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Guerre en Ukraine : vers un « super-combat » d’un nouveau type ?

Les exigences de la guerre moderne de haute intensité épuisent rapidement les réserves d’armes et les ressources de toutes les parties engagées en Ukraine. Ce qui pourrait nous attendre devrait tous nous inquiéter
Des soldats ukrainiens se préparent à utiliser un canon automoteur CAESAr de fabrication française contre des positions russes près d’Avdiïvka, dans la région de Donetsk, le 26 décembre 2022 (AP)
Des soldats ukrainiens se préparent à utiliser un canon automoteur CAESAr de fabrication française contre des positions russes près d’Avdiïvka, dans la région de Donetsk, le 26 décembre 2022 (AP)

En février 2022, les forces russes ont envahi l’Ukraine, initiant un processus qui, selon les prévisions de nombreux analystes, devait aboutir à une chute rapide du gouvernement Zelensky à Kyiv.

Le Kremlin s’attendait à une opération de courte durée semblable à la prise de contrôle de la Crimée en 2014 ou, au pire, à une guerre de faible intensité semblable au conflit syrien, à l’issue de laquelle certaines villes auraient ressemblé à Alep.

Même si la situation en Ukraine se résout sans armes nucléaires, ce conflit est d’une intensité inédite depuis 75 ans

Au lieu de cela, la Russie et le monde se retrouvent face à un conflit prolongé et sanglant, ainsi qu’au retour d’une guerre de haute intensité dans des proportions inédites depuis la Seconde Guerre mondiale.

L’ampleur et la portée des technologies modernes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR) de précision, ainsi que le recours à des tactiques datant du milieu du XXe siècle, ont entraîné une augmentation spectaculaire du degré de destruction sur le champ de bataille.

Vers une guerre nucléaire tactique

Chose plus inquiétante encore, la personnalisation de la guerre par le président russe Vladimir Poutine, conjuguée aux importantes pertes matérielles et humaines subies par ses forces, pourrait engendrer un glissement vers une guerre nucléaire tactique et amener ainsi le risque d’un conflit existentiel.

Pourtant, même si la situation en Ukraine se résout sans recours aux armes nucléaires, ce conflit est d’une intensité inédite en Europe depuis 75 ans. Il est cependant facile d’imaginer comment les choses pourraient empirer.

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Il suffit d’imaginer ce qui pourrait se passer si d’autres éléments, tels que des cyberattaques ciblant Internet, composante essentielle de tous les aspects de la vie quotidienne, ou encore des pandémies, des pénuries d’eau, des crises alimentaires, le réchauffement climatique et des interruptions de chaînes d’approvisionnement entraient dans l’équation d’un conflit analogue à la guerre en Ukraine.

Nous assisterions alors à une forme de guerre beaucoup plus conséquente, un « super-combat » qui ne se cantonnerait pas aux frontières d’un seul pays.  

Le conflit ukrainien, rappelant pour l’essentiel les guerres de l’ère industrielle, présente également des éléments fondamentaux de la théorie controversée de la guerre de cinquième génération, inventée en 2002 par Robert Steele, un ancien agent de la CIA.

Menés principalement par le biais d’actes militaires non cinétiques, les conflits de cinquième génération emploient toutes les techniques des générations précédentes, notamment la guerre hybride, en y ajoutant les médias, la désinformation et la technologie.

Le président ukrainien a lancé très tôt l’offensive d’information, avec un usage inégalé de la persuasion, de la coercition (virant souvent à l’humiliation) et de la théâtralité

Quelle que soit l’opinion que l’on a de la guerre de cinquième génération, le président ukrainien Volodymyr Zelensky ne comprend que trop bien l’importance de la guerre de la perception et de l’information, contrairement à l’ancien président afghan Ashraf Ghani, qui a failli dans la construction d’un discours bien avant que les talibans, versés dans l’usage des réseaux sociaux, ne marchent sur Kaboul.

Le président ukrainien a lancé très tôt l’offensive d’information, avec un usage inégalé de la persuasion, de la coercition (virant souvent à l’humiliation) et de la théâtralité.

Le monde n’était pas préparé à une guerre de grande ampleur sur le continent européen.

Puiser dans les réserves d’urgence

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des conflits ont été de faible intensité (maintien et imposition de la paix) ou de moyenne intensité (Libye, Irak, Vietnam, lutte contre le terrorisme).

L’Ukraine est le premier exemple de guerre de haute intensité où tous les moyens de la Russie, de l’Ukraine et de l’OTAN sont engagés sur un champ de bataille où l’on pensait que de telles guerres appartenaient au passé.

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L’intensité de la guerre ne fait guère de doute – toutes les parties sont à court d’armes de précision, de drones et même de ressources de l’ère industrielle telles que des obus d’artillerie lourds et non guidés. 

Des milliards de dollars de matériel consommé à un rythme effarant sont injectés dans cette guerre.

