Guerre en Ukraine : comment les États-Unis ont ouvert la voie à l’invasion russe
Il est particulièrement utile de prendre du recul pour analyser la guerre en Ukraine, près d’un an après l’invasion russe.
En février dernier, il semblait tout au moins superficiellement plausible de désigner la décision du président russe Vladimir Poutine d’envoyer des troupes et des chars chez son voisin comme rien moins qu’un « acte d’agression non provoqué ».
Poutine était soit un fou, soit un mégalomane qui tentait de raviver le programme impérial et expansionniste de l’Union soviétique. Sans opposition à son invasion, il allait devenir une menace pour le reste de l’Europe.
Une Ukraine vaillante et démocratique avait besoin d’un soutien sans réserve de l’Occident – et d’un approvisionnement quasi illimité en armes – pour tenir tête à un dictateur voyou.
L’Ukraine est devenue le champ de bataille permettant à Washington de revenir sur les dossiers inachevés de la guerre froide
Mais ce discours semble de plus en plus s’effilocher, du moins si l’on va au-delà des médias de l’establishment – des médias qui n’ont jamais semblé aussi monotones, aussi déterminés à battre le tambour de guerre, aussi amnésiques et aussi irresponsables.
Quiconque conteste les efforts incessants déployés au cours de l’année passée pour intensifier le conflit – qui entraîne un bilan humain et des souffrances incommensurables, fait grimper en flèche les prix de l’énergie, provoque des pénuries alimentaires à l’échelle mondiale et engendre en fin de compte un risque de guerre nucléaire – est accusé de trahir l’Ukraine et de faire l’apologie de Poutine.
Aucune dissidence n’est tolérée.
Poutine est Hitler, nous sommes en 1938 et quiconque cherche à faire baisser la température n’est qu’un adepte de la politique d’apaisement, à l’instar du Premier ministre britannique Neville Chamberlain.
C’est du moins ce qu’on nous dit. Mais le contexte est d’une importance cruciale.
Mettre fin aux « guerres éternelles »
Six mois à peine avant que Poutine n’envahisse l’Ukraine, le président Joe Biden a retiré l’armée américaine d’Afghanistanaprès deux décennies d’occupation. Il s’agissait en apparence de l’accomplissement de sa promesse de mettre fin aux « guerres éternelles » de Washington qui lui coûtaient « tant de sang et d’argent ».
La promesse implicite était que l’administration Biden allait non seulement ramener les troupes américaines des « bourbiers » du Moyen-Orient que représentaient l’Afghanistan et l’Irak, mais aussi veiller à ce que les impôts américains cessent de partir à l’étranger pour remplir les poches de fournisseurs militaires, de fabricants d’armes et de responsables étrangers corrompus. Les dollars allaient être dépensés sur le territoire national pour résoudre les problèmes nationaux.
Mais depuis l’invasion russe, cette hypothèse s’est effondrée. Dix mois plus tard, il semble fantaisiste d’imaginer qu’il y ait eu la moindre intention de la part de Biden.
En décembre, le Congrès américain a approuvé une augmentation colossale du « soutien » essentiellement militaire à l’Ukraine, portant le total officiel à une centaine de milliards de dollars en moins d’un an, avec sans doute beaucoup plus de coûts cachés au public. Ce montant dépasse de loin le budget militaire annuel total de la Russie.
Washington et l’Europe déversent en Ukraine des armes toujours plus offensives. Ainsi encouragé, Kyiv pousse de plus en plus le champ de bataille à l’intérieur du territoire russe.
Les responsables américains, tout comme leurs homologues ukrainiens, entendent combattre la Russie jusqu’à ce que Moscou soit « vaincu » ou que Poutine soit renversé, transformant ainsi ce conflit en une nouvelle « guerre éternelle » identique à celle à laquelle Biden venait de renoncer – cette fois-ci en Europe plutôt qu’au Moyen-Orient.
Début janvier, dans le Washington Post, Condoleezza Rice et Robert Gates, deux anciens secrétaires d’État américains, ont appelé Biden à « offrir de toute urgence à l’Ukraine une augmentation considérable de ses fournitures et capacités militaires ». […] Il est préférable [d’]arrêter [Poutine] maintenant, avant que l’on n’exige davantage des États-Unis et de l’OTAN. »
En décembre, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a averti qu’une guerre directe entre l’alliance militaire occidentale et la Russie était une « possibilité réelle ».
