Guerre en Ukraine : en cherchant à préserver leur hégémonie mondiale, les États-Unis pourraient provoquer leur chute
Quand le doyen des gourous de la politique étrangère, Henry Kissinger, laisse entendre que l’Ukraine devrait céder du territoire à la Russie pour aider à mettre un terme à l’invasion, vous savez au fond de vous que l’Occident est sur le point de faire une autre erreur monumentale.
Au Forum économique mondial de Davos, qui s’est tenu du 22 au 26 mai, Kissinger a exhorté les pays occidentaux à ne pas chercher une défaite embarrassante pour la Russie en Ukraine, prévenant que cela pourrait mettre en danger la stabilité à long terme de l’Europe.
Il semblait se concentrer sur les relations entre l’Europe et la Russie à plus long terme, prenant en compte le fait que, pendant quatre siècles, la Russie fut une composante essentielle de l’Europe et un facteur dans le rétablissement de son équilibre.
Tout juste 50 ans après le voyage historique en Chine de l’ancien président américain Richard Nixon, la préoccupation ultime de Kissinger est d’éviter d’amener Moscou à nouer une alliance permanente avec Pékin. Il est trop tard pour cela.
À la place, l’Union européenne vient d’approuver son sixième train de sanctions, convenant de réduire l’approvisionnement en pétrole russe dans un compromis de dernière minute dissimulant à peine les fissures qui se dessinent dans la détermination européenne.
Dans un monde idéal, les avertissements solennels de Kissinger inquiéteraient, amenant les chancelleries européennes (qui, sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine, ont suivi un script rédigé à la hâte par Washington et Londres) à revoir au moins leur stratégie globale.
L’économie russe ne s’est pas effondrée
Elles se demanderaient à quoi ressemble « une victoire » pour l’Ukraine au lieu de se contenter d’accepter l’assertion ukrainienne selon lesquelles « toutes les forces russes doivent être repoussées derrière les lignes du 24 février », ce qui apparaît de plus en plus improbable.
Quoi qu’il en soit, la triade OTAN-UE-G7 continue officiellement à croire que la résistance inattendue de l’Ukraine et l’unité de l’Occident pour l’aider, ainsi que les sanctions sans précédent contre la Russie conditionneront la victoire de Kyiv et l’effondrement économique de Moscou.
Leurs « stratèges » affirment qu’il faut plus de temps et que l’Occident doit garder son sang-froid. Le Premier ministre italien a déclaré que l’effet des sanctions se fera véritablement sentir cet été. Nous verrons bien.
Pendant ce temps, sur le terrain, la Russie (après d’importants revers militaires) prend peu à peu le dessus dans le Donbass et même les médias occidentaux commencent à admettre que la situation devient compliquée. Les Ukrainiens perdent jusqu’à une centaine de soldats par jour.
En ce qui concerne l’économie russe, il ne fait aucun doute qu’elle souffre ; mais contrairement à ce qui était prédit il y a quelques mois, elle ne s’est pas effondrée. Pour reprendre les mots du directeur du Fonds monétaire international (FMI) le conflit en Ukraine soumet l’économie mondiale à ce qui est « peut-être son plus grand test depuis la Seconde Guerre mondiale ».
Davos est le temple où sont prêchées et célébrées la mondialisation et l’interconnexion. Devrions-nous croire aujourd’hui que ses participants sont d’accord sur le fait que la bonne chose à faire est de couper une centrale de denrées mondiales du reste de l’économie mondiale ?
Au forum économique de Davos, la scène a été soigneusement conçue pour renforcer le message ukrainien, lequel chasse la Russie du « monde civilisé ».
Pourtant, on ne sait pas comment cette perspective a été accueillie par les principaux leaders économiques du monde, qui se réunissent depuis des décennies dans ce complexe hôtelier de luxe suisse avec pour devise « faites de l’argent, pas la guerre ».
Davos est le temple où sont prêchées et célébrées la mondialisation et l’interconnexion. Devrions-nous croire aujourd’hui que ses participants sont d’accord sur le fait que la bonne chose à faire est de couper une centrale de denrées mondiales du reste de l’économie mondiale ?
