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Les gagnants et les perdants de la crise ukrainienne

L’Europe, dont l’Allemagne, et bien sûr l’Ukraine seront les grands perdants de l’invasion russe dans le pays. Côté gagnants, un se détache nettement : les États-Unis
Faute de pouvoir peser sur le cours des événements, l’Europe va se retrouver contrainte de coller au grand frère américain (AFP/Ludovic Marin)
Faute de pouvoir peser sur le cours des événements, l’Europe va se retrouver contrainte de coller au grand frère américain (AFP/Ludovic Marin)

Difficile de reprocher quoi que ce soit à la Norvège. Non seulement le pays des Nobel figure systématiquement sur le podium des systèmes ayant la meilleure gouvernance au monde, mais il a la chance de posséder le plus grand fonds souverain de la planète, avec 1 250 milliards d’euros, et d’avoir, en plus, un prodige, Erding Haaland, promis à remporter plusieurs Ballons d’or durant la prochaine décennie.

Et, cerise sur le gâteau, la Norvège a du gaz. Beaucoup de gaz, dont elle exporte l’essentiel vers l’Europe. Connue pour son pacifisme, la Norvège n’est pas impliquée dans la guerre en Ukraine. Pourtant, elle est l’un des bénéficiaires les plus chanceux de cette guerre, et ce dans une remarquable discrétion.

Le champ pétrolifère Johan Sverdrup, en mer du Nord, en Norvège, troisième plus grand champ pétrolifère du plateau continental norvégien (AFP/Carina Johansen)
Le champ pétrolifère Johan Sverdrup, en mer du Nord, en Norvège, troisième plus grand champ pétrolifère du plateau continental norvégien (AFP/Carina Johansen)

Sans envahir l’Ukraine ni déclarer la guerre à la Russie, la Norvège affiche en effet un bilan flatteur à l’issue de l’invasion russe.

À en croire un cabinet spécialisé, le gaz devrait rapporter cette année 193 milliards de dollars à la Norvège, ce qui représente des revenus huit fois plus élevés qu’en 2019, dernière année « normale » avant la pandémie de covid-19 ! Un vrai jackpot.

Mais au moment où s’engagent les premières discussions entre Russes et Américains sur l’Ukraine, un premier bilan permet de noter que les grands bénéficiaires de ce conflit sont très éloignés du champ de bataille. Car bien avant la Norvège, les premiers grands vainqueurs de la guerre en Ukraine sont indéniablement les États-Unis. Sans officiellement engager un seul soldat, ni tirer une seule balle, Washington engrange des gains géostratégiques, économiques, militaires et politiques sans précédent.

Pour préserver son leadership, en vue de la bataille de titans qui se profile face à la Chine, les États-Unis avaient besoin de restaurer leur hégémonie sur le monde occidental et d’imposer leur discipline. C’est désormais atteint, tout le monde se plaçant, avec ou sans enthousiasme, sous le parapluie américain. En premier lieu, l’Europe, qui a enterré ses aspirations à l’indépendance.

Gros contrats dans l’aviation et le gaz

Cette protection des pays occidentaux par les États-Unis se fait sous la bannière de l’OTAN, une organisation naguère fortement décriée. Elle a même été jugée par le président français Emmanuel Macron « en état de mort cérébrale ».

La guerre en Ukraine a totalement réhabilité l’OTAN au sein du public occidental, dans une sorte de caricature, en plein dans ce fameux slogan : « Les États-Unis sont le leader du monde libre, l’OTAN son bras protecteur. »

Mais les États-Unis ne se contentent pas de gains géopolitiques. Ils préfèrent aussi être gagnants en affaires. Ils y excellent. Et la guerre en Ukraine constitue pour eux une véritable aubaine.

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La tension internationale induite par la guerre en Ukraine a boosté les ventes d’armes dans le monde. Et chez qui achète-t-on ces armes ? Auprès des États-Unis, bien sûr. Washington a promis une aide militaire significative à l’Ukraine, près de 20 milliards de dollars, mais nul doute que les Américains vont se servir sur la bête, en réservant à leurs entreprises les commandes d’armes annoncées.

