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Despotisme, néolibéralisme et changement climatique conduiront le Maroc à la catastrophe

Les déclarations sur « l’exception marocaine » pendant le Printemps arabe sonnent creux à présent que se propagent les protestations contre des politiques élitistes qui nient la dignité de la majorité

Le vendredi 28 octobre 2016, un incident tragique et fatal s’est produit dans la ville d’Al Hoceima, dans le nord-est du Maroc, lorsqu’un agent de l’État a saisi les marchandises de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson, et les a jetées dans un camion à ordures. Lorsque le vendeur a grimpé désespérément dans le camion pour récupérer son poisson, « un policier local a ordonné au conducteur du camion-benne de démarrer le compacteur et de ‘’le broyer’’ », selon des militants et des témoins. Le camion a horriblement broyé Fikri, causant sa mort.

« Nous étions seulement au début d’un processus révolutionnaire de long terme qui durera des années et des décennies »

- Gilbert Achcar, École d’études orientales et africaines

Cette tragédie et les protestations qui l’ont suivie ont rappelé la vague de manifestations que le Maroc a connues au début du Mouvement du 20 février en 2011, pendant le dit Printemps arabe. Elles ont incité les Marocains à poursuivre leur lutte pour la dignité, la liberté et la justice sociale et ont montré que le processus de transformation réelle au Maroc – et plus largement en Afrique du Nord et en Asie de l’Ouest – n’est pas encore terminé. 

Davantage, le désir de changement a été contrarié par les dirigeants et les élites depuis le départ. Ces élites voulaient que ce « printemps » soit passager et celui-ci s’est vite transformé en automne, écrasant les espoirs de tous ceux qui étaient descendus dans les rues pour demander le respect de leur droit inaliénable à la dignité et à la liberté.

À LIRE : Pourquoi les manifestations pour Mouhcine Fikri ont réveillé l’esprit du 20 février

« Nous étions seulement au début d’un processus révolutionnaire de long terme qui durera des années et des décennies », a déclaré Gilbert Achcar, professeur d’études sur le développement et les relations internationales à l’École d’études orientales et africaines (SOAS). « Comme dans tout processus historique de ce genre, il y aura des hauts et des bas, des révolutions et des contre-révolutions, des progrès et des retours de manivelle ».

Des personnes en deuil portent le cercueil de Fikri dans la ville d’Al Hoceima, au nord du Maroc, le 30 octobre (Reuters)

Avec la connivence de la plupart des élites politiques et intellectuelles, les dirigeants se sont hâtés de promouvoir la soi-disant exception marocaine comme la règle. Néanmoins, cette proclamation de stabilité a été contredite par ces récents incidents et la mobilisation rapide et conséquente qui a eu lieu dans plus de 40 villes du Maroc ces derniers mois. 

Cette mobilisation de masse a vu descendre dans les rues des militants qui ont exprimé leur rejet du mépris et de l’humiliation, collectivement désignés au Maroc par l’expression « hogra », et pour montrer leur solidarité avec les opprimés. Des actions comme celles-ci attestent du pouvoir latent des masses, un pouvoir qui détruira sans aucun doute les forces de l’oppression et du colonialisme qui ont écrasé notre libre arbitre depuis notre soi-disant indépendance en 1956.

Deux Marocs

Tout observateur de la scène marocaine est fasciné par les contradictions flagrantes de cette fable sur les deux Marocs. D’une part, un Maroc des mégaprojets – port de TangerMed, autoroutes, trains à grande vitesse (sur le modèle du TGV français), voitures de luxe, villas, palais et complexes touristiques dotés de grandes piscines et de vastes parcours de golf. 

D’autre part, un Maroc dont l’Indice de développement humain (IDH) est parmi les plus bas, oscillant entre le 126e et 130e rang sur un total de 188 pays au cours des dernières années. En 2013, l’IDH du Maroc le classait au 15e rang dans le monde arabe et au 4e rang dans la région du Maghreb, derrière la Libye, l’Algérie et la Tunisie.

Tout observateur de la scène marocaine est fasciné par les contradictions flagrantes de cette fable sur les deux Marocs

Dans ce Maroc, 15 % de la population est pauvre et, selon une enquête menée en 2014 par le Haut-commissariat à la planification, les enfants marocains fréquentent l'école pour une durée moyenne de 4,3 ans par rapport à une moyenne mondiale de 7,7 ans. Ici, on rapporte que des femmes sont forcées d’accoucher dans la rue devant les hôpitaux parce que le personnel leur a refusé l’accès. De nombreuses autres personnes sont simplement privées de services de santé.