Est-ce qu’une simulation économique fiable a été menée pour évaluer l’impact mondial d’une telle décision ? Probablement pas. Et nous nous retrouvons donc une fois de plus à regarder le bloc des démocraties occidentales menées par les États-Unis marcher telles des somnambules vers un autre mauvais calcul aux proportions inconnues – similaire à ce qu’on a vu en Asie occidentale et centrale ces vingt dernières années ?
Après un mois de conflit et de dommages collatéraux des sanctions, je me demandais ce qui allait s’effondrer en premier : la Russie ou l’économie mondiale, en raison des répercussions qui ont été sous-estimées. Le jury délibère toujours, mais les données économiques sont préoccupantes.
Guerre commerciale mondiale
Perturbations des chaînes d’approvisionnements, insécurité énergétique et alimentaire, inflation sans précédent et un effondrement majeur du marché des actions : voilà le menu après deux années dramatiques de pandémie de covid. La famine pourrait engendrer de nouveaux flux de réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient, une perspective qui inquiète énormément l’UE.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et les soi-disant « pays du Sud » n’ont montré aucun désir de se joindre aux sanctions contre la Russie. Des sanctions secondaires à leur encontre pourraient-elles être adoptées pour les forcer à changer d’avis ?
La triade OTAN-UE-G7 veut-elle vraiment infliger au monde entier le schéma en faillite qu’il a appliqué sans succès à l’Iran ces 40 dernières années ?
Ceux qui assistent au forum de Davos vont-ils passer d’un monde mondialisé et interconnecté à des blocs commerciaux en conflit ou même à une guerre commerciale mondiale ?
Que se passerait-il si, après la Russie, les États-Unis décidaient de s’en prendre à la Chine, comme le secrétaire d’État Antony Blinken l’a récemment évoqué dans un discours de fond face à l’Asia Society ?
Les électeurs américains se demanderont bientôt pourquoi l’administration a poussé le Congrès à approuver 54 milliards de dollars d’aide à l’Ukraine en l’espace de quelques mois, alors même que les États-Unis ont du mal à fournir du lait maternisé aux nouveaux-nés à cause de l’inflation galopante. Le parti démocrate risque d’être décimé lors des élections de mi-mandat en novembre.
Personne ne connaît vraiment l’objectif final de Washington en Ukraine. La défaite de la Russie ? Cela semble irréaliste. Priver le président Vladimir Poutine d’une victoire retentissante ? Voilà une chose difficile à définir. Créer une réalité sur le terrain pour muscler le jeu de Kyiv à la table des négociations, comme l’indiquent des documents du Conseil de national sécurité américain qui ont fuité récemment ? C’est possible, mais les coûts seront élevés et les résultats imprévisibles.
Il y a un sentiment croissant que les plus grandes menaces pour la démocratie ne sont pas la Chine et la Russie, mais l’échec de la gouvernance et les profondes inégalités du modèle néolibéral occidental
Le principal problème c’est que la triade OTAN–UE-G7, dans un nouvel épisode de dissonance cognitive, a présenté la guerre comme une lutte existentielle et apocalyptique entre la démocratie et l’autocratie.
Les BRICS et les pays du Sud n’y souscrivent pas et ce discours n’est même pas pleinement partagé au sein de l’opinion publique occidentale. Contrairement aux efforts de la triade, il y a un sentiment croissant que les plus grandes menaces pour la démocratie ne sont pas la Chine et la Russie, mais l’échec de la gouvernance et les profondes inégalités du modèle néolibéral occidental.
Pour le dire clairement, il y a de grandes incohérences entre les paroles des démocraties occidentales ces dernières décennies et leurs actes.
Le BRICS et les pays du Sud ont du mal à accepter que dicter les règles qui régissent le nouvel ordre mondial soit la prérogative exclusive de l’Occident. Malheureusement, le président américain Joe Biden et ses alliés proches sont persuadés qu’il doit en être ainsi.
