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Les politiques de la nouvelle laïcité ou la discipline du corps des musulmanes « voilées »

L’exclusion des femmes musulmanes qui portent le foulard en France dévoile l’ordre hégémonique en vigueur dans le du pays ainsi que le sexisme et le racisme qui le caractérisent
« La France a construit avec l’islam et les musulmans une relation de domination voire, parfois, une entreprise tantôt larvée, tantôt assumée de domestication de l’islam et des musulmans » – Hanane Karimi (AFP/Frédéric Florin)

Dans Les Femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, j’emprunte à bell hooks, intellectuelle afro-américaine, la question qu’elle pose pour penser l’exclusion des femmes noires des luttes féministes en l’appliquant aux femmes musulmanes qui portent le foulard islamique en France.

Car finalement, il s’agit dans leur cas également d’une exclusion de la cause des femmes. C’est ce qui m’a frappée en 2017, lors d’un débat public sur la question « La laïcité garantit-elle l’égalité hommes-femmes ? » qui était organisé par la délégation sénatoriale aux droits des femmes (sur lequel je reviens dans l’avant-propos de mon livre).

Au cœur du palais du Luxembourg, j’ai été huée publiquement parce que j’avais osé rétorquer à des féministes qui plaidaient pour une interdiction du voile encore plus étendue : « Si je comprends bien, vous souhaitez exclure des femmes sous couvert d’égalité hommes-femmes. N’est-ce pas paradoxal ? Dois-je rappeler que sous le voile, il y a des femmes ? »

Ces femmes opposaient aux femmes qui décident de porter le foulard en France celles qui souffrent en Iran, en Arabie saoudite, en Afghanistan, où elles sont obligées de le porter – celles-là même qui se battent dans ces pays pour pouvoir survivre en tant que femmes, pour sortir libres, étudier ou travailler ou encore devenir athlètes de haut niveau. Et nous étions en train de décider de la pertinence, au regard de « l’égalité hommes-femmes », de leur refuser de participer aux Jeux olympiques parce qu’elles portent ce qu’on leur impose dans leurs pays ! (p. 26)

L’impossible intégration des musulmans en France

Cette question guide l’écriture de ce livre dont les chapitres sont tirés d’une partie de ma thèse de doctorat, intitulée « Assignation à l’altérité radicale et chemins d’émancipation : étude de l’agency de femmes musulmanes françaises ». J’ai souhaité concentrer mon propos sur les origines des discriminations et des exclusions qui ciblent les femmes musulmanes qui portent le foulard.

Les femmes qui portent un foulard ne sont pas seulement indésirables et illégitimes dans la nation : ce sont des indisciplinées qu’il faut éduquer et convertir. Si elles résistent, elles deviennent dangereuses et sont stigmatisées comme telles

Pour se faire, je retrace la fabrication de l’altérité radicale des Français d’ascendance africaine et nord-africaine, laquelle trouve ses origines dans l’exclusion et la stigmatisation des immigrés post-coloniaux au XIXe siècle et, avant cela, dans la manière dont l’impérialisme français a considéré l’islam comme « l’ennemi impérial », ainsi que l’écrit le philosophe français Mohamad Amer Meziane.

Je m’appuie sur de nombreux auteurs et autrices pour retracer cette sociohistoire, et en particulier sur le sociologue algérien de l’« émigration-immigration » Abdelmalek Sayad qui fut un véritable précurseur d’une nouvelle sociologie de l’islam. Dans ce travail, j’ai apporté une attention particulière à interroger le cadre à partir duquel nous pensons les phénomènes sociaux sans quoi des biais, des impensés, notamment dans les rapports Nord/Sud, empêchent une réflexion objective.

C’est une religion « dominée » parce que c’est une « religion de dominés » mais aussi, antérieurement, de colonisés sous « protection » ou domination française. La France a ainsi construit avec l’islam et les musulmans une relation de domination voire, parfois, une entreprise tantôt larvée, tantôt assumée de domestication de l’islam et des musulmans. (p. 37)

L’illégitimité des musulmanes « voilées »

Retracer la sociohistoire politique de la marginalisation des populations immigrées et musulmanes d’origine africaine et nord-africaine m’a permis de penser la filiation entre la figure honnie, incarnation de la « féminité hérétique », de la « femmes voilée » et ses ascendants.