De plus, depuis l’adoption du programme d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) au début des années 1980, le Maroc a renoncé à sa souveraineté alimentaire et est devenu vulnérable aux fluctuations des prix des produits de base sur le marché mondial. Nous devons importer des quantités croissantes de blé pour satisfaire nos besoins.

Des agriculteurs marocains sèment des engrais sur un champ de blé à Rabat (AFP)

Le Maroc a également placé le destin de son énergie entre les mains de sociétés privées internationales et locales dont l’intérêt principal est l’accumulation insatiable de profits au détriment des Marocains, contraints de payer des factures d’électricité exorbitantes et qui n’en finissent pas d’augmenter.  

Dans son livre « Tropic of Chaos : Climate Change and the New Geography of Violence », l’écrivain, journaliste et professeur américain Christian Parenti étudie dans le détail le concept de convergence catastrophique – par lequel il désigne la convergence du militarisme, du néolibéralisme et du changement climatique – qui, selon lui, a dévasté de nombreuses régions du monde. Comme pour de nombreux pays de notre région, les contradictions et les injustices flagrantes que nous vivons dans ces deux Marocs sont bien expliquées par le concept de Parenti. 

Plus précisément, nous sommes témoins de la convergence du despotisme politique alors que le makhzen – le réseau de patronage constitué par les membres de la famille royale, les officiels de l’armée, les propriétaires fonciers, les fonctionnaires et d’autres personnes évoluant autour du roi – s’est emparé de la quasi-totalité des décisions politiques et économiques du pays ; du néolibéralisme économique avec les forces dominantes du néocolonialisme, de la privatisation et du développement orienté vers l’exportation ; et, enfin, du changement climatique, qui se manifeste en particulier par des événements extrêmes comme les sécheresses et les inondations.

Le rouleau compresseur du despotisme politique

Au cours de la seconde moitié des années 1990, le Maroc a connu une légère amélioration en matière de libertés politiques dans le cadre de la préparation de la transition du pouvoir entre le roi Hassan II et son fils, le roi Mohammed VI, ainsi que dans le contexte du « nouvel ordre mondial », selon le terme inventé par le président américain George H.W. Bush pour décrire l’ère qui a succédé à la chute du mur de Berlin et à la fin de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie.

En réalité, le facteur principal qui a contribué à ces gains dans le champ des libertés politiques a été la persévérance et le sacrifice de générations de citoyens et de militants marocains infatigables qui n’ont épargné aucun effort pour lutter de tout leur cœur et de toute leur âme contre la machine de répression et d’intimidation imposée par la dictature de Hassan II depuis les années 1960.

Cette amélioration relative ne pouvait dissimuler les formes persistantes de despotisme politique, baptisé « nouveau concept d’autorité ». En outre, certaines pratiques étatiques datant de la vieille époque ont continué, notamment les enlèvements, les enquêtes sous la torture et les accusations injustes, en particulier après les terribles attentats-suicides terroristes à Casablanca le 16 mai 2003.

Le Mouvement du 20 février au Maroc et, plus largement, les soulèvements extraordinaires emmenés par les jeunes de la région après la mort du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi en janvier 2011 ont marqué un tournant historique qui a forcé les régimes autoritaires à faire quelques concessions, dont certaines, rétrospectivement, étaient purement tactiques et visaient principalement à neutraliser la colère populaire.

Les membres du Mouvement du 20 février portent des fusées éclairantes lors d’une manifestation le 6 novembre 2016 à Rabat (AFP)

Au Maroc, le succès de cette tactique s’est manifesté par l’affaiblissement, puis la disparition apparente du Mouvement du 20 février au début de l’année 2012, de nombreux militants faisant face à un retour de bâton systématique de la part de l’État, y compris de fausses accusations, des procès basés sur des preuves plus que fragiles, des emprisonnements et des licenciements. À l’instar de Moad, jeune rappeur également connu sous le nom d’El Haqed (l’enragé), considéré comme la voix du mouvement, arrêté et emprisonné à maintes reprises depuis 2012.

