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L’incroyable bluff occidental sur le pétrole et le gaz russes

L’Europe voulait priver la Russie de devises, indispensables à la poursuite de la guerre en Ukraine. Elle s’est lancée dans un boycott du gaz russe qui lui a fait plus de mal qu’à Moscou. Retour sur un bluff qui a mal tourné
 
Le chancelier allemand Olaf Scholz devant une turbine du gazoduc Nord Stream 1 lors d’une visite le 3 août 2022 à l’usine de Siemens Energy dans l’Ouest de l’Allemagne. Il a déclaré que la Russie était responsable du blocage de la livraison de la turbine dont elle avait besoin pour maintenir l’acheminement du gaz vers l’Europe (AFP/Sascha Schuermann)
Le chancelier allemand Olaf Scholz devant une turbine du gazoduc Nord Stream 1 lors d’une visite le 3 août 2022 à l’usine de Siemens Energy dans l’Ouest de l’Allemagne. Il a déclaré que la Russie était responsable du blocage de la livraison de la turbine dont elle avait besoin pour maintenir l’acheminement du gaz vers l’Europe (AFP/Sascha Schuermann)

En l’état actuel de l’économie mondiale, le monde ne peut se passer du pétrole et du gaz russes. Une évidence que l’Europe a essayé de contourner après l’invasion de l’Est de l’Ukraine par l’armée russe.

Dans la fièvre du boycott tous azimuts qui s’est alors emparée des pays occidentaux, au lendemain du 24 février, l’Europe semble avoir oublié qu’elle est la plus vulnérable et que les ressources qu’elle a choisi de boycotter sont indispensables à son économie.

Les passes d’armes sur le sujet ont oscillé entre l’absurde et le ridicule. Tantôt, l’Europe annonçait qu’elle allait boycotter le gaz russe, jusqu’à « faire plier la Russie », car le gaz servirait à financer la guerre en Ukraine. Tantôt, elle accusait la Russie de ne pas fournir assez de gaz, et de fermer délibérément le robinet pour exercer un chantage sur l’Europe.

Ce double discours révèle en fait une situation intenable pour les Européens. La volonté affichée de punir la Russie s’est heurtée à une réalité dure à affronter : la forte dépendance de l’Europe en matière d’énergie, et l’impossibilité de trouver des alternatives aux hydrocarbures russes dans l’immédiat.

Que faire face à un pareil dilemme ? Du bluff et de la communication. Beaucoup de bluff. Au point où on se demande si les Européens n’ont pas fini par croire à leur propre propagande.

Les enfants européens allaient-ils mourir de froid l’hiver prochain à cause du chantage russe ? Ou bien l’Europe, affirmant son soutien total à l’Ukraine, allait-elle faire les sacrifices nécessaires pour mettre la Russie à genoux ? Laquelle de ces images fallait-il mettre en évidence ?

Un énorme paradoxe 

Les communicateurs occidentaux ont rivalisé d’imagination pour trouver des formules qui transformeraient une Europe piégée en une puissance maîtresse de ses décisions et capable de faire plier la Russie. Mais les faits sont têtus.

L’Europe a sagement remis à plus tard la question du boycott du pétrole russe. Trop compliqué, non productif, difficile à appliquer, et surtout trop dangereux pour l’économie planétaire et pour tout le monde

Et le Premier ministre français Bruno Le Maire, qui menaçait de « mettre l’économie russe à genoux », s’est retrouvé, mi-octobre, avec une pénurie de carburant à gérer !

Quant au chancelier allemand Olaf Scholz, il s’est fait très discret après le sabotage du gazoduc Nord Stream 2, qui devait alimenter son propre pays en gaz russe.

Difficile d’imaginer que l’État allemand n’ait pas une idée précise sur la source du sabotage visant une infrastructure aussi stratégique, dans un moment de pareille tension et dans une zone aussi surveillée.

L’Europe a aussi fait feu de tout bois. Elle a imaginé un projet visant à taxer le pétrole russe pour éviter que la Russie ne réalise des superprofits à la suite de l’explosion des prix du pétrole.

Mais en plus de la difficulté à trouver des mécanismes pour appliquer une telle mesure, l’Europe a créé un énorme paradoxe : celui du berceau historique du libéralisme qui veut nier le marché lorsque les vents sont contraires.

En fait, cette agitation autour du boycott du gaz ne peut cacher une réalité toute simple : les fondamentaux du pétrole et du gaz sont incontournables et il sera très difficile de les nier.

Il existe d’abord une offre mondiale limitée pour le pétrole comme pour le gaz. L’économie mondiale ne peut pas se passer, du jour au lendemain, de la production russe : 11 millions de barils/jour, dont 9 millions destinés à l’exportation, et 514 milliards de mètres cubes de gaz, dont 257 milliards exportés durant l’année 2021.

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Pour l’Europe, les données sont encore plus frappantes. En 2021, elle a acheté 140 milliards de m3 de gaz russe, et 15 milliards de m3 de GNL. À elle seule, l’Allemagne a acheté pour 21,5 milliards de dollars de gaz russe, ce qui représente 55 % de sa consommation, en plus de 42 % de sa consommation de pétrole.

