Turquie : quelle suite pour les Kurdes et la gauche après les élections ?
Alors que l’agitation autour des élections présidentielles en Turquie commençait à retomber et que les espoirs de l’opposition de déloger le président étaient douchés, Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu sur le balcon du complexe présidentiel d’Ankara pour s’adresser à ses partisans.
Dans son discours de victoire, il a descendu en flamme son rival Kemal Kılıçdaroğlu et prétendu que si le candidat de l’opposition avait été élu, il aurait libéré Selahattin Demirtaş, l’ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), parti de gauche pro-kurde, emprisonné.
« En Turquie, où règnent les droits et la loi, on ne peut pas relâcher Selo, qui a causé la mort de 51 de nos frères kurdes, comme on veut », a-t-il assuré, utilisant le surnom de Demirtaş et faisant référence aux manifestations de 2014 dans le sud-est à majorité kurde, qui ont fait des dizaines de morts dans des violences de rue.
« Il est impossible qu’une telle chose se produise dans notre gouvernement. Sous notre autorité, la justice est la base de la propriété ! »
En réponse, plusieurs de ses partisans ont scandé : « Peine de mort pour Selo ! »
Kemal Kılıçdaroğlu a déclaré que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme vis-à-vis de la Turquie devaient être mises en œuvre, y compris celles qui demandent la libération de Demirtaş, emprisonné depuis 2016 sur des accusations de terrorisme – ainsi que sa coprésidente Figen Yüksekdağ.
Kılıçdaroğlu avait également accepté le soutien du parti de Demirtaş, qui encourageait à voter pour lui aux élections présidentielles, pensant qu’il était plus susceptible qu’Erdoğan de mettre fin à la répression qui a emprisonné et licencié des dizaines de politiciens locaux et nationaux du HDP cette dernière décennie.
« Erdoğan va attaquer toute l’opposition démocratique, à commencer par les Kurdes, les femmes et les LGBTQ »
- Çiğdem Kılıçgün Uçar, YSP
Le HDP s’est présenté aux élections sous la bannière du parti Vert-Gauche (YSP) – après avoir été menacé de fermeture par la Cour constitutionnelle – dans le cadre d’une alliance parlementaire avec le Parti des travailleurs de Turquie (TİP, gauche). Au final, l’alliance a décroché 65 sièges au Parlement, un résultat largement conforme aux élections précédentes.
Cependant, à la suite du résultat et de l’absence de véritables progrès du YSP, Demirtaş a publié une déclaration depuis sa prison annonçant qu’il prévoyait de « quitter la politique active à ce stade ».
Fournir un soutien tacite à Kılıçdaroğlu s’est révélé controversé à la fois parmi les partisans de l’Alliance de la nation, formée par l’opposition, en particulier ses éléments les plus nationalistes, et les électeurs de base du HDP, qui se méfient de certaines personnalités au sein de l’alliance.
Cependant, fait valoir Çiğdem Kılıçgün Uçar, la co-porte-parole du YSP, la stratégie de soutien au candidat de l’opposition était le moindre des deux maux.
« Notre objectif stratégique lors des élections était de renverser démocratiquement le régime Erdoğan. Il n’était pas écrit dans le marbre [que nous allions] soutenir Kılıçdaroğlu, mais telle fut la réalité », explique-t-elle à Middle East Eye.
« Nous pensons que notre stratégie était la bonne. »
Autrefois considéré comme l’un des dirigeants de gauche les plus charismatiques et ayant le plus de succès en Turquie depuis des décennies, Demirtaş se retire désormais de la politique et le nouveau Parlement a une majorité de conservateurs religieux et d’ultranationalistes plus importante que jamais, dans les camps à la fois de l’opposition et du gouvernement.
Pour beaucoup d’activistes des droits des femmes, des LGBTQ, des Kurdes et de gauche, cela laisse présager un avenir inquiétant.
« Erdoğan va attaquer toute l’opposition démocratique, à commencer par les Kurdes, les femmes et les LGBTQ », affirme Uçar.