Il convient de noter que le contrecoup subi par les hommes et les femmes protestant contre le régime n’est qu’une petite fraction du contrecoup plus large imposé par l’État à ses citoyens suite au trépas du Mouvement du 20 février. Les maisons illégales – ces mêmes maisons ignorées par les représentants de l’État lors de leur construction dans des quartiers pauvres de plusieurs régions du pays – ont été démolies.

À LIRE : Des tribus marocaines refusent d’être expulsées par les sociétés immobilières

La machine du despotisme politique s’est remise en marche en supprimant toutes les formes de manifestations organisées par divers segments de la société, y compris les enseignants stagiaires, les étudiants en médecine, les travailleurs de Maghreb Steel et les tribus de Guich Loudaya et d’Ouled Sbita qui défendaient leurs droits pour un logement décent contre de cupides promoteurs immobiliers.

« Êtes-vous un gouvernement ou un gang ? »

En 1955, Mohammed Abdelkrim el-Khattabi – un leader de la région du Rif où Mouhcine Fikri a été tué – s’adressa au premier gouvernement nommé par le défunt roi Mohammed V et dirigé par Mbareq el-Bekkay Lehbil. « Êtes-vous un gouvernement ou un gang ? », demanda-t-il.

La phrase désormais notoire d’el-Khattabi sonne juste au vu de la situation actuelle au Maroc car nos dirigeants mettent la population dans l’impasse d’un choix impossible : la servilité et la soumission face à l’anéantissement de ce qu’il reste de nos acquis sociaux, ou le chaos, agitant le spectre de l’actuel génocide syrien sous la direction et la complicité des États occidentaux et de la guerre contre les Yéménites dirigée par l’Arabie saoudite.

Nos dirigeants mettent la population dans l’impasse d’un choix impossible : la servilité et la soumission face à l’anéantissement de ce qu’il reste de nos acquis sociaux, ou le chaos, agitant le spectre de l’actuel génocide syrien et de la guerre contre les Yéménites 

La mort dramatique de Mouhcine Fikri à la fin du mois d’octobre dernier en conséquence d’un système corrompu et oppressif est la preuve que le rouleau compresseur du despotisme politique n’a pas encore été détruit, et que la tâche consistant à l’éradiquer repose toujours sur nos épaules. Cependant, les manifestations en cours dans les villes du nord du pays montrent également que l’esprit d’Abdelkrim el-Khattabi, symbole de la lutte contre toutes les formes de colonialisme et de dépendance, hante encore les dirigeants du Maroc.

À l’aide de la répression politique qui sévit depuis la fausse indépendance du pays en 1956 et du monopole du makhzen sur la prise de décision politique, les classes dirigeantes du Maroc ont imposé au pays leurs choix économiques libéraux. Le rythme de ces choix s’est accéléré avec la mise en œuvre du programme d’ajustement structurel au début des années 1980, l’adoption de la loi sur la privatisation en 1989 et la création du ministère de l’Économie et de la Privatisation. 

Une photo datant de 1948 montre Abdelkrim al-Khattabi (à gauche), chef de la rébellion dans le Rif, et son frère (AFP)

Certains des principaux choix économiques que les institutions financières internationales, en particulier la Banque mondiale et le FMI, ont dictés incluaient l’abandon de services publics comme l’éducation et la santé, la privatisation des équipements et institutions publics, le passage à une économie orientée vers l’exportation, en particulier dans le secteur de l’agriculture, l’ouverture du marché marocain aux produits étrangers, la diminution des subventions pour les produits de base comme le blé, le sucre et l’huile – et même l’annulation de la subvention de l’essence. Ces tendances économiques ont été approfondies par des accords commerciaux ostensiblement « libres » signés par le Maroc au milieu des années 1990.

Plus de 35 ans après la mise en œuvre diligente de ces stratégies néolibérales, on peut affirmer que celles-ci ont échoué misérablement à atteindre leurs objectifs déclarés, dont le principal était de contrôler les indices macroéconomiques et d’atteindre des taux de croissance économique élevés. Au contraire, ces tendances ont eu un impact social catastrophique, aggravé notre dépendance économique à l’égard de la dette, des institutions internationales et des anciens colonisateurs, et assené un coup à ce qu’il restait de notre souveraineté nationale.

