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Erdoğan et Poutine : l’alliance de cet étrange couple se développe

Il y a un an, ils ne parlaient pas, mais le récent sommet montre que leur relation se renforce en dépit des tensions sur la Syrie

Le sommet qui s’est tenu vendredi dernier entre les présidents Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan aurait d’ordinaire provoqué un déluge de couverture médiatique.

Huit mois après que la Turquie s’est excusée et que la glace entre Poutine et Erdoğan a commencé à fondre, les choses sont plus que revenues à la normale, du moins en ce qui concerne les Turcs

Organisé dans une salle d’apparat scintillante au Kremlin, les deux dirigeants ont présidé le deuxième rassemblement du « Haut conseil de coopération russo-turc » mis en place en 2015, tentant de projeter l’image d’un étroit partenariat régional contournant le monde occidental.

La réunion avait un double objectif. Le premier était la restauration du commerce et des liens économiques vitaux pour le monde des affaires turc qui a été durement frappé par les sanctions russes au cours des quinze mois qui se sont écoulés depuis qu’un avion de chasse russe a été abattu en novembre 2015.

Le second, qui aurait pu être source de litige, était la future avancée vers une solution en Syrie avant les dernières négociations de paix à Astana cette semaine.

Quels changements en un an

Il y a un an, les deux dirigeants ne se parlaient même pas. Les relations entre les deux pays étaient gelées suite à la crise.

Cependant, huit mois après que la Turquie s’est excusée et que la glace entre Poutine et Erdoğan a commencé à fondre, les choses sont plus que revenues à la normale, du moins en ce qui concerne les Turcs.

« Je pense que nous pouvons abandonner l’expression “normalisation des relations”, parce que nous estimons avoir déjà franchi cette étape », a déclaré le président Erdoğan après la réunion, arborant un large sourire qu’il n’avait pas récemment après une autre réunion de trois heures, avec Theresa May, la Première ministre britannique.

Le président Poutine a souligné un autre signe de coopération étroite, des « contacts très confiants et efficaces » en Syrie entre l’armée et les services de renseignement des deux pays.

L’attention internationale portée à la cordialité de la rencontre d’Erdoğan avec Poutine et ses résultats probables a été balayée seulement quelques heures plus tard quand les relations de la Turquie avec l’Europe occidentale ont sombré dans une nouvelle crise sans précédent concernant le droit du président et d’autres importants politiciens du parti au pouvoir à s’exprimer lors de rassemblements d’expatriés turcs en Allemagne et aux Pays-Bas.

À LIRE :  Un discours apaisant ou la matraque ? La Turquie et l’UE face à un choix

Tandis qu’Erdoğan demande actuellement aux organisations internationales d’imposer des sanctions aux Pays-Bas pour avoir interdit leur territoire au ministre turc des Affaires étrangères et avoir expulsé son ministre des Affaires familiales et sociales, il se pourrait bien que ce différend marque une grave détérioration, peut-être même une rupture durable des relations de la Turquie avec certains membres de l’UE.

Exportations, touristes et énergie

En revanche, les négociations à Moscou étaient de bonnes nouvelles du point de vue de la Turquie, du moins sur le plan économique, lui donnant la certitude qu’il disposait d’une alternative à l’Europe.

La Russie est prête à travailler à la construction de la première centrale nucléaire turque à Akkuyu et sur le gazoduc Turkish Stream

À la veille du sommet, la Russie a assoupli les restrictions sur certains légumes (oignons, brocoli et chou-fleur), mais d’autres produits alimentaires sont encore interdits, notamment les tomates, les pommes, les fraises, les courgettes, les citrouilles et la plupart des produits avicoles. Erdoğan espère retrouver les anciens niveaux d’exportation, avertissant néanmoins : « Nous ne sommes pas encore là. »

Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. En 2015, même avant l’incident de l’avion abattu, les exportations d’aliments turcs vers la Russie ralentissaient en partie à cause des inquiétudes russes concernant la sécurité des produits et des questions connexes liées à la qualité.