« C’étaient ses principaux arguments lors des élections et puisque nous avons des élections locales dans dix mois, il continuera ainsi. »
Alliances tendues
Le HDP est une coalition de plusieurs partis de gauche (y compris le YSP lui-même) et de mouvements sociaux, cherchant à combler le fossé entre le mouvement kurde et les Turcs progressifs.
Ainsi, outre l’électorat kurde (sa base de soutien la plus importante), le HDP a pu compter sur le soutien d’autres groupes minoritaires du pays, de la frange plus radicale du mouvement travailliste et des Turcs insatisfaits de la politique soi-disant de centre-gauche du Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu.
Si le CHP a bel et bien un petit nombre de membres et de politiciens de gauche, ses inclinations nationalistes turques et son soutien passé au retrait de l’immunité parlementaire des députés du HDP ont fait de lui un allié inattendu.
En outre, sa coalition avec cinq autres partis de droite – qui ont activement empêché le HDP de la rejoindre – a déplu à de nombreux Kurdes et électeurs de gauche.
« L’incapacité du camp de l’opposition à reconnaître [le HDP] comme faisant partie du bloc de l’opposition contrarie de nombreux Kurdes en Turquie »
- Giran Ozcan, Kurdish Peace Institute
« L’incapacité et la réticence du camp de l’opposition à les reconnaître comme faisant partie du bloc de l’opposition contrarient de nombreux Kurdes en Turquie », commente Giran Ozcan, directeur général du Kurdish Peace Institute.
Ce représentant du HDP aux États-Unis jusqu’en 2021 confie à MEE que son ancien parti a commis une erreur en ne présentant pas de candidat au premier tour des élections présidentielles – et que le virage ultranationaliste de Kılıçdaroğlu a fini par démoraliser la base du HDP.
À la suite du premier tour, lors duquel Kılıçdaroğlu a reçu 44,96 % des scrutins contre 49,4 % pour Erdoğan, Kılıçdaroğlu a donné un coup de barre à droite à sa campagne et promis de chasser tous les réfugiés de Turquie.
Si sa stratégie était une tentative apparente de plaire aux 5,17 % des électeurs qui avaient soutenu le troisième candidat, le nationaliste Sinan Oğan, elle semble avoir engendré une chute des votes dans la région kurde au second tour.
Au final, Erdoğan a été reconduit.
« Nous nous attendions et nous désirions un meilleur résultat », admet Çiğdem Kılıçgün Uçar, la co-porte-parole du YSP.
« Nous devons analyser et discuter de cela avec nos membres. »
La voie à suivre
Depuis la victoire d’Erdoğan, de nombreux observateurs aux plans national et international attendent de voir quelle voie va faire suivre le président à son pays ravagé par la crise financière et l’agitation sociale.
La personnalité peut-être la plus importante du nouveau gouvernement est Mehmet Şimşek, ancien économiste de Merill Lynch, qui a fait partie des principales équipes du dirigeant turc entre 2007 et 2018.
Son apparition a ravivé l’espoir des investisseurs d’un retour du pays sur une voie économique « orthodoxe », s’éloignant des grandes dépenses d’Erdoğan et de son obstination pour les faibles taux d’intérêt – une trajectoire plus ressemblante à la première décennie au pouvoir de son Parti de la justice et du développement, lorsqu’Erdoğan était salué pour ses réformes orientées vers un libre marché.
Ce dernier a laissé entendre mercredi que la Banque centrale pourrait relever fin juin son taux directeur afin d’endiguer l’inflation, malgré l’opposition répétée du président aux taux d’intérêt élevés. « Nous avons accepté que le ministre des Finances [Şimşek] prenne rapidement les mesures nécessaires avec la banque centrale », a affirmé le chef de l’État, se disant « déterminé à ramener l’inflation à un chiffre ».
Cela pourrait conduire, espèrent des économistes, à une amélioration des perspectives économiques de la Turquie à long terme.