Ces mêmes armes seront abondamment fournies à d’autres clients des États-Unis, ce qui amortira largement l’aide fournie à l’Ukraine.

Les acheteurs se bousculent déjà. Dans le seul domaine de l’aviation, de gros contrats ont été annoncés dans les semaines qui ont suivi l’entrée de l’armée russe en Ukraine. L’un d’eux prévoit l’achat de 35 avions F-35 par l’Allemagne, un contrat de plus de 8 milliards de dollars, alors que Berlin était supposé engagé dans un projet d’avion européen, le fameux SCAF, avec la France et l’Espagne.

Dans la foulée, le Canada a pris une option pour 88 autres F-35 pour un montant de 14 milliards d’euros. Fin 2021, La Finlande avait passé commande de 64 appareils, pour 10 milliards d’euros. Résultat : les commandes chez Lockheed Martin, fabricant du F-35, sont si élevées que l’armée américaine elle-même se trouve contrainte d’attendre son tour !

La tension internationale induite par la guerre en Ukraine a boosté les ventes d’armes dans le monde. Et chez qui achète-t-on ces armes ? Auprès des États-Unis, bien sûr

Dans le même temps, une véritable frénésie d’achats d’armes de toutes natures s’est emparée de nombreux pays européens.

À elle seule, l’Allemagne a annoncé qu’elle allait consacrer un fonds spécial de 100 milliards de dollars pour mettre à niveau son armée. Nul doute que cette mise à niveau passera par l’achat d’armes et d’équipements, dont une partie substantielle sera américaine. Les fabricants d’armements américains attendent déjà les commandes.

Par ailleurs, si les États-Unis vendent des armes, ils vendent aussi du gaz. Dans ce domaine, ils ont réussi un miracle, à la faveur de la guerre en Ukraine : supplanter le gaz russe bon marché par du gaz américain au coût exorbitant !

Les exportations américaines de GNL en Europe ont d’ores et déjà doublé durant le premier semestre 2022, dépassant l’ensemble des exportations enregistrées durant l’année 2021.

Ce gaz est vendu aux Européens quatre fois plus cher qu’aux clients américains, ce qui induit une série de déséquilibres insupportables pour l’Europe : l’énergie y coûte trop cher ; l’activité économique, comme dans l’industrie allemande fortement consommatrice d’énergie, n’est plus compétitive ; la tension politique et sociale devient insupportable ; les élites politiques traditionnelles perdent du terrain ; les populistes montent en puissance, etc. Il s’agit de mécanismes sociopolitiques qui mènent vers des engrenages difficiles à contrôler.

L’Europe perd à la fois son autonomie et son identité

Ce constat conforte l’idée selon laquelle le plus grand perdant de cette guerre, après l’Ukraine, sera l’Europe.

En s’alignant docilement sur les États-Unis, l’Europe perd à la fois son autonomie et son identité. De plus, elle est le premier perdant économique de la guerre en Ukraine. Malgré le souci de ménager le protecteur américain, la situation est devenue si difficile qu’en octobre dernier, les dirigeants européens ont lancé l’alerte.

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Le président français Emmanuel Macron a relevé que les producteurs d’hydrocarbures américains appliquaient aux Européens des prix du gaz trois ou quatre fois plus élevés que pour les clients américains, une situation évoquée depuis longtemps par la presse.

Et son ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a renchéri en affirmant que ces pratiques pourraient « se solder par une domination économique américaine et un affaiblissement européen ».

Il a même osé un début de rébellion en déclarant qu’il n’était « pas question de laisser le conflit en Ukraine se solder par une domination économique américains et un affaiblissement européen ».

Mais ce discours, destiné à l’opinion française, ne peut occulter une réalité peu reluisante, faite de risques de récession, d’inflation, de montée des populismes et, surtout, de divisions.

