Élections locales en Tunisie : le dernier espoir d’un réel changement
Comme d’habitude, la couverture de l’actualité en Tunisie ces derniers temps trahit l’obsession des médias internationaux pour la religion et l’islam en particulier quand ils traitent du monde arabe, alors qu’ils négligent les problèmes qui impactent le plus la vie quotidienne des Tunisiens.
Tunis, la capitale, contrôle une écrasante partie de la dépense publique (96 %), ne laissant que 4 % aux administrations locales, alors que, dans le monde, la moyenne se situe entre 15 et 35 %
Si l’abrogation d’un décret de 1973 – interdisant aux femmes musulmanes tunisiennes de se marier avec des non musulmans – a bénéficié d’une importante couverture dans tous les médias internationaux, une décision qui menace de remettre en question l’existence même de la transition démocratique de la Tunisie n’a mérité qu’une simple brève
La semaine dernière, les élections locales, prévues pour le 17 décembre, ont été reportées pour la quatrième fois. Au départ planifiées pour mars 2016, ces élections constituent l’un des piliers fondamentaux de la transition démocratique. Elles étaient censées marquer le lancement d’un vaste processus de décentralisation qui étendrait la démocratie au niveau local.
En dépit de trois élections nationales libres et équitables depuis la révolution de 2010-11, la Tunisie n’a toujours pas d’élus dans ses institutions locales.
Décentralisation du pouvoir
Les gouverneurs régionaux ainsi que les conseils municipaux et les maires sont toujours nommés par le Premier ministre, comme sous l’ancien régime. Cela a permis aux structures locales du pouvoir corrompues de rester intactes, fournissant ainsi une importante source de financement aux partis politiques au pouvoir.
Alors qu’au niveau national, la démocratie est en train de se construire progressivement en divisant horizontalement le pouvoir entre exécutif, législatif et judiciaire, c’est la capitale qui s’accroche fermement au pouvoir. En termes de répartition des pouvoirs entre administrations locale et centrale, la Tunisie reste l’un des pays les plus centralisés au monde. Tunis, la capitale, contrôle une écrasante partie de la dépense publique (96 %), ne laissant que 4 % aux administrations locales, alors que, dans le monde, la moyenne varie entre 15 et 35 %. Le récent ajournement des élections locales montre que la plupart des acteurs politiques n’ont aucun intérêt à voir changer cet état de fait.
La Constitution va plus loin : elle décentralise le pouvoir en faveur du niveau local, bien plus qu’aucune autre Constitution du monde arabe
Naturellement, la décentralisation du pouvoir n’est pas du goût de beaucoup de ceux actuellement aux manettes. Les opposants aux élections locales savent qu’une fois des élections organisées, il n’y a plus moyen d’arrêter le processus de démocratisation. Une fois les mécanismes démocratiques étendus au niveau local, il sera presque impossible de revenir à l’ère du despotisme d’un seul homme, avec prise de décision centralisée.
D’autre part, les champions influents de la décentralisation se font rares, et il n’existe donc guère de pression sérieuse pour garantir l’avènement des réformes de décentralisation. Par conséquent, les Tunisiens se retrouvent avec des conseils municipaux qui ne sont pas élus et qui ne sont pas redevables, sans réelle amélioration au niveau local.
Avec l’adoption, en 2014, de la nouvelle Constitution, on se disait que tout allait changer en Tunisie. Rédigée en pleine ferveur révolutionnaire par un parlement élu en 2011 et composé de nombreux opposants politiques à l’ancien régime, la Constitution offre une large place aux revendications fondamentales de la révolution – liberté, dignité et justice sociale. La Constitution pousse plus loin la décentralisation du pouvoir en faveur du niveau local, plus qu’aucune autre Constitution du monde arabe – qui reste la région la plus centralisée de la planète.
En donnant indépendance et pouvoirs élargis aux conseils locaux et régionaux élus, l’objectif consistait à vraiment démocratiser le gouvernement et accorder aux communautés locales plus d’autonomie dans la gestion de leurs propres affaires.