Le piratage énergétique

Le secteur du carburant est un exemple saisissant de l’échec de ces politiques. Un exemple actuel est la fermeture de La Samir, la seule raffinerie du Maroc, et le déplacement des travailleurs et de leurs familles suite à sa faillite.

Pendant ce temps, ceux qui ont bénéficié de sa privatisation ont transféré leurs bénéfices à l’étranger, entraînant une perte de près de cinq milliards de dollars pour l’État. La libéralisation des prix du pétrole, qui a récemment été adoptée conformément aux ordres du FMI, a permis au lobby du pétrole et du gaz d’imposer des hausses de prix constantes en dépit d’une baisse générale des prix du pétrole sur le marché mondial.

Le roi du Maroc Mohammed VI sur une plate-forme pétrolière, près de la frontière algérienne, lors d’une visite dans la région de Talsint (AFP)

Il convient de noter qu’après la libéralisation des prix du carburant et la fermeture de la raffinerie La Samir, certaines sociétés – dont Afriquia, qui contrôle au moins 19 % du marché et fait partie du conglomérat marocain Akwa Group, lequel appartient majoritairement à Aziz Akhannouch, l’ancien ministre de l’Agriculture et de la Pêche – ont accumulé des bénéfices importants. Suite à l’arrêt de la production à La Samir, ces entreprises ont importé davantage de produits pétroliers raffinés pour les vendre sur le marché intérieur. 

Forbes a estimé la valeur nette d’Akhannouch à 1,6 milliard de dollars. En 2016, il a été classé à la 28e position sur la liste des Arabes les plus riches du monde, publiée annuellement par Forbes. Il a joué un rôle central dans l’impasse qui a retardé pendant cinq mois la formation d’un nouveau gouvernement à la fin de 2016 et au début de 2017. Akhannouch est accusé par les actuels manifestants dans le nord du Maroc d’être responsable, en tant que ministre chargé de la Pêche, de la mort de Mouhcine Fikri. Ils ont demandé son licenciement. Akhannouch n’a pas encore répondu publiquement à ces accusations.

Accumulation par dépossession

Les classes dirigeantes marocaines ont en outre bénéficié directement de l’adoption de politiques qui ont entraîné la libéralisation du secteur public et la privatisation des entreprises publiques des secteurs des télécommunications, de l’acier et de l’agriculture, telles que Cosumar et la Régie des Tabacs. Grâce à ces nombreuses privatisations, elles ont continué – voire amplifié – le processus d’accumulation par dépossession, initié par les colonisateurs avant l’indépendance fictive.

Aujourd’hui, selon Diana Davis du département de géographie et d’environnement de l’Université du Texas, la majorité des familles riches et influentes du Maroc bénéficient de la cession de sociétés publiques lucratives et de services publics rentables grâce principalement à leur proximité avec le centre de prise de décision – en d’autres termes, le palais royal.

À LIRE : COP22 au Maroc, entre discours idéologiques de façade et injustices environnementales

Davis explique que le néolibéralisme « a été embrassé avec enthousiasme, bien que de façon sélective, par la monarchie marocaine et une grande partie de l’élite commerciale, contrairement à l’opposition qu’il a rencontrée ailleurs. Cela s’explique en partie par le fait que la famille royale et ses clients ont profité énormément de certains aspects de la restructuration néolibérale, comme la privatisation. 

« Cela est également dû à certains des effets du néolibéralisme qui renforcent les objectifs politiques du gouvernement. On a récemment soutenu, par exemple, que de nombreuses réformes néolibérales ont par leur action dépolitisé la sphère publique au Maroc et ainsi retardé la réforme démocratique d’un régime autoritaire. »

Une dette de plus en plus grande

Les dirigeants du Maroc ont systématiquement choisi d’endetter le pays afin de compenser leurs choix malavisés, portant la dette publique actuelle du pays au niveau record de près de 100 milliards de dollars.

La politique de la dette, à son tour, a eu un impact catastrophique sur le Maroc, non seulement en absorbant plus d’un tiers du budget de l’État pour payer les services de la dette, mais aussi en maintenant notre dépendance vis-à-vis des institutions financières internationales et des sociétés et gouvernements occidentaux via les conditions associées aux prêts.

