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Entre Khashoggi et ben Salmane, la France opte pour ses intérêts

Le fait pour la « patrie des droits de l’homme » de ne pas s’être dissociée du prince héritier saoudien malgré les suspicions pesant à son encontre dans l’affaire Khashoggi n’a rien d’extraordinaire : la France est un acteur pragmatique qui cherche à protéger sa relation avec Ryad

Le « cas Khashoggi » a prouvé que la France pouvait difficilement se désolidariser de l’Arabie saoudite. Les raisons à cela sont claires, et elles passent en partie par les questions liées au marché de la défense.

Les pays européens fournissent aujourd’hui à l’Arabie saoudite 60 % de son armement ; entre 2001 et 2015, ils ont exporté pour 57 milliards d’armement vers le royaume, selon des chiffres du SIPRI cités par Le Monde.

De son côté, le ministère français des armées rappelait dans un rapport au Parlement sur les exportations d’armement publié en juillet 2018, qu’entre 2008 et 2017, l’Arabie saoudite avait passé commande à la France pour un total de 11,130 milliards d’euros. Soit une moyenne de plus de 1 milliard d’euros par an, qui explique en large partie pourquoi la France tient à ne pas se mettre à dos son partenaire saoudien.

Entre 2008 et 2017, l’Arabie saoudite a passé commande à la France pour un total de 11,130 milliards d’euro

Ces éléments ne peuvent cependant faire fi du poids important de l’Arabie saoudite sur les plans politique et stratégique. En Syrie hier, au Liban et au Yémen aujourd’hui, sans oublier les évolutions liées à l’Irak, à l’Iran, ou encore ce qui se dit sur une volonté saoudienne d’aller plus avant dans un rapprochement avec Israël… Riyad compte pour beaucoup dans les évolutions du monde arabe. Lui tourner le dos, c’est renoncer à une porte d’accès sur une région qui reste d’un intérêt stratégique majeur, si l’on en croit notamment la rivalité américano-russe qui continue à y prévaloir.

La France dans la constance

Le président français Emmanuel Macron ne crée pas une tradition française au Moyen-Orient ; il ne fait que reprendre une situation que son prédécesseur, François Hollande (2012-2017), avait esquissée. Si le président Nicolas Sarkozy (2007-2012) s’était marqué par un tropisme en faveur du Qatar, cela n’avait pas pour autant joué, à l’époque, contre la relation franco-saoudienne ; à l’époque, Riyad et Doha étaient certes rivaux, mais pas ennemis.

Avec François Hollande, la France se rapprochera de l’Arabie saoudite ; Emmanuel Macron poursuivra cette tradition. Il essaiera même de capitaliser sur la qualité de cette relation, comme en témoignera son rôle suggéré dans la « libération » du Premier ministre libanais Saad Hariri, en novembre 2017.

Depuis, les Saoudiens ont démenti avoir emprisonné Saad Hariri ; le Premier ministre libanais paraît pourtant avoir bénéficié de l’entremise d’un président français qui avait opéré une escale-surprise en Arabie saoudite, directement depuis les Émirats arabes unis où il entreprenait une visite officielle.

L’attachement de la France à la qualité de sa relation avec l’Arabie saoudite explique-t-il pour autant pourquoi Paris n’hésite pas à prendre le contrepied de certains de ses homologues européens, à commencer par l’Allemagne, à l’heure de décider si les ventes d’armes à l’Arabie saoudite méritent ou non d’être suspendues ?

Des personnes manifestent pour demander justice suite à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi le 2 octobre au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul (AFP)

Paris a un intérêt évident à éviter la condamnation du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS), même s’il le fait pour l’heure au nom officiel de la « présomption d’innocence ».

La décision française d’imiter les États-Unis et l’Allemagne dans leurs attitudes, et d’interdire à dix-huit Saoudiens – à l’identité inconnue à ce jour – d’accéder à l’espace Schengen, même si à titre « conservatoire », indique comment la France ne veut pas paraître en reste sur le plan de la condamnation d’un acte barbare, celui de l’assassinat de Jamal Khashoggi.

Mais de là à engager des politiques suggérant la responsabilité directe de MBS dans la coordination de cet assassinat, il y a un pas que la France se refusera très probablement à franchir, du moins tant qu’elle le pourra.

Paris chercherait-il, par la même occasion, à faire d’une pierre deux coups en affichant sa divergence par rapport à l’attitude bien moins conciliante affichée par Berlin sur la question ? Seul le temps le dira. On relèvera cependant l’ironie qui consiste pour l’Allemagne à s’afficher plus en pointe que la France sur deux domaines pourtant réputés être plus propres à la France : les droits de l’homme et la liberté d’expression.

Le facteur américain

La position de l’administration Trump sur l’« affaire Khashoggi » a forcément encouragé Paris dans son attitude. Le fait que des sources élyséennes aillent jusqu’à affirmer que la France aurait travaillé de concert avec les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne sur la question de l’interdiction de territoire prononcée à l’encontre des dix-huit Saoudiens marque d’ailleurs une confirmation supplémentaire en ce sens.