C’est ce que je propose dans un second temps durant lequel je me focalise sur cette « figure », sur la construction discursive politique dont elle est l’objet et la dangerosité qui lui est associée.

Les femmes qui portent un foulard ne sont pas seulement indésirables et illégitimes dans la nation : ce sont des indisciplinées qu’il faut éduquer et convertir. Si elles résistent, elles deviennent dangereuses et sont stigmatisées comme telles : les voilà désormais ennemies musulmanes. Il s’agit de les empêcher de manière « civilisée » d’évoluer dans la société en définissant, dans l’accès à certains espaces et à certaines fonctions, des règles de neutralité religieuse incompatibles avec le port du foulard. Des lois et des règlements, des discours et des agressions en font, dans le regard de leurs détracteurs, des femmes déchues de leur humanité et de leur féminité. (p. 81)

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Je décris alors les discriminations, les exclusions, leurs mécanismes mais aussi les dominations et leurs effets aliénants. Je désigne également les alliances qui se créent pour protéger l’ordre hégémonique français notamment entre des groupes féministes et des groupes politiques qui s’allient pour défendre une nouvelle orientation de la laïcité, ce que je nomme les politiques de la nouvelle laïcité.

Finalement, ce qui se joue, c’est le maintien et la centralité d’un ordre hégémonique, normatif, faut-il le rappeler. Sa centralité me permet de conceptualiser la notion de féminité paradoxale.

Dans le jeu de la domination, les femmes sont positionnées sur une échelle visant à évaluer leur conformité à la « bonne » féminité. Les « mauvaises » féminités, soit les mauvaises femmes, les femmes dangereuses, sont disqualifiées, caricaturées, méprisées et stigmatisées – elles sont ciblées comme hérétiques à l’ordre hégémonique. Et les femmes qui personnifient ces mauvaises féminités endossent une féminité paradoxale : elles incarnent à la fois une féminité hérétique vis-à-vis des partisans de la nouvelle laïcité et une féminité hégémonique vis-à-vis des tenants d’une lecture orthodoxe de l’islam. (p. 90)

Prendre conscience de son aliénation

Ce livre est aussi un parti pris pour une désaliénation vis-à-vis de l’ordre hégémonique et plus spécifiquement de l’un de ses ressorts, la féminité hégémonique. C’est pourquoi j’ai choisi également de nommer l’aliénation du groupe dominant vis-à-vis d’une hégémonie raciale qui ne se dit pas mais qui agit , comme c’est le cas chez les féministes universalistes.

Des extraits d’entretiens rendent compte de façon saisissante de la manière dont la domination islamophobe déforme les corps des femmes concernées, dont elle altère l’estime de soi qui mène parfois à la volonté de se distinguer du groupe de pairs stigmatisés

Dans cet exercice de désaliénation, je nomme également l’aliénation des dominés qui se retrouvent enfermés malgré eux dans une posture réactionnelle face au pouvoir que les dominants ont sur eux.

Les rapports de domination impliquent des effets : l’aliénation est insue, implicite et mécanique. Elle affecte les perceptions et les perspectives, les visions du monde et les corps.  

Cet aspect me paraît central. Des extraits d’entretiens rendent compte de façon saisissante de la manière dont la domination islamophobe déforme les corps des femmes concernées, dont elle altère l’estime de soi qui mène parfois à la volonté de se distinguer du groupe de pairs stigmatisés. Cette distinction est aussi un ressort de l’aliénation et illustre l’incorporation du mépris social, du racisme et de l’islamophobie.

Les Femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? de Hanane Karimi est disponible aux éditions Hors d’Atteinte depuis le 3 mars 2023.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hanane Karimi est sociologue et doctorante en sociologie à l'Université de Strasbourg, laboratoire Dynamiques européennes. Sa thèse porte sur l'« agency » de femmes françaises musulmanes dans le contexte de la « nouvelle laïcité ». Elle est titulaire d'un master en Éthique (CEERE-France). Diplômée du Yale Bioethics Center, elle dispense des formations en éthique médicale transculturelle ainsi qu'en laïcité. Hanane Karimi est également une militante féministe et antiraciste.
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