La plupart des Marocains, en particulier les pauvres, n’ont jamais mis les pieds dans un train ordinaire, encore moins à grande vitesse, mais se retrouvent obligés de payer 

Cela ne s’arrête pas là. Les prêteurs imposent également leurs préférences sur les projets, et ce, à la connaissance des élites dirigeantes. Le projet de train à grande vitesse (TGV) français entre Casablanca et Tanger en est un bon exemple. Les études initiales du projet ont été réalisées par une société de conseil française et parrainées par l’Agence française de développement (AFD) ainsi que par des banques françaises et du Golfe. Les plus grands bénéficiaires du projet sont deux entreprises françaises, Alstom et Railway.

Le wagon d’un train à grande vitesse (TGV) produit par Alstom est chargé sur un navire à destination de Tanger, dans le port de La Rochelle, en France, en juin 2015 (AFP)

La plupart des Marocains, en particulier les pauvres, qui n’ont jamais mis les pieds dans un train ordinaire, encore moins à grande vitesse, se retrouvent obligés de payer les services de la dette, y compris les intérêts, aux dépens de secteurs sociaux essentiels tels que la santé et l’éducation.

Le rouleau compresseur du changement climatique

Le Maroc est un exemple de l’injustice climatique qui caractérise tant de régions du monde de nos jours. En effet, alors que le Maroc est l’un des pays les moins polluants au monde (moins de 1,7 tonnes de CO2 par habitant par an) et que sa responsabilité dans le changement climatique mondial est insignifiante, il est parmi les pays les plus touchés par le changement climatique et les moins préparés à faire face à son impact.

Le retrait de l’État du secteur public et la diminution de ses ressources induits par la machine dévastatrice du libéralisme économique et de la privatisation, ont mis l’État dans l’incapacité d’intervenir en vue de réduire les répercussions de ces terribles changements, notamment des événements extrêmes telles que les inondations et la sécheresse. 

Un homme traverse une zone asséchée qui faisait partie de l’oasis de Tafilalet, dans le désert du Sahara, au sud-est du Maroc, près de la ville oasis d’Erfoud, au nord d’Er-Rissani (AFP)

Le changement climatique anthropique (les émissions de gaz à effet de serre provoquées par l’activité humaine) et son impact désastreux sur les secteurs vitaux du Maroc, en particulier l’agriculture, sont indéniables. L’augmentation des températures et de plus faibles niveaux de précipitations, ainsi que les sécheresses récurrentes (1980, 1985, 1991, 2015 et 2016) et les inondations (Casablanca en 2010, Guelmim et Tiznit en 2014, Taroudant en 2016) sont les principales manifestations du changement climatique au Maroc.

Un rapport de la Banque mondiale de 2014 met en garde contre des impacts plus catastrophiques encore sur notre région à l’avenir si les pays les plus polluants ne réduisent pas drastiquement leurs émissions.

Alors que les classes dirigeantes et les élites marocaines conviennent de ces changements et de ces prévisions, leurs choix économiques et leurs projets structurels sont en contradiction flagrante avec l’action nécessaire pour faire face au changement climatique. Au contraire, elles aggravent leur impact en renforçant la pression sur les ressources naturelles. En voici deux exemples.

En 2001, le roi a annoncé le Plan azur, une stratégie gouvernementale visant à attirer 10 millions de nouveaux visiteurs au Maroc à travers le développement de six nouvelles stations balnéaires. Compte tenu de l’élévation mondiale du niveau de la mer et, par conséquent, du risque élevé d’inondation sur ces nouveaux sites, le plan est problématique. De surcroît, il existe une contradiction profonde entre les vastes piscines et les terrains de golf que les nouveaux complexes touristiques abriteront et les ressources hydrauliques en diminution (une baisse d’un tiers depuis les années 1960) dans le pays. Les experts ont prédit que le Maroc connaîtrait une pénurie absolue en eau, définie comme 500 mètres cubes par personne par an, d’ici 2025.

Des ouvriers agricoles cueillent des fraises dans la campagne de la province de Kenitra au Maroc (AFP)

Le deuxième exemple est le programme Le Maroc vert, une stratégie que le ministère de l’Agriculture et de la Pêche a lancée en 2008. Dans le cadre de ce plan, le pays devrait favoriser la croissance et l’exportation de produits agricoles « à haute valeur ajoutée » comme les agrumes, les légumes et les fruits, lesquels se trouvent également être les plus gros consommateurs d’eau.