Contrairement à la France, l’Allemagne a annoncé la suspension de ses ventes d’armes à l’Arabie saoudite tant que toute la vérité sur le meurtre de Jamal Khashoggi n’aura pas été faite (AFP)

Une certaine divergence d’appréciation oppose, il est vrai, Donald Trump et Emmanuel Macron sur plusieurs questions, comme on a pu le voir en novembre 2018 avec la visite du président américain en France au nom de la commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale ; mais Français et Américains ne paraissent pas pour autant près de renouer avec l’état exécrable que la relation franco-américaine avait connu sous le premier mandat de George W. Bush, quand Paris s’était opposé à l’invasion de l’Irak (2003).

Donald Trump et Emmanuel Macron ont chacun un style qui leur est propre, et qui en vient à provoquer quelques tensions apparentes ; mais pas pour autant de quoi entamer le fond de la relation franco-américaine. Paris a besoin de Washington, et s’en sert quand cela est possible ; le soutien apporté pour l’heure par l’administration américaine à MBS sert de base très utile pour le maintien par la France d’une posture semblable.

La façade de l’argumentaire des droits de l’homme

Cette posture amène pour évidente contrepartie le risque pour la France de paraître en retrait sur des principes à laquelle elle aime à s’associer généralement. Est-ce cependant là un point si déterminant ?

Le capital que la France revendique en matière de droits de l'homme depuis la Révolution française a sans cesse été contredit par les faits, depuis les aventures coloniales jusqu’à la « Françafrique » en passant par la primauté depuis toujours donnée par Paris au pragmatisme plutôt qu’aux postures idéologiques.

Si la France peut se targuer d’avoir un État de droit et de bénéficier d’une séparation des pouvoirs que peuvent lui envier nombre de pays européens, cela ne contredit pas le fait que l’association de la politique étrangère française à une idéologie basée sur le respect des droits répond à bien des nuances.

Le capital que la France revendique en matière de droits de l'homme depuis la Révolution française a sans cesse été contredit par les faits, depuis les aventures coloniales jusqu’à la « Françafrique »

Pour la France, comme pour les États-Unis, concilier statut de puissance et phare des droits de l’homme demeurera une tâche impossible tant que leurs quêtes respectives d’un leadership n’auront pas été évacuées.

On ne saurait d’ailleurs dire si, fort de son pragmatisme, le président français nourrit une vision claire des termes de sa relation avec l’Arabie saoudite. Les conseillers qui l’entourent pour ce qui relève des affaires de l’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et/ou du terrorisme, de Philippe Étienne à Ahlem Gharbi en passant par Gilles Kepel et Aurélien Lechevallier, ne sont pas particulièrement connus pour leur posture idéologique.

Ahlem Gharbi combine d’ailleurs un parcours qui pourrait résumer à lui seul les choix de la diplomatie française : responsable en 2011 de la « politique intérieure et des droits de l’homme » auprès de l’ambassade de France au Caire, on la retrouvera quelques années plus tard au sein du groupe Total.

Avis de tempête : nul

La position faisant passer les intérêts commerciaux devant toute autre considération n’a ainsi rien de neuf : elle correspond aux choix que la France privilégie depuis longtemps vis-à-vis de ses interlocuteurs de poids.

Il fut facile pour le président Jacques Chirac de couper les ponts en 2005 avec une Syrie qu’il soupçonnait d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri ; quel est en effet le poids commercial, voire stratégique, de Damas dans les yeux de Paris ? Bien moindre, manifestement, que celui incarné par un royaume saoudien beaucoup mieux doté sur les plans diplomatique, militaire et commercial.

Cela signifie-t-il pour autant que la relation franco-saoudienne résistera à toute épreuve ? Sur le fond, très probablement. Le seul prix – relatif – que Paris pourrait être amené à payer interviendrait dans l’hypothèse où la responsabilité directe de MBS dans l’assassinat de Jamal Khashoggi venait à être démontrée de manière irréfutable, suite par exemple à la diffusion par la Turquie des enregistrements dont elle dit disposer.

Mais même dans cette éventualité, et à supposer que le prince héritier saoudien perde son rang, la France n’en aura pas moins fait la preuve de son indéfectible soutien à l’Arabie saoudite, qu’elle semble voir autant comme allié que comme client. Un fait que l’establishment saoudien sait apprécier, et récompenser.

Autant dire que les avis de tempête sur l’état de la relation franco-saoudienne devraient rester conformes à ce qu’ils ont toujours été jusqu’ici : exagérément alarmistes. C’est d’ailleurs ici l’un des points forts que « l’affaire Khashoggi », dans son aspect désolant, a cependant contribué à clarifier.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président français Emmanuel Macron et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à l’Élysée le 10 avril 2018 (AFP).

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