Quelques jours plus tard, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a été accueilli en héros lors d’une visite « surprise » à Washington. La vice-présidente américaine Kamala Harris et la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi ont déployé un grand drapeau ukrainien derrière leur invité, telles deux groupies, pendant qu’il s’adressait au Congrès.
Les législateurs américains ont offert à Zelensky une ovation de trois minutes, plus longue encore que celle accordée à l’autre fameux « homme de paix » et défenseur de la démocratie, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Le président ukrainien s’est fait l’écho de Franklin D. Roosevelt, président américain durant la Seconde Guerre mondiale, en réclamant une « victoire absolue ».
Tout cela n’a fait que souligner le fait que Biden s’est rapidement approprié la guerre en Ukraine en exploitant l’invasion russe « non provoquée » pour mener une guerre américaine par procuration. L’Ukraine est devenue le champ de bataille permettant à Washington de revenir sur les dossiers inachevés de la guerre froide.
Compte tenu du timing, les esprits cyniques pourraient se demander si Biden ne s’est pas retiré de l’Afghanistan non pas pour se concentrer enfin sur le redressement des États-Unis, mais pour préparer son entrée dans une nouvelle arène de confrontation, afin de donner un nouveau souffle à cet éternel scénario américain d’une domination militaire tous azimuts.
Fallait-il « abandonner » l’Afghanistan pour permettre à Washington d’investir son argent dans une guerre contre la Russie dans laquelle il n’y aurait pas de pertes humaines américaines ?
Des intentions hostiles
La réponse qui vient, bien sûr, est que Biden et son administration ne pouvaient pas savoir que Poutine était sur le point d’envahir l’Ukraine. C’était la décision du dirigeant russe, pas celle de Washington. Sauf que…
De hauts responsables politiques américains et des experts des relations américano-russes – de George Kennan à William Burns, actuellement directeur de la CIA sous Biden, en passant par John Mearsheimer et feu Stephen Cohen – avertissaient depuis des années que l’expansion de l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie sous l’égide des États-Unis ne pouvait que provoquer une réponse militaire russe.
Poutine avait mis en garde contre ces dangereuses conséquences en 2008, lorsque l’OTAN a soumis pour la première fois l’idée d’une candidature de l’Ukraine et de la Géorgie – deux ex-États soviétiques frontaliers avec la Russie – à une adhésion. Il n’a laissé aucune place au doute en envahissant presque immédiatement la Géorgie, bien que brièvement.
C’est cette réaction « non provoquée » qui a vraisemblablement retardé l’exécution du plan de l’OTAN. Néanmoins, en juin 2021, l’alliance a réaffirmé son intention d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN. Quelques semaines plus tard, les États-Unis ont signé avec Kyiv des pactes distincts en matière de défense et de partenariat stratégique, offrant ainsi à l’Ukraine de nombreux avantages liés à une appartenance à l’OTAN sans en faire officiellement un pays membre.
Entre les deux déclarations de l’OTAN en 2008 et 2021, les États-Unis n’ont cessé de signaler leurs intentions hostiles à l’égard de Moscou et de montrer comment l’Ukraine pourrait contribuer à leur position géostratégique agressive dans la région.
Washington se soucie moins de l’avenir de l’Ukraine que de son objectif consistant à épuiser la force militaire de la Russie tout en l’isolant de la Chine, qui semble être la prochaine cible des États-Unis dans leur quête de domination totale
En 2001, peu après le début de l’expansion de l’OTAN vers les frontières russes, les États-Unis se sont retirés unilatéralementdu traité ABM (« Anti-Ballistic Missile ») de 1972, destiné à éviter une course aux armements entre les deux ennemis historiques.
Libérés du traité, les États-Unis ont ensuite déployé des batteries de missiles dans le périmètre élargi de l’OTAN, en Roumanie en 2016 et en Pologne en 2022. Le discours employé pour couvrir ces mesures était que ces sites étaient purement défensifs et visaient à intercepter tout missile tiré par l’Iran.
Toutefois, Moscou ne pouvait ignorer que ces systèmes d’armement étaient également aptes à une utilisation offensive et que des missiles de croisière à tête nucléaire pouvaient pour la première fois être lancés vers la Russie dans un délai très court.
