Politique étrangère occidentale : « tout pour mes amis, le droit pour mes ennemis »
Cet article a été publié le 3 octobre, soit quatre jours avant le début de ce nouveau cycle dans le conflit israélo-palestinien.
Fin septembre, l’éminent universitaire américain Walter Russell Mead a solennellement sonné l’alarme au sujet de la « désintégration » du soi-disant ordre mondial fondé sur des règles.
Malheureusement, son analyse dans le Wall Street Journal démontre une faible empathie cognitive et reflète des opinions dystopiques, deux caractéristiques de longue date des spécialistes occidentaux de la politique étrangère.
Walter Russell Mead se plaint que « le monde est moins stable qu’en février 2022 » alors que, prétendument, « les dirigeants occidentaux ne semblent pas encore saisir l’immensité de la tâche qui les attend ». Malheureusement, il y a bien d’autres choses que les dirigeants occidentaux ne saisissent pas, en particulier au sein de leurs propres pays.
Curieusement, il commence son « j’accuse » en ciblant l’ONU. « [Elle] était censée être le joyau de la couronne de l’ordre fondé sur des règles », écrit-il, « mais dernièrement, le pouvoir et le prestige de cette éternelle institution sous-performante sont tombés encore plus bas. »
Il aurait mieux servi ses lecteurs s’il avait correctement expliqué cette « sous-performance ». Il aurait pu commencer par souligner que la faiblesse de l’ONU est principalement due au fait que les cinq membres permanents de son propre Conseil de sécurité (les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France, également connu sous le nom de P5) paralysent l’institution depuis des décennies avec leurs désaccords.
Veto
Quasiment tous les secrétaires généraux de l’histoire de l’ONU ont été contraints d’être les notaires des décisions du P5. Le seul qui a tenté de réellement diriger l’ONU au nom de tous ses membres, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali dans les années 1990, a connu l’humiliation de voir l’opposition au renouvellement de son mandat à l’ONU (quatorze voix contre une) en 1996.
Devinez quel pays a mis son veto ? Bien sûr, c’était le champion du multilatéralisme démocratique à l’époque, les États-Unis, sous la présidence de Bill Clinton. Plus tôt Mead et ses lecteurs prendront conscience que l’ONU ne fonctionne que si le P5 le permet, mieux ce sera.
D’un autre côté, Mead a raison lorsqu’il affirme : « Il fut un temps où les gens se seraient souciés de ce que l’ONU avait à dire sur les crises internationales, de la série de coups d’État en Afrique et du conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie à l’implication présumée de l’Inde dans l’assassinat d’un militant du Khalistan [État revendiqué par les indépendantistes sikhs de l’État indien du Pendjab] au Canada. »
Laissant de côté ce que les gens et l’ONU auraient pu penser et dire lorsque la Serbie, l’Irak et la Libye ont été attaqués par les États-Unis et l’OTAN respectivement en 1999, 2003 et 2011, un autre cas sensible parmi les exemples cités pourrait faire l’objet d’un test.
Si aujourd’hui, un État membre de l’ONU déposait une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU condamnant l’agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, il pourrait y avoir un veto. Mais cela ne viendrait certainement pas de la Russie ou de la Chine.
Ses principaux acteurs l’empêchent d’agir pour sauvegarder ses valeurs fondatrices
Et inutile de dire que si un test similaire devait être mené concernant l’occupation des territoires palestiniens par Israël depuis près de 60 ans, il y aurait certainement plus d’un veto. Mais, encore une fois, ni russe ni chinois.
Si le Canada se montrait assez imprudent pour déposer une résolution au Conseil de sécurité condamnant l’Inde pour son implication présumée dans l’assassinat d’un militant du Khalistan au Canada, il est très probable que quatre des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, Royaume-Uni, France et Russie) soient profondément embarrassés en raison de leurs propres intérêts nationaux.
Savoir s’ils useraient ou non de leur droit de veto est probablement théorique, car il est quasiment certain que la résolution n’atteindrait jamais le stade du vote.
Ce à quoi nous assistons ici n’est pas la sous-performance de l’ONU, comme l’affirme Walter Russell Mead, mais un exemple clair de la façon dont l’organisation fonctionne. Autrement dit, ses principaux acteurs l’empêchent d’agir pour sauvegarder ses valeurs fondatrices.
Impunité
Mead a, probablement par inadvertance, mis en lumière la véritable raison pour laquelle l’ordre mondial fondé sur des règles se désintègre, et cela peut se résumer simplement : deux poids, deux mesures.
Le cas de l’activiste indien Hardeep Singh Nijjar, assassiné au Canada, prétendument sur ordre du gouvernement indien, en est un exemple frappant.
Le meurtre a causé de l’embarras parce que l’administration Biden et l’Occident mondial tentent d’enrôler l’Inde dans leur campagne pour contenir la Chine. En d’autres termes, l’Inde est trop importante pour être critiquée à ce stade, et donc les valeurs largement revendiquées de l’ordre fondé sur des règles ne s’appliquent pas cette fois.
Pour la plus grande démocratie du monde, s’applique une sorte de règle « Mohammed ben Salmane » ou « Israël ». Pour reprendre les mots d’un président péruvien du début du XXe siècle, c’est assez simple : « tout pour mes amis, le droit pour mes ennemis ».
Sans surprise, sur la question de l’Inde, Walter Russell Mead et de nombreux autres leaders d’opinion occidentaux passent à côté du sujet tabou : le vrai problème n’est pas de savoir si l’Inde a ordonné une exécution extrajudiciaire sur le sol canadien, mais que l’Occident – principalement les États-Unis – a perpétré avec une impunité apparente des milliers d’exécutions extrajudiciaires à travers le monde au cours des deux dernières décennies.