En tant que tels, ces trois facteurs – le despotisme politique, le libéralisme économique et le changement climatique – se chevauchent et convergent, approfondissant et accélérant leurs effets négatifs respectifs.

Écologisme d’élite 

En novembre dernier, lors de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP22) à Marrakech, les élites dirigeantes du pays ont brandi la bannière verte et « verdi » leurs entreprises, voitures de luxe et discours pour gagner le respect de leurs hôtes. 

En amont de la conférence, le gouvernement avait imposé de nouvelles lois et décisions présentées comme écologiques qui ne faisaient en réalité que refléter un « écologisme d’élite » en opposition totale avec les intérêts de la majorité pauvre. Ces décisions ont conforté cette majorité écrasée dans sa conviction que les lois sont appliquées contre elle, exacerbant sa souffrance et son humiliation.

En amont de la COP22, le gouvernement a imposé de nouvelles lois et décisions censées être environnementales mais qui, en réalité, n’ont fait que refléter un « écologisme d’élite » en opposition totale avec les intérêts de la majorité pauvre

L’exemple le plus pertinent est la campagne zéro sac plastique. Cette interdiction de la production et de l’utilisation de sacs plastique, adoptée par le parlement marocain en octobre 2015 et entrée en vigueur en juillet dernier, vise en réalité le type de sacs plastique utilisés par les pauvres tandis que toutes les formes de sacs plastique de « première classe » produits par les grandes entreprises n’ont pas été interdits.

À LIRE : Le Maroc part en guerre contre les sacs plastique, mais importe des déchets italiens

Quelques jours à peine avant le début de la conférence et dans une tentative évidente pour améliorer son image, le gouvernement s’est également hâté d’adopter une décision visant à mettre fin à l’interdiction des appels effectués via des connexions internet mobiles sur des applications comme Skype et Whats App. Des protestations avaient eu lieu dans les réseaux sociaux après l’imposition de l’interdiction en janvier 2016.

Ces actions révèlent le peu de respect des dirigeants envers leurs citoyens, leur seule préoccupation étant la façon dont ils apparaissent devant leurs « maîtres » des pays « développés » comme la France et les États-Unis. Ils poursuivent un écologisme descendant qui pose que la majorité non éduquée est responsable de tous les problèmes écologiques parce qu’elle jette les ordures dans la rue et ne préserve pas la beauté des espaces publics.

Des membres des délégations internationales jouent avec un globe terrestre gonflable géant lors de la conférence sur le climat (COP22) en novembre 2016 à Marrakech (AFP)

À travers cette compréhension étroite de l’écologisme, le gouvernement perçoit la crise écologique, tant mondiale, liée au réchauffement climatique, que locale, liée aux activités extractives, comme une opportunité d’enrichissement et d’accumulation de bénéfices supplémentaires. C’est la raison pour laquelle au lieu de s’efforcer d’atténuer la crise, il se concentre sur les projets de production d’énergie en raison de leur rentabilité élevée à travers des partenariats public-privé (PPP), un euphémisme pour privatisation des bénéfices et nationalisation des pertes.

Or, ce sont les citoyens qui finissent par assumer la responsabilité du financement de ces projets de production d’énergie, soit directement par le biais de l’augmentation des factures d’électricité, soit indirectement via l’assèchement des finances publiques.

En revanche, les entreprises privées, y compris celles qui appartiennent à des officiels du gouvernement et celles de leurs « partenaires » français, espagnols, émiratis et saoudiens, bénéficient des avantages et des conditions préférentiels énoncés dans des contrats écrits sur mesure pour eux. Leur environnementalisme considère la crise écologique comme une aubaine pour prendre le contrôle de ce qu’il reste de nos ressources naturelles.

« Nationalisme » d’élite 

Les élites dirigeantes n’hésitent pas, chaque fois que l’opportunité leur en est donnée, à faire étalage de leur nationalisme. Ou à l’utiliser comme un prétexte contre ceux qui dénoncent l’oppression et l’exploitation à laquelle ils se livrent, en les accusant d’être des traîtres à la nation et de servir des intérêts étrangers.

Par exemple, plutôt que d’écouter leurs revendications et leurs griefs, le ministre de l’Intérieur Abdelouafi Laftit a accusé les manifestants et les militants du Rif d’être des séparatistes et de menacer l’intégrité territoriale du pays. 