Les choses devraient être plus faciles sur le front du tourisme, avec le nombre de touristes russes qui devraient visiter la Turquie cette année estimé à trois millions, voire cinq millions. Cela devrait soulager une industrie qui a connu une année calamiteuse en 2016 et qui n’a pas vu ses perspectives s’améliorer avec les différends avec les Pays-Bas et l’Allemagne.

Sur le plan énergétique, la Russie est prête à travailler à la construction de la première centrale nucléaire turque à Akkuyu et sur le gazoduc Turkish Stream.

Et Manbij ?

Il s’agit d’un progrès solide, quoique peu spectaculaire, mais accompagné d’un accord russo-turc étonnamment fort sur la Syrie. La Turquie et la Russie soutiennent des côtés opposés dans cette guerre et les troupes du régime d’Assad, avec le soutien de la Russie, ont bloqué la semaine dernière un possible mouvement vers l’Est de l’opération « bouclier de l’Euphrate ».

La Turquie semble capable de s’adapter à ce que les Russes offrent, mais ses alliés dans l’opposition syrienne sont beaucoup moins heureux

Cette évolution a été interprétée à l’étranger comme un revers majeur pour ses espoirs de jouer un rôle majeur dans la fin de la guerre civile. En Turquie, en dehors des plaintes selon lesquelles certains soldats russes arborent apparemment un badge des YPG syro-kurdes sur leurs uniformes, le silence sur les implications des événements autour de Manbij a surtout dominé.

Il n’y a pas non plus d’informations détaillées concernant les résultats d’une réunion sans précédent à Antalya le 5 mars entre les chefs des forces armées américaines, russes et turques au sujet des futures opérations en Syrie.

Malgré les avertissements du sénateur américain John McCain concernant l’exaspération turque vis-à-vis de l’alliance entre les forces américaines et les Kurdes syriens, le Premier ministre turc, Binali Yıldırım, a déclaré au lendemain de la réunion des généraux à Antalya que son pays n’attaquerait pas unilatéralement Manbij.

Au lieu de cela, la Turquie attend probablement des États-Unis qu’ils retirent les troupes des YPG de la ville après la chute de Raqqa, la capitale de facto du groupe État islamique (EI) à 135 km au sud, laissant Manbij en mains arabes avec les Kurdes confinés sur la rive Est de l’Euphrate.

Ankara s’est probablement également vue offrir certaines assurances selon lesquelles les enclaves syriennes kurdes ne conduiront pas à davantage l’indépendance, mais resteront au sein d’une Syrie réunifiée.

À l’intérieur des enclaves, cependant, une agitation vers une plus grande autonomie perdure. Les enclaves ont pris le nom de la Fédération démocratique du nord de la Syrie et semblent toujours espérer que Manbij, une ville majoritairement arabe, formera son quatrième canton.

Anxiété à Ankara ?

Étant donné les contacts amicaux entre les États-Unis et la Russie et les Kurdes syriens, la Turquie doit être inquiète.

Son meilleur espoir de conserver un rôle significatif en Syrie semble être de rester en bons termes avec les Russes et d’agir en tant que porte-parole et protecteur des groupes de l’armée syrienne libre dans le nord et garant du cessez-le-feu. L’accord russo-turc au Kremlin a sans doute constitué une reconnaissance formelle de cela.

La prochaine troisième série de négociations pour la paix en Syrie à Astana, les 14 et 15 mars, le mettra à l’épreuve. La Turquie semble capable de s’adapter à ce que les Russes offrent, mais ses alliés dans l’opposition syrienne sont beaucoup moins heureux et fixent des conditions pour y assister.

Pendant ce temps, cependant, en Turquie tous les yeux sont fixés sur le différend avec l’Europe.

David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président russe, Vladimir Poutine, s’entretient avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan après leurs entretiens au Kremlin à Moscou le 10 mars 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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