Le besoin de décentralisation n’est nulle part plus évident qu’à Sidi Bouzid, ville natale du Printemps arabe – région rurale riche en ressources et depuis longtemps négligée par l’État central. Sous Ben Ali, la Tunisie était à l’époque célébrée comme miracle économique par les institutions financières internationales. Or, les régions rurales ont vu leur pauvreté relative augmenter fortement, passant à Kasserine de 30,3 % en 1990 à 49,3 % en 2000 ; et de 39,8 % à 45,7 % à Sidi Bouzid, pendant la même période.
Ce fut le fruit d’une politique de discrimination systématique qui joua contre les régions intérieures pendant toute une décennie. Le dernier budget de Ben Ali en 2010-11 consacrait aux régions pauvres de l’intérieur à peine 18 % des investissements publics, alors que les régions côtières les plus riches s’en arrogeaient 82 %.
Inégalités consternantes
Les politiques économiques et développementales qui engendrent des inégalités aussi consternantes ne changeront pas tant que la prise de décision restera monopolisée par l’alliance politique entre les dirigeants de la Tunisie et son élite côtière. Aujourd’hui, 92 % de toute l’industrie est concentrée autour des trois plus grandes villes côtières de Tunisie – Tunis, Sfax et Sousse.
Pendant ce temps, les régions intérieures souffrent d’une pénurie flagrante d’infrastructures : dans la capitale (Tunis), 99,9 % des maisons sont desservies en eau potable, mais seulement 50 % à Sidi Bouzid. Dans les zones rurales, les histoires de patients morts de ne pas avoir pu se rendre à l’hôpital – trop éloigné – sont si devenues banales qu’elles ne retiennent même plus l’attention des médias.
Ces élections pourraient changer la donne, en ménageant de nouveaux espaces de contestation, d’innovation et de réforme
Six ans après la révolution, il est évident qu’un changement profond de gouvernance est ce dont la Tunisie a besoin. La transition démocratique est menacée par l’essoufflement de l’économie et de tenaces inégalités régionales. Les réformes progressent beaucoup trop lentement. Classe politique divisée et centralisation bureaucratique – pourtant censées favoriser les réformes – constituent les plus puissants obstacles au changement. Les élections locales restent le seul espoir.
Ceci a été confirmé par un récent rapport de recherche produit par le NDI, montrant que, si de nombreux Tunisiens estiment que nombre des revendications de la révolution sont restées lettre morte, ils espèrent de manière générale que la décentralisation renforcera la démocratie et promouvra le développement régional, tout en réduisant les inégalités régionales.
En intégrant plus de 7 000 nouveaux conseillers municipaux élus, les élections pourraient changer la donne, en se ménageant de nouveaux espaces de contestation, d’innovation et de réforme. Des initiatives telles que le collectif Jemna Oasis démontrent l’énorme potentiel que présentent les nouvelles solutions locales, capables de générer des emplois et de contribuer au développement de régions que l’État central est soit réticent soit incapable de prendre en charge.
En s’entêtant à reporter indéfiniment élections locales et réformes de décentralisation, certaines élites jouent un jeu dangereux qui menace d’aggraver les frustrations et les troubles sociaux
Tout dépend des élites politiques tunisiennes : seront-elles incapables de transcender leurs conflits internes pour se montrer à la hauteur de l’ampleur des défis que le pays doit relever et faciliter sa transition démocratique ?
En s’entêtant à reporter indéfiniment élections locales et réformes de décentralisation, certaines élites jouent un jeu dangereux qui menace d’aggraver les frustrations et les troubles sociaux, tout en creusant le gouffre qui sépare l’État central et les régions marginalisées.
Pendant ce temps, ceux qui souhaitent voir réussir la seule transition démocratique du monde arabe continuent d’espérer que, comme un Phoenix mythique renaissant de ses cendres, la fragile transition démocratique tunisienne survivra pour surmonter ce nouveau revers.
-Intissar Kherigi est une chercheuse tuniso-britannique doctorante à Sciences Po Paris en sociologie politique comparative. Elle est titulaire d’une licence en droit du Kings College (université de Cambridge) et d’un master en droits de l’homme de la London School of Economics. Elle est avocate et a travaillé à la Chambre des Lords, aux Nations unies et au Parlement européen.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo. Le 11 avril 2017 à Tataouine, au sud de Tunis, des Tunisiens brandissent leur drapeau national pendant une grève générale contre la marginalisation et en faveur du développement (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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