En 2019, le président Donald Trump a renforcé les inquiétudes de Moscou en se retirant unilatéralement du traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Cela a ouvert la porte aux États-Unis pour lancer une première frappe potentielle sur la Russie avec des missiles stationnés dans les nouveaux pays membres de l’OTAN.
Alors que l’OTAN flirtait une fois de plus avec l’Ukraine au cours de l’été 2021, la capacité des États-Unis à lancer une frappe préventive avec l’aide de Kyiv – et de détruire ainsi la capacité de Moscou à riposter efficacement, tout en brisant sa dissuasion nucléaire – était un danger qui devait vivement préoccuper les décideurs russes.
Le sceau des États-Unis
Cela ne s’est pas arrêté là. L’Ukraine post-soviétique était profondément divisée, tant sur le plan géographique qu’électoral, sur la question de savoir si elle devait se tourner vers la Russie ou vers l’OTAN et l’Union européenne pour préserver sa sécurité et son commerce. Au fil d’élections très serrées, elle a oscillé entre ces deux pôles. L’Ukraine était un pays en proie à une crise politique permanente et à une corruption profonde.
C’est dans ce contexte que s’est produit à Kyiv en 2014 un coup d’État/une révolution qui a renversé un gouvernement élu pour préserver les liens avec Moscou. Un gouvernement ouvertement anti-russe a été installé à sa place. Le sceau de Washington – sous couvert de « promotion de la démocratie » – était un élément omniprésent du changement soudain de gouvernement au profit d’un gouvernement étroitement aligné sur les objectifs géostratégiques américains dans la région.
De nombreuses communautés russophones d’Ukraine – concentrées dans l’est, le sud et la péninsule de Crimée – ont été révoltées par cette prise de pouvoir. Craignant que le nouveau gouvernement hostile installé à Kyiv ne tente de mettre fin à son contrôle historique de la Crimée et du seul port dont dispose la Russie dans les mers chaudes, Moscou a annexé la péninsule.
D’après un référendum ultérieur, la population locale a soutenu cette décision à une écrasante majorité. Les médias occidentaux ont largement décrit un résultat frauduleux, mais des sondages occidentaux ultérieurs ont laissé entendre que les Criméens le jugeaient fidèle à leur volonté.
C’est toutefois la région orientale du Donbass qui a été l’élément déclencheur de l’invasion russe en février dernier. Une guerre civile a rapidement éclaté en 2014, opposant les communautés russophones de la région à des combattants ultra-nationalistes et anti-russes, originaires pour la plupart de l’ouest de l’Ukraine, parmi lesquels des néonazis décomplexés. Plusieurs milliers de personnes sont mortes au cours des huit années de combats.
Alors que l’Allemagne et la France ont négocié les accords dits de Minsk avec l’aide de la Russie pour mettre fin au massacre dans le Donbass en promettant à la région une plus grande autonomie, Washington a semblé encourager l’effusion de sang.
Les États-Unis ont déversé de l’argent et des armes en Ukraine. Ils ont formé les forces ultranationalistes ukrainiennes et se sont efforcés d’intégrer l’armée ukrainienne dans l’OTAN par le biais de son principe d’« interopérabilité ». En juillet 2021, alors que les tensions s’intensifiaient, les États-Unis ont organisé un exercice naval conjoint avec l’Ukraine en mer Noire, l’opération Sea Breeze, lors de laquelle la Russie a dû tirer des coups de semonce contre un destroyer de la marine britannique qui était entré dans les eaux territoriales de la Crimée.
À l’hiver 2021, comme l’a souligné le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, Moscou avait atteint son « point d’ébullition ». Les troupes russes se sont massées à la frontière ukrainienne dans des proportions sans précédent, signe manifeste que Moscou avait perdu patience face à la collusion de l’Ukraine avec ces provocations orchestrées par les États-Unis.
Le président Zelensky, qui a été élu pour sa promesse de rétablir la paix dans le Donbass mais qui s’est montré incapable de maîtriser les éléments d’extrême droite au sein de sa propre armée, a poussé dans la direction opposée.
Les forces ultra-nationalistes ukrainiennes ont intensifié le bombardement du Donbass dans les semaines qui ont précédé l’invasion. Dans le même temps, Zelensky a fait fermer des médias de premier plan et s’apprêtait à interdire les partis politiques d’opposition et à exiger des médias ukrainiens qu’ils mettent en œuvre une « politique d’information unifiée ». Alors que les tensions montaient, le président ukrainien a menacé de développer des armes nucléaires et de réclamer une adhésion accélérée à l’OTAN, vouée à embourber encore plus l’Occident dans le massacre du Donbass et à intensifier le risque d’une confrontation directe avec la Russie.