Mais avec la chute actuelle du niveau de vie, et les restrictions à l’activité des syndicats, les organisations de défense des droits des travailleurs sont inquiètes.
« L’appartenance à un syndicat est devenue un motif de licenciement. La police a empêché des activités syndicales, des syndicalistes ont été arrêtés, le 1er mai a été interdit et les manifestations aussi », énumère Kıvanç Eliaçık, directeur du département Relations internationales de la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie (DISK), un syndicat de gauche.
À MEE, il explique que la Turquie est devenue « un pays de smicards et un pays d’actifs pauvres ». Il estime qu’Erdoğan a contribué à accélérer une tendance qui a privé de droits syndicaux 95,3 % des salariés du secteur privé.
« Plutôt que la colère et les préjugés, il nous faut de la compréhension mutuelle. Il nous faut une coalition large qui rassemble différentes franges sociales »
- Kıvanç Eliaçık, syndicaliste
En outre, Erdoğan s’est dépeint comme un défenseur des valeurs familiales traditionnelles.
Il a qualifié l’homosexualité de « perversion » visant la vie de famille, étiqueté ses opposants de « pro-LGBT » et, dernièrement, a annoncé qu’il allait introduire un amendement constitutionnel pour « protéger la famille de la perversion ».
Parmi les défis qui l’attendent, la gauche devra mettre sur pied une coalition politique qui respecte les différents mouvements menacés par le gouvernement – ce qui n’est pas la moindre des choses pour le HDP, dont la base de soutien se situe dans le sud-est conservateur.
« Plutôt que la colère et les préjugés, il nous faut de la compréhension mutuelle. Il nous faut une coalition large qui rassemble différentes franges sociales », pense Kıvanç Eliaçık.
« Il nous faut un gouvernement qui transformera l’économie en faveur des travailleurs, en matière d’impôts, de salaires et de droits sociaux. »
« Un nouveau chapitre »
Tout le monde n’est pas persuadé que l’alliance actuelle du mouvement kurde avec la gauche turque a été fructueuse.
Vahap Coşkun, professeur de droit à l’université Dicle dans la ville à majorité kurde de Diyarbakır, fait valoir que le HDP a en fait porté la gauche turque sur ses épaules, l’amenant bien au-delà de ce qu’elle aurait fait normalement.
« Si la gauche turque se présente aux élections en son nom propre, elle ne peut ni franchir le seuil électoral ni élire un député – cependant, le HDP mène la gauche turque au Parlement à chaque élection », indique-t-il à MEE.
Le professeur suggère qu’au lendemain de ce scrutin, le HDP devrait « reconsidérer » sa stratégie pour les futures élections et se concentrer sur « l’union des luttes sur certains sujets au lieu de coopérer aux élections ».
Giran Ozcan pense néanmoins que parler d’une division entre le mouvement kurde et la gauche turque est une « fausse dichotomie ».
« Le mouvement kurde qui est représenté par le HDP en Turquie est un mouvement de gauche lui-même, c’est le plus grand mouvement de gauche en Turquie… par définition, il cherchera toujours à s’associer avec des organisations sur la même longueur d’onde. »
Depuis la création de la République de Turquie en 1923, les partis pro-kurdes et de gauche se sont habitués à un cycle apparemment sans fin de créations et de fermetures.
Le HDP a été précédé par le Parti de la paix et de la démocratie, lui-même précédé du Parti de la société démocratique. Ce dernier faisait suite au Parti démocratique du peuple, et au Parti de la démocratie.
Tous les prédécesseurs de gauche du HDP ont été fermés de force : en 2014, 2009, 2003 et 1994 respectivement.
Alors que les partisans du parti redoutent l’avenir, Kıvanç Eliaçık cite une phrase populaire du penseur marxiste italien Antonio Gramsci : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. »
« Le lendemain des élections, on s’est présentés [au travail], on a continué à avoir du mal à payer nos factures et à s’inquiéter de notre avenir », observe-t-il.
« Les élections ne marquent pas la fin – c’est le début d’un nouveau chapitre. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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