Druzes de Syrie : faire la paix en temps de guerre
Alors que le conflit syrien entre dans sa cinquième année, on peut affirmer sans se tromper que tous les groupes en Syrie ont été impliqués dans les violences, que ce soit du côté des victimes que des coupables. Les druzes de Syrie, estimés à 700 000 personnes, sont l’une des communautés qui ont évité jusqu’à présent d’être complètement entraînées dans le carnage de la guerre civile. Une situation qui est sur le point de changer.
Au début du conflit, les druzes soutenaient le Président Bachar al-Assad dans son mouvement visant à réprimer l’opposition, allant jusqu’à qualifier les rebelles d’outils de l’Occident menant à bien un complot sioniste. Lorsqu’Assad a commencé à perdre des régions clés du pays et suite à l’implication croissante de ses alliés iraniens, les druzes ont compris que leur zèle s’avérerait catastrophique pour leur avenir.
Si elles n’ont pas changé de camp, les régions druzes ont commencé à observer l’émergence d’un nombre croissant de mouvements exigeant que les soldats druzes n’agissent au sein de l’armée syrienne que dans le cadre d’une capacité défensive, et s’abstiennent donc de se mettre sous les ordres d’Assad en dehors de leurs régions.
Un certain nombre de factions locales dotées d’une rhétorique anti-Assad claire ont également commencé à apparaître, mettant en garde les jeunes druzes quant au fait de rejoindre les rangs des milices du régime.
Un de ces mouvements est dirigé par un chef religieux druze : Abou Fahd Wahid al-Balaous, 50 ans, qui a accusé Assad et ses amis de tenter d’alimenter une vieille querelle sanguinaire entre les druzes et leurs voisins sunnites.
Récemment, le village druze de Qalb Lozé, dans la province d’Idleb (nord-ouest de la Syrie) a été au cœur de confrontations entre les habitants et le Front al-Nosra affilié à al-Qaïda, qui ont pris fin avec la mort d’une trentaine de personnes.
Leurs frères druzes du Djébel el-Druze, au sud du pays, ont été eux aussi confrontés au Front al-Nosra, qui a avancé et pris petit à petit les avant-postes d’Assad. La base militaire connue sous le nom de Brigade 52, à l’extérieur de la ville d’Harak, représente la dernière conquête en date des militants.
Ceci a placé le Front al-Nosra à seulement quelques kilomètres de la province druze, qui se situe entre les rebelles et la capitale syrienne, Damas. Certains druzes ont alors rejoint les Forces de défense nationale et les « comités populaires » soutenant les forces d’Assad, et ont repoussé les rebelles avant de reprendre la base aérienne d’al-Thala.
Cependant, cela n’a pas manqué d’être contesté par l’opposition druze locale, Balaous ayant accusé le régime de bombarder la ville druze de Soueïda pour mobiliser les habitants contre la prétendue menace islamique qui frapperait à leur porte.
Le régime a déplacé son armement lourd de la province druze pour tenter d’intimider les druzes et les contraindre à rejoindre l’armée. Un de ces convois a été intercepté par les partisans de Balaous et son chargement a été confisqué. Plus de 27 000 désertions de druzes ont été enregistrées dans l’armée régulière, ce que le régime d’Assad n’a pas pris à la légère.
Ces défis imposés aux druzes de Syrie pourraient sembler normaux compte tenu de la nature et de la logique de la guerre civile, mais le fait que ce groupe minoritaire syrien soit présent sur l’ensemble du Levant exacerbe la précarité de la situation.
Les druzes, adeptes d’une branche hétérodoxe de l’islam, comptent environ 1,5 million de représentants dans le monde entier et se concentrent principalement au Liban, en Syrie et en Palestine/Israël, exerçant une présence politique significative qui surpasse sa représentation assez faible. Au centre de cette secte se dresse un ensemble de valeurs tribales que tous les druzes respectent. La plus importante de ces valeurs est le devoir sacré de venir en aide à ses frères druzes, en particulier en temps de conflit.
L’effusion de sang druze à Idleb et la possibilité de nouvelles violences ont déclenché une vague de colère chez les druzes du Liban et de Palestine/Israël, qui ont exprimé leur volonté de se rendre en Syrie pour y défendre leurs frères si nécessaire.
Les druzes d’Israël ont même exigé que l’armée de l’air de leur pays attaque les positions du Front al-Nosra à Idleb et Soueïda. Si l’armée israélienne a indiqué que cela ne se produira jamais, le Président israélien Reuven Rivlin a publiquement mis en garde contre la menace existentielle pesant sur les druzes de Syrie.