Les plus grandes armées du monde – la Russie, les États-Unis et la coalition de l’OTAN – ne se contentent pas de vider les stocks à portée de main, mais puisent également dans les réserves d’urgence.

On ne peut que se demander ce qu’en pensent les commandants régionaux américains chargés de la défense du Pacifique ou du Moyen-Orient.

Les stocks nécessaires à l’accomplissement de leurs missions seront-ils réquisitionnés ? Leurs missions principales seront-elles compromises pour soutenir les exigences de l’Ukraine ? Mais surtout, un épuisement de leurs stocks sera-t-il révélateur d’une faiblesse en matière de capacités et pourrait-il inciter les autres pays à tirer parti de la situation, comme la Chine en attaquant Taïwan ?

Le conflit ukrainien a ravivé des doctrines longtemps oubliées de guerre de haute intensité et de guerre quasi totale

Fondamentalement, le conflit ukrainien a ravivé des doctrines longtemps oubliées de guerre de haute intensité et de guerre quasi totale. Par ailleurs, compte tenu de la consommation spectaculaire d’armes de précision modernes, il démontre une mauvaise évaluation des stocks, des inventaires et même des effectifs en service actif nécessaires.

Il met également en évidence – plus encore que la récente guerre en Afghanistan – l’instrumentalisation de l’information par le biais de campagnes de propagande, principalement destinées à démoraliser l’armée du pays visé.

De l’impact des pressions économiques

Un exemple notable a été l’utilisation par l’Ukraine de prisonniers de guerre russes pour véhiculer un « sentiment de regret » dans des vidéos largement diffusées.

On pense que des campagnes soutenues de ce type contribuent à créer un climat de méfiance entre l’armée russe, le Kremlin et la population russe.

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L’approche menée par les États-Unis visant à isoler la Russie de la communauté internationale est un autre principe clé de la guerre de cinquième génération.

Les efforts déployés pour soumettre les Russes à une pression économique en provoquant des pénuries et une dévaluation du rouble, dans l’espoir de précipiter une réduction de leur capacité militaire et du soutien populaire au gouvernement, n’ont que peu porté leurs fruits.

Si le fait d’isoler le Japon de ses approvisionnements essentiels en pétrole pendant la Seconde Guerre mondiale a été déterminant pour la victoire des Alliés dans le Pacifique, l’économie mondiale interconnectée (sans parler des pays qui enfreignent les sanctions) a limité l’effet de pressions similaires appliquées la machine militaire russe.

Un autre facteur qui complique ce « super-combat » réside dans la présence de groupes militants distincts qui combattent pour l’argent ou pour une idéologie, qui reçoivent des armes et sont formés.

Ces groupes mènent des attaques terroristes dans tout le pays, raison pour laquelle il est difficile pour les armées traditionnelles de déterminer l’adversaire contre lequel elles doivent se battre.

Si les mercenaires et les idéologies ont eu leur place dans les guerres de faible et moyenne envergure tout au long de l’histoire, cela faisait un certain temps que ces paramètres n’avaient pas eu un tel impact dans une guerre de grande envergure

Par exemple, la Russie a accusé le régiment ukrainien d’extrême droite Azov d’avoir bombardé le théâtre de Marioupol en mars.

Parmi les autres groupes paramilitaires qui encombrent le champ de bataille ukrainien figurent le Secteur droit, le bataillon Aïdar, les Forces armées de la République populaire de Donetsk, les Forces armées de la République populaire de Lougansk et le groupe Wagner, sans oublier les volontaires étrangers qui imitent leurs arrière-grands-pères partis combattre en Espagne aux côtés des communistes contre les fascistes.

Si les mercenaires et les idéologies ont eu leur place dans les guerres de faible et moyenne envergure tout au long de l’histoire, cela faisait un certain temps que ces paramètres n’avaient pas eu un tel impact dans une guerre de grande envergure. 

Des répercussions

Pourtant, malgré le niveau de combat qui caractérise la guerre de haute intensité en Ukraine, certains facteurs du monde moderne sont absents du champ de bataille. Des éléments supplémentaires tels que les pandémies, les crises alimentaires, le réchauffement climatique et l’interconnectivité du monde pourraient exacerber la guerre d’une manière jamais observée auparavant.

Le président américain Joe Biden et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky tiennent une conférence de presse à la Maison-Blanche, le 21 décembre 2022 à Washington (AFP)
Le président américain Joe Biden et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky tiennent une conférence de presse à la Maison-Blanche, le 21 décembre 2022 à Washington (AFP)

L’inquiétude porte sur les répercussions. En d’autres termes, les différends peuvent se répéter et se développer dans les différentes sphères de conflit, dans un cadre asymétrique ou irrégulier.

La composition intégrée de ces conflits complémentaires, généralement qualifiée d’« hybride », peut éclater et se propager.