Les élites dirigeantes n’hésitent pas à exhiber leur patriotisme alors même qu’elles déposent la plupart de leurs richesses dans des banques en Suisse, en France, aux États-Unis et dans d’autres paradis fiscaux, comme l’ont révélé les Panama Papers. Elles exhibent leur patriotisme alors même qu’elles possèdent des propriétés et des résidences secondaires en Europe et aux États-Unis.

Certaines d’entre elles considèrent même leur résidence à l’étranger comme étant leur résidence principale alors que leur domicile au Maroc est considéré comme une résidence secondaire, qui doit être conservée aussi longtemps qu’elle leur permet d’accumuler les profits. Elles n’hésitent pas à présenter leurs passeports occidentaux afin d’échapper aux règles bureaucratiques, racistes et dégradantes imposées par les pays « riches » sur les Marocains pour obtenir un visa.

Leur nationalisme est superficiel et sporadique, comme lorsqu’elles rassemblent les pauvres et les conduisent par bus jusqu’à la capitale pour participer à des marches dont ils ignorent les objectifs, telles que celles organisées contre Ban Ki Moon ou le Parti populaire espagnol suite à ses déclarations sur le conflit au Occidental, puis à les accueillir et les divertir comme si de rien n’était.

Leur nationalisme s’allie à nos anciens et nouveaux colonisateurs dans leur mission de « reconquête » de l’Afrique à travers l’appropriation de ses ressources et le contrôle de ses secteurs vitaux comme la banque et l’énergie, exactement comme ils l’ont fait avec nos ressources et secteurs vitaux au nom de la « marocanisation ».

Un chemin d’espoir

Dans son livre « This Changes Everything : Capitalism vs the Climate », Naomi Klein soutient que la crise environnementale catastrophique à laquelle nous assistons actuellement en raison du modèle capitaliste mondialisé de production, de distribution et de consommation est une opportunité pour tout changer.

Nous devons rompre avec les solutions du passé, conçues ailleurs et parachutées sur notre réalité d’une manière absurde 

En fait, ce modèle menace la vie sur terre comme jamais auparavant. Et c’est pour cette raison que cette crise écologique fournit une occasion en or pour l’émancipation et l’élimination de toutes les formes d’injustice et de disparités sociales – et j’adopte cette vision motivante et pleine d’espoir pour le Maroc. Aujourd’hui, le changement radical n’est pas une option mais une nécessité que nous devons non seulement à la majorité de notre peuple, mais aussi aux générations futures.

Tout projet sociétal alternatif sérieux au Maroc ne peut manquer de considérer les trois rouleaux compresseurs du despotisme politique, du libéralisme économique et du changement climatique, ainsi que leur convergence catastrophique. Nos solutions de rechange doivent prendre en compte notre réalité concrète, partir de notre propre culture et de nos propres traditions, et nous réconcilier avec notre identité. 

Nous devons rompre avec les solutions du passé, conçues ailleurs et parachutées sur notre réalité d’une manière absurde. Nous devons rompre avec le mythe de la modernité et la vision orientaliste des possibilités de développement dans nos pays. Leurs modèles sociétaux n’étaient pas reproductibles et ont échoué dans notre société.

Nous devons surpasser nos anciens et nouveaux colonisateurs afin que les derniers deviennent les premiers, comme l’a écrit Frantz Fanon. Nous devons ancrer au cœur de nos alternatives la souveraineté complète des communautés locales sur leurs ressources, y compris la terre, l’eau, le soleil et les minéraux, qu’ils pourraient gérer de manière démocratique, altruiste et complémentaire pour eux-mêmes et les autres. 

Outre les ressources, nous devons construire un meilleur Maroc dans lequel les citoyens ont également le contrôle de leurs institutions afin qu’elles répondent aux besoins essentiels de la majorité en matière d’alimentation, d’éducation et de santé, d’une manière qui respecte les écosystèmes et leurs capacités de renouvellement. 

- Jawad Moustakbal est membre de l’alliance activiste citoyenne ATTAC/CADTM au Maroc.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Membres des forces de sécurité lors d’une manifestation contre le gouvernement dans la ville d’Imzouren, près d’Al Hoceima, le 10 juin 2017 (AFP).

Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.

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