Depuis les soulèvements arabes, la question kurde est devenue plus interconnectée que jamais au niveau régional alors que la nature transnationale des groupes kurdes a connu une forte impulsion.
Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – qui a émergé en Turquie afin de lutter contre l’État turc – est maintenant l’organisation-cadre du groupe kurde syrien le plus puissant, le Parti de l’union démocratique (PYD), et a donné lieu à une autre ramification en Iran, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK).
Les politiques et la stratégie du PKK ne sont plus guidées uniquement par les politiques de ce dernier vis-à-vis de la Turquie : au contraire, le processus de paix kurde d’Ankara a vu le jour en grande partie, puis s’est effondré, en conséquence des développements en Syrie.
Sur le terrain, une sphère publique kurde régionale a émergé, tout particulièrement dans le cadre de la lutte contre l’EI.
L’interconnexion de la question kurde à un niveau régional oblige les pays où résident de vastes populations kurdes rétives, à concevoir ensemble des politiques traitant de la question kurde, compte tenu du spectre menaçant de soulèvement à travers la région. Il n’est plus question de concevoir ces politiques de manière isolée.
La question étant devenue profondément régionalisée, en plus d’une forte dimension internationale, la solution doit également être régionalisée. Et cela est intimement lié à la façon dont le système étatique moyen-oriental post-crise abordera la question des différents groupes identitaires – majoritaires comme minoritaires – dans la région.
Autrement dit, la question kurde, longtemps considérée comme l’une des principales sources de fragmentation du Moyen-Orient, oblige les pays touchés à penser à la région d’une manière profondément interconnectée lorsqu’ils formulent des politiques pour résoudre ce problème.
Racines conjecturales
Lorsque l’on passe de ces sources structurelles de la fragmentation-interconnexion à des sources plus conjecturales, les questions des frontières, des réfugiés et des acteurs non-étatiques passent au premier plan. Par exemple, la porosité des frontières de la Syrie ne préoccupe pas uniquement la Syrie. Elle est aussi une source d’inquiétude pour la Turquie, l’Irak, la Jordanie et le Liban.
De même, les réfugiés sont à la fois le résultat et la cause de cette fragmentation. Selon le HCR de l’ONU, la Turquie compte plus de trois millions de réfugiés syriens enregistrés, le Liban plus d’un million, la Jordanie près de 700 000 et l’Irak environ 250 000. Malheureusement, jusqu’à présent, peu d’efforts ont été déployés afin de créer un cadre collectif pour faire face à ce problème commun.
Étant donné que les pays riverains de la Syrie sont tous confrontés aux mêmes défis dans la gestion de la question des réfugiés et de la sécurité à la frontière, il serait préférable d’investir plus de temps et d’énergie au niveau régional afin de créer un cadre collectif permettant de résoudre ce problème, au moins en créant des mécanismes permettant de partager les bonnes pratiques entre les pays concernés sur des questions d’intérêt commun.
Plusieurs suggestions ont déjà été faites en vue d’un tel effort collectif sur la gestion des migrations dans la région. Par exemple, Filippo Dionigi, de LSE, a suggéré la création d’un pacte régional pour la protection des réfugiés au Moyen-Orient. En dépit de ce type d’études universitaire limitées mais encourageantes sur un cadre d’envergure régionale, la coordination des politiques régionales sur les réfugiés reste sous-développée, sinon complètement inexistante.
Acteurs non-étatiques
De même, compte tenu du caractère transfrontalier et transnational de la plupart des acteurs non-étatiques impliqués, un cadre régional est essentiel pour traiter de cette question. En Syrie, même l’expert le plus chevronné des affaires syriennes a perdu le fil du nombre d’acteurs non-étatiques opérant dans le pays. Dans le même ordre d’idées, il est plus approprié de parler d’armées de milices plutôt que de groupes de milices lorsque nous évoquons le phénomène dans la région plus largement.