Par exemple, la concurrence et la confrontation par des moyens militaires sont renforcées par des hostilités numériques, économiques, financières voire culturelles.

Dans ce cas, on peut envisager un niveau de guerre dépassant l’intensité localisée des combats en Ukraine, un super-combat où la guerre dépasse les frontières d’un seul pays et inclut de multiples facteurs inédits de notre vivant.

Le Moyen-Orient, à l’exception des États rentiers opportunistes du Golfe, ressemble à une bombe prête à exploser, avec ses régimes instables et ses conflits ethniques

Malheureusement, il ne s’agit pas d’un simple exercice théorique. Le monde d’aujourd’hui laisse entrevoir de nombreux conflits dans différentes régions, qu’il s’agisse d’une conflagration potentielle entre l’Iran et l’Azerbaïdjan ou entre la Grèce et la Turquie, cette dernière risquant de précipiter la formation d’une fissure dans la résilience de l’OTAN.

Les incompatibilités en Asie (Taïwan, la péninsule coréenne, le différend russo-japonais sur les îles Kouriles, le conflit indo-pakistanais, etc.) peuvent donner lieu à une série de conflits apparemment sans lien entre eux.

L’Afrique, où des questions inter et intraétatiques entrent en jeu, pourrait être le théâtre d’une confrontation indirecte entre puissances dominantes, à savoir la France, la Chine et les États-Unis.

Le Moyen-Orient, à l’exception des États rentiers opportunistes du Golfe, ressemble à une bombe prête à exploser, avec ses régimes instables et ses conflits ethniques. Des conflits régionaux et intracommunautaires fragmentés pourraient enflammer une combinaison d’anciennes et de nouvelles hostilités.

Des leçons à tirer de l’Ukraine

À l’aube de 2023 sur le champ de bataille ukrainien, l’espoir d’une victoire rapide d’un camp ou de l’autre est mince.

Les analystes militaires et les experts se sont systématiquement trompés en prédisant une victoire rapide de la Russie. Quant aux prédictions d’une offensive de grande envergure censée chasser la Russie d’Ukraine ou d’une défaite stratégique de l’armée russe, celles-ci se sont révélées complètement fausses.

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Mais les leçons à tirer de l’Ukraine en matière de guerre moderne sont évidentes.

Le manque d’effectifs et de matériel, les délais de livraison allongés et le coût exorbitant des armes de précision déconcertent les planificateurs de guerre et les commandants opérationnels qui se sont complètement égarés dans le calcul des besoins liés à une guerre moderne de haute intensité.

Il est clair qu’une période de militarisation a déjà commencé, ce qui se traduit par des niveaux élevés de dépenses, des réalignements dans les alliances ou des économies de ressources en vue d’un conflit probable.

De plus, les méthodes privilégiées sont appelées à s’étendre via l’exploitation des nouvelles opportunités et des nouveaux risques de la vie (post)moderne. 

Si la guerre en Ukraine a surpris le monde entier par son intensité et les coûts qu’elle engendre, elle pourrait être bien pire

Mais surtout, compte tenu de l’absence de littérature sérieuse chez les stratèges et planificateurs travaillant à plus long terme, un point essentiel semble être oublié : si la guerre en Ukraine a surpris le monde entier par son intensité et les coûts qu’elle engendre, elle pourrait être bien pire.

Si beaucoup pensent que l’étape suivante sur le champ de bataille conventionnel en Ukraine serait une confrontation nucléaire, il existe une forme intermédiaire de guerre, un scénario de super-combat qui reprend tous les éléments de la guerre en Ukraine en y ajoutant d’autres facteurs : des cyberattaques contre les infrastructures civiles et les systèmes financiers, une propagande « deepfake » déguisée en véritable information, des flux massifs de réfugiés, des pandémies susceptibles de provoquer une concurrence entre les besoins médicaux des civils et ceux des combattants, ou encore une instrumentalisation des denrées alimentaires et de l’eau.

Au-delà du type de massacre observé en Ukraine, ces autres facteurs ont la capacité de porter la guerre conventionnelle à un niveau supérieur et d’ouvrir la porte à un type de super-combat qui pourrait être bien plus dévastateur que tout ce qui a été observé jusqu’à présent dans cette guerre.

- Murat Aslan est chercheur en défense et sécurité à la SETA Foundation en Turquie et membre de l’université Hasan Kalyoncu.

- Tanya Goudsouzian est une journaliste canadienne qui couvre le Moyen-Orient et l’Afghanistan depuis plus de vingt ans. Elle a été rédactrice d’opinion pour Al Jazeera English Online.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Murat Aslan is a defence and security researcher at Turkey's SETA foundation and a faculty member at Hasan Kalyoncu University.
Tanya Goudsouzian is a Canadian journalist who has covered the Middle East and Afghanistan for over two decades and is former Opinion Editor at Al Jazeera English Online.
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