Washington rejette un monde multipolaire
En mars, Biden a déclaré : « Nous sommes à une époque où les choses changent. Il va y avoir un nouvel ordre mondial et nous devons le diriger. »
La Russie et la Chine représentent assurément un problème pour l’ordre mondial fondé sur les règles des États-Unis. Mais ce même ordre mondial a progressivement perdu sa crédibilité au travers des guerres sans fin et du deux poids, deux mesures, mais en transmettant clairement le message que ces règles s’appliquent toujours à tous sauf aux États-Unis et leurs plus proches alliés.
Le discours à propos de la liberté des droits de l’homme ne convainc plus beaucoup lorsque les alliés occidentaux enfreignent ces principes à tout va.
La vérité c’est que Washington, indépendamment de son discours officiel, rejette un monde multipolaire. Il s’accroche à son homologie hégémonie mondiale, établi effrontément par la doctrine Wolfowitz au début des années 1990. Mais ces trente dernières années, le monde a changé.
Après l’ère Trump, les pays européens ont poussé un soupir collectif de soulagement devant le slogan de Biden : l’« Amérique est de retour ». Ils auraient dû se demander ce que représentent les États-Unis aujourd’hui ; en quoi placent-ils encore leurs espoirs ?
L’un des plus sages diplomates américains, Chas Freeman, a récemment observé : « La politique [américaine] est polarisée et dysfonctionnelle, nous souffrons d’un déficit fiscal chronique, nos infrastructures s’effondrent, notre système éducatif est de plus en plus médiocre, notre tissu social s’effiloche, notre prestige international décline et nous sommes plus divisés en interne qu’à toute autre époque depuis notre guerre civile. Il semble qu’on ait atteint l’immunité collective face au raisonnement stratégique. »
L’évocation d’une possible nouvelle guerre civile américaine n’est plus un tabou. À en juger par ses intentions proclamées de réformer le pays, Biden pourrait faire du bien aux États-Unis ; moins au reste du monde. Les faits, malheureusement, parlent pour eux.
Ayant ignoré toute prudence et encouragé l’expansion à l’est de l’OTAN, les États-Unis, via un processus apparemment en cours depuis huit ans, ont encouragé, fourni et formé les forces armées ukrainiennes. Le résultat est l’échec des accords de Minsk II ouvrant la voie à la pitoyable et sanglante invasion russe.
On a l’impression pénible que Washington, Londres et certaines capitales d’Europe de l’Est semblent déterminés à se battre jusqu’à l’effondrement de la Russie, jusqu’aux derniers soldats ukrainiens et consommateurs européens. Washington a même pris une mesure supplémentaire pour livrer des missiles longue portée à l’Ukraine, ce qui pourrait lui permettre potentiellement de frapper le territoire russe. Cette stratégie est-elle vraiment adaptée aux intérêts de l’Europe ?
Le pouvoir à n’importe quel prix
Washington semble également engagé sur la voie de la confrontation avec la Chine.
Lors d’une récente visite au Japon, Biden a juré de défendre militairement Taïwan en cas de menace chinoise. C’est une garantie qu’aucun président américain n’a jamais formulé auparavant, qui sape 40 ans de discours américano-chinois sur ce sujet délicat.
Blinken, en présentant la stratégie de l’administration Biden face à la Chine, a assuré que « même alors que la guerre du président Poutine se poursuit, nous restons concentrés sur le défi plus sérieux à long terme pour l’ordre international – et celui-ci est posé par la République populaire de Chine ».
Dans le même temps, les chances d’un nouvel accord nucléaire avec l’Iran semblent s’être totalement évanouies. Les États-Unis ne vont pas retirer les Gardiens de la révolution islamique de l’Iran de la liste des entités terroristes du département d’État, comme l’avait demandé Téhéran, même si l’organisation aurait continué à être sanctionnée par le Trésor américain.
En conséquence, l’Iran pourrait bientôt atteindre le seuil nucléaire, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.
Les États-Unis semblent déterminés à maintenir leur hégémonie mondiale à tout prix, et à maintenir ou rétablir – de leur côté – l’ordre mondial fondé sur les règles. Cette ambition pourrait finalement leur porter le coup de grâce.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et à l’ONU. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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