Les Houthis au Yémen et le Hezbollah au Liban agissent davantage comme des États et des armées que des acteurs non-étatiques. De même, en Libye, le nombre de milices se situe dans les centaines de milliers. L’Armée nationale libyenne, les brigades de Benghazi, l’Alliance de l’aube libyenne, Al-Bunyan Al-Marsous et Zintan ne sont que quelques-uns des principaux groupes armés que nous pourrions nommer en Libye.
Il est évident à présent que ces acteurs non-étatiques ne seront pas tous éradiqués. En fait, ces acteurs ne devraient pas être tous perçus de façon négative
Il est donc évident à présent que ces acteurs non-étatiques ne seront pas tous éradiqués. En fait, ces acteurs ne devraient pas être tous perçus de façon négative. Une telle approche ignorerait la nature de l’État ou des régimes qui les ont produits en premier lieu. La complexité de la nature de ces acteurs non-étatiques devrait inviter les pays de la région à se réunir pour convenir d’un cadre sur le principe de l’élimination et/ou de l’intégration de ces acteurs non-étatiques dans la structure de l’État.
Les acteurs régionaux et internationaux s’entendent largement sur le fait que l’État islamique et al-Qaïda devraient être éradiqués. Mais ce consensus s’effondre et la situation se trouble lorsque l’on discute, par exemple, des milices chiites ou du PYD kurde.
Le phénomène des milices chiites en Irak et en Syrie est devenu une question controversée. Même sur la question des Hashd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire), qui a officiellement été intégrée à l’architecture sécuritaire irakienne mais fonctionne encore largement de manière indépendante, on ne trouve pas de consensus. Certains experts établissent une distinction entre les groupes de Hashd al-Chaabi qui prêtent allégeance à des cadres nationaux ou à des autorités religieuses, et ceux qui prêtent allégeance au Veliyi Fakih, Khamanei, ou à l’institution du Wilayat al-Faqih, ou règne des juristes.
La fragmentation des États nourrit une insécurité mutuelle parmi les acteurs de la région. Mais si ce processus est observé à travers un prisme différent, à travers les possibilités d’interaction et d’interconnexion régionales, on peut aboutir à un dialogue sur la manière d’atteindre la sécurité mutuelle dans la région.
Gagnant-gagnant ?
La période post-EI, au moins sous sa forme territoriale, sera cruciale à cet égard. Elle entraînera soit une fragmentation accrue en raison de l’intensification accrue des rivalités et des guerres par procuration – chaque acteur opérant dans le cadre régional de façon isolée et en voyant cela comme un jeu à somme nulle – soit une discussion bénéfique visant à garantir les intérêts communs. Dans ce sens, la région n’est pas seulement fragmentée. Elle est aussi intimement interconnectée, sans doute plus qu’à n’importe quel moment depuis la Première Guerre mondiale.
En fait, nous assistons à la régionalisation des problèmes et des défis – des luttes identitaires aux réfugiés, en passant par la sécurité des frontières et le radicalisme – dans la région MENA. Les réponses des États et des élites politiques établiront si une telle régionalisation des problèmes sèmera les graines d’une sorte de régionalisme.
Nous ferions donc mieux de replacer la discussion sur la fragmentation de la région MENA dans un cadre plus approprié : les forces du désordre et de l’interdépendance sont imbriquées. Les actions des classes politiques régionales détermineront quel élément de ce processus prendra le dessus.
En adoptant une nouvelle approche de la fragmentation dans la région, les gouvernements peuvent voir la dynamique de l’interconnexion et la perte de l’autorité de l’État comme plus qu’un jeu à somme nulle : ils pourront la voir à travers une mentalité gagnant-gagnant. Cela ouvrirait un nouveau chapitre dans notre compréhension des affaires régionales.
- Galip Dalay est directeur de recherche au al-Sharq Forum et chargé de recherche sur la Turquie et les affaires kurdes au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Brigades de Benghazi, Alliance de l’aube libyenne, Al-Bunyan Al-Marsous, Zintan... En Libye, le nombre de milices se situe dans les centaines de milliers (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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