La réaction de l’Occident tait magistralement et acrobatiquement toute allusion à son implication dans des exécutions extrajudiciaires.
Certains pourraient prétendre que les personnes tuées par les Occidentaux étaient des « terroristes » et que la liste des cibles a été mise en œuvre par le biais d’une procédure régulière conformément aux lois occidentales.
Il est devenu habituel pour l’Occident de concevoir « ses » règles de l’ordre mondial comme accordant aux États-Unis et à un certain nombre de leurs alliés un permis de tuer leurs propres citoyens et d’autres personnes en dehors de leurs propres juridictions nationales
Si l’on fait abstraction du fait que ces meurtres ont été perpétrés en dehors de la juridiction des pays occidentaux et qu’aucune autorisation n’a été demandée aux pays où ces meurtres ont eu lieu, il y a une question supplémentaire et troublante : si l’Inde a effectivement perpétré le meurtre, elle l’a fait en suivant ses lois nationales, qui identifiaient la cible comme un terroriste.
Quelqu’un insinue-t-il ici que les lois antiterroristes de l’Inde, la plus grande démocratie du monde, ne sont pas valides ou moins pertinentes ?
Malheureusement, il est devenu habituel pour l’Occident de concevoir « ses » règles de l’ordre mondial comme accordant aux États-Unis et à un certain nombre de leurs alliés un permis de tuer leurs propres citoyens et d’autres personnes en dehors de leurs propres juridictions nationales.
Processus décisionnel paralysé
Si les personnes tuées n’étaient que des terroristes, cela pourrait au moins être tolérable. Mais il y a eu et il y a encore des milliers de passants innocents tués, dont les familles ne reçoivent aucune indemnisation. En substance, pour chaque terroriste tué, au moins dix autres sont créés.
Si les règles de l’ordre mondial sont valables pour tous, sauf pour un certain nombre de pays, personne ne devrait être surpris – et Walter Russell Mead ne devrait pas l’être non plus – si cet ordre se désintègre.
Si le gouvernement indien a bel et bien autorisé ce meurtre, ce serait un acte méprisable qui devrait être condamné sans réserve. Mais si certains pays s’arrogent à eux-mêmes, ignorant le droit international, le droit de décider qui sur leurs listes terroristes doit être assassiné et où et comment, comment pouvons-nous être choqués et contrariés si des puissances émergentes, comme l’Inde ou l’Arabie saoudite, invoquent des droits similaires, revendiquant leur propre sécurité ?
Qui a le droit de décider quelle revendication sécuritaire est valable et laquelle ne l’est pas ? Idéalement, le Conseil de sécurité de l’ONU, si son processus décisionnel n’était pas aussi paralysé.
Walter Russell Mead blâme également l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qu’il qualifie d’« ombre d’elle-même » ; et l’incapacité à parvenir à un accord mondial sur les modalités commerciales est certainement un échec collectif.
Pour mémoire, le budget militaire américain est encore plus important que celui de toutes les autres grandes puissances mondiales réunies
Il aurait peut-être mieux fait d’éviter de dire qu’« un programme de libre-échange… faisait partie intégrante de l’ordre fondé sur des règles depuis les négociations de Bretton Woods », puisque l’une des premières violations substantielles de « l’ordre mondial fondé sur des règles » s’est produite le 15 août 1971, lorsque les États-Unis ont bouleversé les accords de Bretton Woods en mettant fin unilatéralement à l’un de ses principaux piliers – la convertibilité des dollars américains en or.
L’accent est également mis sur un autre pilier de l’ordre fondé sur des règles : le contrôle des armements et les négociations sur le désarmement, qui ne sont « pas à l’ordre du jour ».
Comme on pouvait s’y attendre, Mead mentionne l’accumulation massive de moyens nucléaires de la Chine, la menace de la Russie d’utiliser des armes nucléaires en Ukraine et l’Iran proche du seuil nucléaire. Encore une fois, pour mémoire, le budget militaire américain est encore plus important que celui de toutes les autres grandes puissances mondiales réunies.
Le Traité de non-prolifération de 1968 engageait tous ses signataires à ne pas développer de programmes nucléaires militaires à condition que les grandes puissances nucléaires, à l’époque les États-Unis et l’URSS, réduisent drastiquement leurs arsenaux nucléaires. Les États-Unis et la Russie possèdent encore des milliers d’ogives nucléaires. Et bien sûr, la seule nation dans l’histoire à larguer une bombe atomique par colère a été les États-Unis.
Décadence
Enfin, en ce qui concerne l’Iran, Mead aurait bien fait de rappeler aux lecteurs du Wall Street Journal que, sur cette question, les États-Unis ne peuvent que s’en prendre à eux-mêmes. Premièrement, ils se sont retirés de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) en 2018 et, deuxièmement, ils ont compliqué en vain les négociations pour rejoindre l’accord en 2021.
Walter Russell Mead semble également préoccupé par « l’effondrement ignominieux de la puissance française à travers l’Afrique ». Il serait bon de lui demander pourquoi, en 2023, plus de sept décennies après la décolonisation, il devrait encore y avoir une puissance française en Afrique.
Ce n’est que dans sa dernière phrase que Mead reconnaît que l’ordre mondial fondé sur des règles est également « miné par la décadence politique et la décadence institutionnelle internes [aux démocraties occidentales] ». Insuffisant et tardif, comme d’habitude.
Si Walter Russell Mead avait consacré plus d’attention à cet aspect et aux nombreux tabous mis en évidence par un deux poids, deux mesures pathologique, il aurait mieux servi ses lecteurs et, surtout, le débat général sur cette question importante.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations Unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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