Car faute de pouvoir peser sur le cours des événements, l’Europe va se retrouver contrainte de coller au grand frère américain, mais elle le fera de manière dispersée, comme le montrent les premières fissures apparues dans la manière de faire face à la crise du gaz.

Ce gaz est vendu aux Européens quatre fois plus cher qu’aux clients américains, ce qui induit une série de déséquilibres insupportables pour l’Europe 

Qui dit que l’Europe est perdante dans la guerre d’Ukraine désigne évidemment l’Allemagne comme la principale victime. Première économie d’Europe, dont elle est devenue le moteur, l’Allemagne avait notamment réussi à imposer une forte influence sur les anciens pays de l’Est. Elle était devenue de facto le centre de l’Europe. Elle ne l’est plus potentiellement, ce rôle étant repris en main par les États-Unis.

La crise ukrainienne a révélé les faiblesses de l’Allemagne. Son industrie, qui constitue sa principale force, a révélé sa vulnérabilité. Du coup, c’est l’un des premiers pays à risquer d’entrer en récession. Et si l’Allemagne entre en récession, c’est toute l’Europe qui risque d’être entraînée.

Signe de cette perte de boussole, l’Allemagne n’a pas dit un mot après le sabotage du gazoduc Nord Stream 2, qui était supposé l’approvisionner en gaz russe. Plus que la Russie, elle est pourtant la première victime de l’opération.

De plus, si la crise ukrainienne perdure, elle risque de payer son gaz deux fois plus cher pour la prochaine décennie, avec tout ce que cela peut avoir d’implications sur le modèle économique allemand.

La Russie a tenu le choc

Il reste à voir ce que la guerre en Ukraine aura comme impact sur les deux premiers belligérants, l’Ukraine et la Russie.

Pour Moscou, le bilan est mitigé. Malgré sa puissance, l’armée russe n’a pas réussi un blitz lui permettant d’imposer ses conditions à l’Ukraine dans l’immédiat. Son action a même précipité le rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN, et montré les limites d’une action militaire, même menée par une grande puissance.

La Russie risque aussi de subir une coupure durable avec l’Europe. C’est coûteux, mais ça lui permettra aussi de miser davantage sur sa profondeur stratégique en Asie, vers la Chine et l’Inde, les deux grandes puissances économiques du nouveau siècle, ainsi que sur son flanc sud, avec les puissances montantes que sont la Turquie et l’Iran.

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Mais la Russie a tenu le choc sur un terrain où elle était considérée vulnérable, l’économie. Après les premiers doutes et les sanctions en cascade imposées par les pays occidentaux, le rouble s’est rétabli, les recettes extérieures ont augmenté, malgré la baisse de volume des exportations de gaz, et le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une contraction du PIB de 3,4 %, loin des prévisions apocalyptiques antérieures qui prédisaient un écroulement de l’économie russe.

Ceci sans compter les gains territoriaux au détriment de l’Ukraine. Les régions de l’Est de l’Ukraine, à population russophone, ont été occupées et annexées, imposant un fait accompli que Kyiv n’a pas les moyens de changer.
C’est, au final, l’Ukraine qui sera le plus grand perdant de cette guerre. Après la perte de la Crimée en 2014, elle perd de nouveaux territoires, tout en s’installant dans une position d’hostilité pour des années, voire des décennies, avec le voisin russe, alors que les deux pays appartiennent à la même sphère d’Europe de l’Est.

L’Ukraine va aussi subir les conséquences classiques d’une guerre : pertes de vies humaines, destruction d’infrastructures et du tissu social, déplacement de populations, militarisation de la vie sociale et politique, prolifération des armes, dépendance vis-à-vis de l’étranger, etc.

Pour l’heure, l’Ukraine est portée à bout de bras par les pays occidentaux et la communication du président Volodymyr Zelensky, complaisamment relayée en Occident, permet d’occulter les dégâts internes. Mais la facture est terrifiante. Le FMI prévoit une récession de 35 % en 2022, et les dégâts de la guerre sont évalués entre 500 et 1 000 milliards de dollars, selon différentes estimations. Aucun discours ne changera cette réalité.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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