Est-on en train d’oublier l’assassinat de Khashoggi ?
Cela fait plus de cent jours que l’horrible assassinat de Jamal Khashoggi a été orchestré au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Le crime a été commis par un escadron de la mort, qui a ensuite indiqué « mission accomplie » à ses patrons à Riyad. La plupart de ses membres ont été emprisonnés pour épargner les vrais coupables.
Dès le départ, la Turquie a déployé des efforts considérables pour démasquer les véritables responsables, notamment en publiant des informations sur le commando, les dernières photos de Khashoggi, les détails de vol de deux jets privés saoudiens, des informations sur l’enquête du consulat et l’enregistrement audio de l’assassinat.
Durant les premiers jours de l’affaire, même Ankara n’avait pas conscience de l’ampleur du séisme géopolitique que l’assassinat de Khashoggi déclencherait. Mais la Turquie a rapidement élaboré un plan fondé sur deux stratégies principales.
Des preuves cruciales divulguées
Premièrement, il est devenu évident qu’il serait impossible d’obtenir un résultat immédiat à court terme : il a donc fallu maintenir l’élan avec des éléments de preuve cruciaux qui, presque tous, ont été divulgués.
Les appels du président turc Recep Tayyip Erdoğan à la justice et ses prétentions à révéler la « vérité nue » ont servi à enflammer les discussions et à accroître la pression sur les parties concernées – principalement l’administration Trump. Ironiquement, tous les acteurs qui avaient critiqué la Turquie pour sa liberté d’expression limitée se sont rangés du côté d’Erdoğan sur cette question.
Deuxièmement, la Turquie a tenté de maintenir l’attention sur les considérations juridiques de l’affaire plutôt que d’en faire une querelle politique entre Ankara et Riyad. Même si un tel crime n’a pas pu être commis à l’insu de tous les membres de la famille royale, Erdoğan a tenté de préserver un équilibre délicat entre les accusations contre le prince héritier Mohammed ben Salmane et le maintien des relations turco-saoudiennes.
La Turquie a perçu le nouveau prince héritier comme le symbole d’un nouvel ordre régional centré sur Israël, excluant l’Iran et la Turquie.
Les enregistrements vocaux de l’assassinat de Khashoggi […] ont constitué une preuve indéniable de ce qui s’est passé à l’intérieur du consulat durant ces sept minutes de brutalité
Les efforts déployés par la Turquie pour internationaliser la question n’ont toutefois pas été totalement fructueux. Le président français Emmanuel Macron a été entendu en train de parler de la crise avec Mohammed ben Salmane devant les caméras lors du récent sommet du G20 en Argentine. La Première ministre britannique, Theresa May, a rencontré le prince héritier comme si rien ne s’était passé. Le président américain Donald Trump a traîné les pieds dès le début, déterminé à ne pas perdre d’argent saoudien.
Les enregistrements vocaux de l’assassinat de Khashoggi ont toutefois constitué une preuve indéniable de ce qui s’est passé à l’intérieur du consulat durant ces sept minutes de brutalité. Cela a accru la pression sur Washington, même si le conseiller américain à la sécurité nationale John Bolton a déclaré ne pas l’avoir écouté parce qu’il ne parlait pas arabe – nul besoin cependant de connaître une quelconque langue pour assimiler le son d’une scie à os et de hurlements.
Le début de la fin ?
Même si Khashoggi restera dans l’histoire comme un symbole de dignité personnelle et de sacrifice, la pression est déjà en train de retomber. Après cent jours, la multitude d’articles, de conférences et de panels qui ont été organisés pour commémorer son héritage se sont principalement inscrits dans le cadre d’un effort visant à faire monter la pression pour que les véritables coupables aient à répondre de leurs actes. Dans le même temps, le visage triste de Khashoggi en couverture du Time a peut-être symbolisé le début de la fin de l’histoire de son assassinat, sans résultat concret dans la dénonciation des véritables coupables.
La Turquie continuera probablement de faire pression pour une enquête internationale et de rechercher des partenaires suffisamment courageux pour s’opposer à Riyad. Mais l’Arabie saoudite est déjà en train de récupérer. Au lieu de renvoyer le prince héritier, Riyad a nommé l’ancien détenu du Ritz-Carlton Ibrahim al-Assaf en tant que nouveau ministre des Affaires étrangères, en signe de normalisation.
L’Arabie saoudite envisage de passer à autre chose, comme si rien ne s’était passé. Elle essaie de mener à bien la mission à moitié achevée qu’elle cherche à remplir avec les Émirats arabes unis : isoler l’Iran et la Turquie de la région. La Syrie est le nouveau point central. Peu importe que Riyad et ses alliés aient tenté de renverser le président Bachar al-Assad en finançant et en soutenant l’opposition : le président syrien est un acteur commode pour soutenir leur action contre la Turquie.
En rouvrant l’ambassade émiratie à Damas et en invitant Assad à revenir dans la Ligue arabe, ils touchent plusieurs cibles à la fois. En particulier après le retrait des États-Unis, pour que l’impact de la Turquie sur la Syrie demeure limité, ils veulent soutenir l’autorité centrale à Damas.
En relançant Assad, Riyad a également tendu un rameau d’olivier à la Russie – et cela porte ses fruits puisque la Russie a mis en garde les États-Unis contre toute ingérence dans la succession royale en Arabie saoudite.
Trump a rejoint la scène en déclarant que les Saoudiens paieraient la reconstruction de la Syrie. Si les Européens hésitent à la financer tant qu’Assad reste au pouvoir, l’argent saoudien pourrait façonner l’avenir du pays. Il n’est pas difficile de prédire qu’ils éviteront la participation de la Turquie.
Le rôle des Parlements
Une fois que les armes se seront tues, l’argent importera plus que la présence lorsqu’il s’agira de façonner l’avenir de la Syrie. Bien entendu, les gains réalisés sur le terrain, l’accueil de plus de 3,5 millions de réfugiés syriens et le maintien de la sécurité à Idleb constituent de puissants atouts pour la Turquie.
Trump cherche à établir un équilibre entre ses deux alliés rivaux en annonçant le retrait américain de la Syrie souhaité par la Turquie tout en soulignant l’importance de l’Arabie saoudite pour l’avenir du pays.
En ce qui concerne le meurtre de Khashoggi, cependant, on aperçoit encore de la lumière au bout du tunnel. Il est évident que les gouvernements nationaux sont prêts à se laver les mains et à continuer de faire affaire avec Mohammed ben Salmane – mais les Parlements peuvent devenir des porte-paroles de la justice. Les Parlements européens et nationaux peuvent demander à leur gouvernement, aux organismes internationaux et à la Turquie de mener une enquête internationale.
La stratégie de la Turquie a fonctionné, mais à ce stade, Ankara a épuisé la plupart de ses cartes. La Turquie et tous ceux qui sont déterminés à traduire les véritables coupables en justice doivent redoubler d’efforts pour maintenir l’attention de la communauté internationale sur l’affaire Khashoggi.
- Osman Sert est directeur de recherche à l’Institut d’Ankara, en Turquie. En tant que journaliste, il a couvert des sujets économiques et diplomatiques ainsi que l’actualité du cabinet du Premier ministre turc. Il a occupé les postes de reporter diplomatique pour Kanal 7, rédacteur diplomatique pour CNN Turk et chef du bureau de Jérusalem pour TRT. Il a officié en tant que conseiller d’Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères (2009 – 2014) et Premier ministre turc (2014 – 2016).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une image numérique représentant Jamal Khashoggi est affichée lors d’une cérémonie commémorative, le 11 novembre 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].