Et les choses devaient encore progresser avec le lancement (hypothéqué) de Nord Stream 2, qui peut transporter 55 milliards de m3, s’ajoutant à Nord Stream, dont la capacité est de 27,5 milliards de m3 par an.

L’Europe a sagement remis à plus tard la question du boycott du pétrole russe. Trop compliqué, non productif, difficile à appliquer, et surtout trop dangereux pour l’économie planétaire et pour tout le monde.

Une tendance inquiétante

Même le patron de Shell s’est montré dubitatif face à l’idée de taxer le pétrole russe, se demandant comment l’appliquer. « J’ai du mal à comprendre comment un plafond des prix du pétrole russe peut être efficace », a déclaré Ben van Beurden, précisant que pour lui, « intervenir sur des marchés de l’énergie complexes sera très difficile ».

L’offre de gaz est, quant à elle, difficile à manipuler. D’une part parce que les offres alternatives sont limitées et ne peuvent compenser les exportations russes.

D’autre part parce que les quantités acheminées par gazoduc ne peuvent être remplacées, au pied levé, par le transport par méthanier, avec en début et en bout de chaîne, des opérations de liquéfaction puis de regazéification.

Il faudra faire le bilan à la fin du conflit, en matière de hausse du coût de l’énergie, d’inflation, de risque de récession, de chômage et baisse du pouvoir d’achat. Sur tous ces points, les indicateurs sont au rouge

Il n’y a pas assez de terminaux au départ et à l’arrivée ni suffisamment de méthaniers dans le monde pour assurer ces prestations, et la construction de telles infrastructures prendrait trop de temps.

Par ailleurs, une décision européenne de se passer du pétrole et du gaz russes va avoir des effets en cascade dont les premières victimes sont les pays d’Europe, qui se retrouvent dans une situation délicate.

Pour le moment, la tendance est clairement inquiétante, mais il faudra faire le bilan à la fin du conflit, en matière de hausse du coût de l’énergie, d’inflation, de risque de récession, de chômage et baisse du pouvoir d’achat. Sur tous ces points, les indicateurs sont au rouge.

Pour l’Europe, se passer du gaz russe signifie qu’il faudra s’approvisionner ailleurs. Cela déstabilise les circuits traditionnels, avec pour conséquence une tension sur le marché, et une hausse des coûts et des prix.

Mais boycotter les produits russes est surtout non productif. Car si l’Europe attire du gaz du Qatar, par exemple, les clients traditionnels du Qatar, comme la Chine, la Turquie et l’Inde, vont tout simplement se rabattre sur le gaz russe.

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De cette manière, le gaz qatari ou nigérian ne va pas se substituer au gaz russe, mais le faire simplement changer de destination. Avec, entretemps, une importante hausse des prix.

Ce qui a débouché sur cet incroyable paradoxe : après les sanctions occidentales décidées au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, la Russie a vendu moins de pétrole et de gaz, mais elle a engrangé plus d’argent ! Car entretemps, le prix du gaz a flambé. Il est compliqué de donner des chiffres précis, tant ils sont volatiles, mais le prix du gaz a été multiplié par quatre en six mois !

Autre paradoxe : les pays européens vont acheter des produits raffinés provenant d’Inde ou de Turquie, obtenus avec de la matière première russe.

Comment admettre que la Turquie d’Erdoğan, un des ennemis préférés d’Emmanuel Macron, puisse prélever ainsi une dîme sur un produit qui aurait pu être acheté directement à la Russie ?

Fini les discours sur les vertus de l’écologie

Ce bluff européen, complètement raté, a aussi provoqué une remise en cause inquiétante des pratiques relatives à l’environnement. Fini les discours sur les vertus de l’écologie dans les establishments occidentaux.

Et si certains écologistes européens « radicaux » continuent à faire de la surenchère sur la nécessaire lutte contre le réchauffement climatique, ceux associés à différents gouvernements ont, par contre, mis en sourdine leurs revendications.

En Allemagne, ils ont même admis la réouverture des centrales à charbon, reconnues comme sources d’énergie les plus polluantes.

Les partis traditionnels continuent, de leur côté, à tenir, sans conviction, un discours convenu sur le sujet. Mais cela ne fait guère illusion.

Importations massives de gaz de schiste américain dont l’exploitation est interdite dans nombre de pays européens, retour du charbon dans de nombreux pays, option marquée pour le nucléaire désormais considéré comme l’énergie la plus prometteuse : le virage est impressionnant dans un continent où, pourtant, l’opinion publique place toujours la lutte contre le réchauffement climatique parmi ses premières préoccupations.

Ces effets en cascade de la guerre d’Ukraine ont fissuré les consensus imposés au lendemain de l’entrée de l’armée russe dans le pays.

Soutenir l’Ukraine, mais jusqu’où ? À quel prix ? Des questions qui commencent à se poser en Europe, avec la contestation en France, la colère sociale en Allemagne (qui risque de plonger en récession) et dans d’autres pays.

Et du moment que le grand bluff a montré ses limites, il faudra bien revenir au réel. Qui sera difficile à assumer pour nombre de gouvernements européens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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