Éteindre la lumière
C’est alors, après quatorze années d’ingérence américaine aux frontières de la Russie, que Moscou a envoyé ses soldats – de manière « non provoquée ».
L’objectif initial de Poutine, quoi qu’en aient dit les médias occidentaux, semblait être le plus léger possible étant donné que la Russie lançait une invasion illégale. Dès le départ, la Russie aurait pu mener ses attaques dévastatrices actuelles contre l’infrastructure civile ukrainienne, fermer les voies de communication et éteindre la lumière dans une grande partie du pays. Mais elle semble avoir délibérément évité une campagne de choc et stupeur à l’américaine.
À la place, elle s’est d’abord concentrée sur une démonstration de force. Moscou semble avoir supposé, à tort, que Zelensky aurait reconnu que son pays avait exagéré, qu’il se serait rendu compte que les États-Unis – situés à des milliers de kilomètres – ne pouvaient pas être les garants de sa sécurité et qu’il aurait été contraint de désarmer les ultra-nationalistes qui s’en prenaient aux communautés russes de l’est du pays depuis huit ans.
Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Du point de vue de Moscou, l’erreur de Poutine n’est pas tant d’avoir lancé une guerre non provoquée contre l’Ukraine que d’avoir trop tardé à l’envahir. L’« interopérabilité » militaire de l’Ukraine avec l’OTAN était bien plus avancée que ce que les planificateurs russes semblent avoir estimé.
Dans une récente interview, l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, qui a supervisé les négociations de Minsk visant à mettre fin au massacre du Donbass, a semblé – bien que par inadvertance – se faire l’écho de cette opinion : les pourparlers ont servi de couverture pendant que l’OTAN préparait l’Ukraine à une guerre contre la Russie.
Beaucoup plus d’argent sera dépensé et beaucoup plus de sang sera versé. Il n’y aura pas de gagnants, à l’exception des faucons néoconservateurs en charge de la politique étrangère qui dominent Washington et des lobbyistes de l’industrie de la guerre qui tirent profit des aventures militaires sans fin de l’Occident
Au lieu d’empocher une victoire rapide et un accord sur de nouvelles dispositions en matière de sécurité régionale, la Russie est désormais engagée dans une guerre par procuration prolongée contre les États-Unis et l’OTAN, où les Ukrainiens servent de chair à canon. Les combats et les pertes humaines pourraient se poursuivre indéfiniment.
Alors que l’Occident est résolu à ne pas rétablir la paix et à expédier des armes aussi vite qu’elles sont fabriquées, l’issue s’annonce sombre, qu’il s’agisse d’une nouvelle division territoriale sanglante de l’Ukraine entre un bloc pro-russe et un bloc anti-russe par la force des armes ou d’une escalade vers une confrontation nucléaire.
Sans l’intervention prolongée des États-Unis, la réalité est que l’Ukraine aurait dû parvenir à un arrangement il y a de nombreuses années avec son voisin beaucoup plus grand et plus fort, tout comme le Mexique et le Canada ont dû le faire avec les États-Unis. L’invasion aurait été évitée. Aujourd’hui, le destin de l’Ukraine ne lui appartient guère. Elle est devenue un pion de plus sur l’échiquier des superpuissances.
Washington se soucie moins de l’avenir de l’Ukraine que de son objectif consistant à épuiser la force militaire de la Russie tout en l’isolant de la Chine, qui semble être la prochaine cible des États-Unis dans leur quête de domination totale.
En parallèle, Washington a atteint un objectif plus large en anéantissant tout espoir de compromis en matière de sécurité entre l’Europe et la Russie, en renforçant la dépendance tant militaire qu’économique de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et en poussant l’Europe à s’associer à ses nouvelles « guerres éternelles » contre la Russie et la Chine.
Beaucoup plus d’argent sera dépensé et beaucoup plus de sang sera versé. Il n’y aura pas de gagnants, à l’exception des faucons néoconservateurs en charge de la politique étrangère qui dominent Washington et des lobbyistes de l’industrie de la guerre qui tirent profit des aventures militaires sans fin de l’Occident.
- Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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