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Un discours apaisant ou la matraque ? La Turquie et l’UE face à un choix

Les relations entre Ankara et l’UE pourraient se rompre totalement si les deux parties ne s’éloignent pas du bord du précipice, affirment les analystes

ISTANBUL, Turquie – Pendant environ une demi-heure dimanche matin, le drapeau turc a flotté au sommet du consulat néerlandais à Istanbul. Un manifestant turc avait escaladé le mur, remplacé les couleurs néerlandaises et crié que Dieu était grand.

Cette scène rappelait la prise d’assaut des ambassades en Iran, ou peut-être de la zone verte à Bagdad en Irak. C’était aussi l’un des moments les plus anodins du scandale diplomatique en cours entre la Turquie et les États européens.

Quelques heures plus tôt, la police antiémeute néerlandaise avait chargé à cheval les manifestants turcs devant le consulat turc de Rotterdam en lien avec l’interdiction pour les politiciens turcs de faire campagne aux Pays-Bas.

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Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a demandé des sanctions contre les Pays-Bas.

« Comment vont-ils justifier ces actions contre notre ministre des Affaires familiales, Fatma Betül Sayan ? Si j’ai un passeport, j’irai où je veux en tant que diplomate ou en tant qu’individu lambda. »

« C’est la mentalité du nazisme et du fascisme. Où est l’Union européenne ? »

« Ces actes ne resteront pas sans réponse, ceux qui ont maltraité ma ministre paieront. Ceux qui ont lâché leurs chiens sur mes citoyens paieront », a-t-il affirmé.

Tout en appelant à une désescalade, le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, a déclaré dimanche que son pays ne céderait pas au « chantage » et a demandé à Erdoğan de s’excuser pour ses remarques.

Expulser des ministres, leur refuser le droit d’atterrir, fermer les représentations diplomatiques, battre des manifestants avec des matraques et qualifier le gouvernement de l’autre de nazis et de dictateurs n’est pas ce que l’on attend normalement de prétendus alliés.

Pourtant, cela semble être la nouvelle norme, opposant la Turquie à une multitude de pays européens, notamment l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche, la Suisse et la Suède.

Le Premier ministre danois, Lars Løkke Rasmussen, a proposé dimanche l’annulation d’un rassemblement de son homologue turc Binali Yıldırım.

Yalım Eralp, un diplomate turc à la retraite qui fut ambassadeur de la Turquie à l’OTAN, à Washington et à l’ONU, a déclaré que les préoccupations électorales nationales dépassaient le protocole diplomatique normal.

« Ces pays d’Europe occidentale craignent que la Turquie tente d’introduire ses problèmes nationaux dans leurs pays », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

« Et nous devons considérer ces développements à la lumière de la montée des partis de droite là-bas, sans oublier les élections qui se profilent dans beaucoup de ces pays. »

« Cependant, la responsabilité de cette crise diplomatique n’est pas unilatérale », a ajouté Eralp.

« Le gouvernement turc tente également de se présenter comme assiégé par l’Europe et cherche à gagner les votes des Turcs vivant en Europe pour le référendum à venir », a-t-il estimé, se référant au vote du 16 avril qui pourrait donner au président Erdoğan des pouvoirs accrus et un plus long mandat au pouvoir.

Traduction : « Wilders’ın Köpekleri / Chiens de Wilders » – Mevlüt Çavuşoğlu (@MevlutCavusoglu)

Le référendum prochain en Turquie sur les changements constitutionnels qui marqueront le début d’un système présidentiel devrait être serré, ce qui pousse le gouvernement à faire campagne plus vivement qu’avant en dehors de la Turquie.

Les mesures prises par ces États européens vis-à-vis des responsables turcs ont été condamnées par la plupart des partis politiques turcs, indépendamment de leur position sur le prochain référendum.

Cependant, des questions sont également posées au sujet de la légalité et du bien-fondé de faire campagne pour un parti politique spécifique tout en voyageant à l’étranger en tant que représentants de la République de Turquie.

« C’est une question délicate. Le gouvernement turc a raison et dans une certaine mesure les Européens aussi », a déclaré Eralp.

« Le protocole exige que l’on obtienne la permission avant de tenir de tels rassemblements dans des pays étrangers. C’est la même chose partout. »

Les Pays-Bas sont également censés se rendre aux urnes pour les élections législatives mercredi, lesquelles pourraient accroître la présence politique de l’ultra nationaliste d’extrême-droite Geert Wilders.

Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, qui s’est vu refuser le droit d’atterrir aux Pays-Bas, a déclaré que les Néerlandais lui avaient demandé de reporter sa visite pour l’empêcher de faire le jeu de Wilders.

Il a indiqué que cette demande aurait pu être acceptable, mais que les Néerlandais avaient alors commencé à émettre des demandes déraisonnables et l’avaient convaincu de voyager aux Pays-Bas quand il le déciderait lui-même.

Çavuşoğlu et d’autres hauts responsables turcs ont critiqué les actions de ces pays et ont déclaré qu’ils s’attendaient à ce que l’UE, qui a sermonné la Turquie sur les libertés, soutienne fermement Ankara dans ces différends.

« Nous allons riposter à ces honteuses et répréhensibles actions néerlandaises », a déclaré Çavuşoğlu dans la ville française de Metz dimanche.

« Les Néerlandais devront s’excuser officiellement par écrit si nous voulons ne serait-ce qu’envisager de revenir à la normale avec eux. Nous voulons aussi entendre les Européens condamner ces actions fascistes des Néerlandais. »

Les relations entre la Turquie et l’Europe à un tournant

Les événements des quinze derniers jours marquent un nouveau creux dans des relations déjà tendues. La Turquie et de nombreux pays européens – notamment la France sous le mandat de Nicolas Sarkozy, l’Allemagne sous le mandat d’Angela Merkel – ont eu des échanges vifs ces dix dernières années.

Ankara a toujours accusé l’Europe d’hypocrisie et d’islamophobie en la gardant à la porte de l’UE alors que d’autres pays moins méritants y étaient admis.

Les États européens affirment que la Turquie a fait marche arrière sur les plus fondamentales des valeurs européennes, comme la démocratie, l’État de droit et la liberté d’expression.

Ces différences n’ont jusqu’à présent pas empêché les deux parties de travailler ensemble, par exemple lors de l’accord controversé sur les migrants conclu entre la Turquie et l’UE en mars dernier.

Toutefois, à mesure que les attaques s’intensifient, il existe un risque réel d’un effondrement complet des relations, ce qui aurait des conséquences considérables.

L’avenir à long terme des relations entre la Turquie et l’UE repose désormais fermement entre les mains des autorités turques – Yalım Eralp, diplomate turc à la retraite

La Turquie moderne s’est solidement ancrée à l’Occident et ses interventions dans les conflits du Moyen-Orient, à l’exception de ces dernières années, reposaient largement sur cette orientation.

Une Turquie non ancrée à l’Occident laisserait l’Europe sans tampon pour la séparer des actuelles zones de conflit.

La Turquie, quant à elle, fait face à la grave menace d’être placée une fois de plus sous le « processus de surveillance » de l’UE, qui définirait la démocratie d’Ankara comme étant au plus bas niveau possible et bloquerait définitivement son adhésion à l’Union.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe évalue un rapport de surveillance qui fait état d’une « grave détérioration du fonctionnement des institutions démocratiques » en Turquie. L’Europe devrait décider comment réagir à ce rapport le mois prochain.

Talip Küçükcan, député du Parti de la justice et du développement (AKP) et chef de la délégation turque à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), a critiqué ce rapport dans un communiqué, affirmant qu’il était plein d’« erreurs » et incompatible avec les « valeurs » du Conseil de l’Europe.

La Turquie a été soumise à un processus de surveillance dans les années 1990, mais celui-ci a été abandonné en 2004. Elle deviendrait le premier pays dont la surveillance serait rétablie si l’APCE agissait.

La police néerlandaise s’attaque aux manifestants turcs à Rotterdam (Reuters)

Le risque de nuire gravement aux relations avec l’UE à long terme existe aussi si l’Union ne réagit pas aux actions des Néerlandais, des Allemands et d’autres, ou tente de les justifier.

Les mondanités diplomatiques ont été écartées pour le moment alors qu’Ankara réagit furieusement à la violation des protocoles diplomatiques de base, suspendant ses relations diplomatiques avec les Pays-Bas.

Pour Eralp, l’ancien diplomate, la réaction turque est la clé.

« L’avenir à long terme des relations entre la Turquie et l’UE repose désormais fermement entre les mains des responsables turcs après ces récents développements », a-t-il déclaré.

« Tout dépend de s’ils voudront continuer à entretenir des relations ou non. »

Photo : des officiers de police néerlandais chargent des manifestants turcs à Rotterdam (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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