Cette déclaration visait clairement à apaiser la communauté druze israélienne, qui est considérablement intégrée dans l’État, et plus encore dans l’armée.
De même, les druzes du Liban ont été indignés par l’attaque de Qalb Lozé, mais se sont jusqu’ici abstenus d’entreprendre toute action en dehors des appels traditionnels à la solidarité et au soutien aux druzes de Syrie. Si les druzes libanais pro-Assad ont demandé à ce que les druzes de Syrie se rallient au régime et luttent contre les éléments radicaux, les hommes politiques druzes du Liban ont adopté une approche totalement différente.
Walid Joumblatt, chef des druzes du pays et président du Parti socialiste progressiste, soutient le mouvement visant à renverser le régime d’Assad depuis son lancement.
Joumblatt, qui n’exerce aucun pouvoir direct sur les druzes de Syrie, leur a cependant demandé à plusieurs reprises de rejoindre les rangs de la révolution et de ne pas aider Assad à tuer son propre peuple. En outre, Joumblatt a fermement déclaré que le Front al-Nosra n’était pas un groupe terroriste, mais qu’il s’agissait plutôt de Syriens ayant des revendications politiques légitimes contre le régime.
Joumblatt, qui entretient des contacts indirects avec les rebelles syriens, est parvenu à un accord selon lequel le Front al-Nosra a élargi sa protection aux druzes d’Idleb.
La manière dont Joumblatt a manié les répercussions des événements de Qalb Lozé pourrait être un exemple typique de la façon dont les autres communautés en Syrie et au-delà devraient naviguer dans ces eaux troubles. Il est intéressant, pour ne pas dire commode, de constater que les événements d’Idleb se sont produits quelques jours après que Joumblatt a lancé sur son compte Twitter une attaque contre Assad et son régime, susceptible d’être utilisée par ce dernier pour semer les graines du conflit sectaire.
Or, au lieu de lancer un appel aux armes populiste et enflammé pour venir en aide aux druzes de Syrie, Joumblatt a rejeté cet incident, le considérant comme une altercation ayant dégénéré, et a appelé à un règlement politique tout en exhortant les druzes à rester pacifiques envers leurs voisins sunnites.
Le sang-froid de Joumblatt au milieu de ces événements émane de sa longue connaissance de la logique des guerres civiles, ou peut-être de leur illogisme. Après avoir réussi à mener sa propre communauté à travers les années sombres de la guerre civile libanaise, il sait très bien qu’un petit clan comme le sien ne peut pas se permettre d’aller à la guerre sans commanditaire régional.
En outre, de par son expérience personnelle, Joumblatt est conscient que dans un conflit régional de ce genre, les minorités ne doivent pas s’impliquer sans connaître le résultat de leurs actions.
En d’autres termes, les actions de Joumblatt doivent être vues comme s’inscrivant dans l’histoire d’un clan qui a survécu à plusieurs siècles de troubles et de guerres, du califat abbasside et des croisades à l’État islamique autoproclamé.
Alors que beaucoup essaient de dépeindre le Front al-Nosra comme une menace existentielle pour les druzes, Joumblatt s’aperçoit que la véritable menace provient uniquement du régime d’Assad, qui essaie de s’accrocher coûte que coûte et n’hésitera donc pas à utiliser les druzes comme des boucliers humains, comme il l’a fait avec les alaouites.
La réponse du Front al-Nosra aux mesures d’apaisement initiées par Joumblatt a également indiqué une compréhension analogue de ce fait. En déclarant que les auteurs de l’acte odieux de Qalb Lozé feraient l’objet d’un procès devant son tribunal islamique, le Front al-Nosra affirmait que son seul véritable ennemi était le régime d’Assad.
Comme beaucoup de leurs voisins, les druzes ont survécu à de bien pires époques ; toutefois, à ce stade, il semble crucial pour eux de limiter leurs pertes politiques et militaires de manière à gagner une place à la table des négociations dans la Syrie post-Assad.
- Makram Rabah est doctorant en histoire à l’université de Georgetown. Il est l’auteur de A Campus at War: Student Politics at the American University of Beirut, 1967–1975, et coopère régulièrement comme éditorialiste pour le site d’information Now Lebanon.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des dignitaires druzes du plateau du Golan occupé par Israël entrent en Syrie par le poste de contrôle de Quneitra, à 65 km au sud-ouest de Damas, en 2005 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].