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Médine face aux paniques identitaires françaises

En utilisant l’antisémitisme à des fins islamophobes, les attaques dirigées contre le rappeur Médine attisent les deux formes de racisme. La compréhension de l’histoire croisée des « questions » juive et musulmane permet de déjouer les pièges d’une instrumentalisation mortifère
« Médine est de manière récurrente pris à parti en raison d’une ‘’islamité’’ jugée trop voyante dans ses textes et son attitude, en raison de ses prises de position contre l’islamophobie ainsi que de ses accointances avec la gauche » – Rafik Chekkat (X @Medinrecords)

Difficile d’imaginer en France un été sans controverses déclenchées par les milieux réactionnaires. Alors que les paniques morales autour du « burkini » et les contentieux administratifs qu’elles suscitent font désormais partie du décor, la période estivale est marquée par les critiques dirigées contre la présence du rappeur Médine à des universités d’été de formations de gauche.

L’invitation de l’artiste havrais par Europe Écologie-Les Verts (EELV) et La France insoumise (LFI) s’attire les foudres du camp (auto-proclamé) « républicain », qui les accuse de complaisance envers l’islamisme et l’antisémitisme, dont Médine serait le porte-drapeau. Et l’on reparle d’« islamogauchisme », ce néologisme conspirationniste destiné à jeter le discrédit.

Procès d’intention, mauvaise foi et citations tronquées ou sorties de leur contexte d’énonciation caractérisent cette énième polémique. Son seul intérêt est d’illustrer la manière dont est instrumentalisé l’antisémitisme et dont sont refoulés les liens forts, intellectuels et historiques, entre cette forme spécifique de racisme et celle qui prend pour cibles les personnes musulmanes.

Dans l’imaginaire raciste, il y a plus qu’une parenté entre la figure du juif et celle du musulman. Voilà pourquoi les attaques contre Médine ne peuvent se faire qu’au prix d’un découplage strict entre un antisémitisme anhistorique, érigé en forme suprême de racisme, et une islamophobie qualifiée d’imaginaire, quand elle n’est pas brandie comme étendard de la résistance.

« Cancel culture »

Médine est de manière récurrente pris à parti en raison d’une « islamité » jugée trop voyante dans ses textes et son attitude, en raison de ses prises de position contre l’islamophobie ainsi que de ses accointances avec la gauche. On lui reproche ainsi de ne pas correspondre à la figure du musulman renégat, à la fois docile avec les autorités et sévère envers ses coreligionnaires.

Élus, éditorialistes et divers courants identitaires demandent régulièrement l’annulation de ses concerts, très souvent sans succès. L’affaire prend cette fois un tour résolument politique. Un communiqué signé par une soixantaine de députés Renaissance (parti présidentiel) compare Médine au fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen et demande l’annulation de la venue du rappeur, qualifié d’islamiste et d’antisémite.

Refuser de séparer les « questions » juive et musulmane ne signifie pas les confondre en gommant ce qui les singularise. Ni faire de l’islamophobie la forme nouvelle d’un antisémitisme qui aurait disparu

La malhonnêteté de l’argumentaire est saisissante. Elle repose en grande partie sur une erreur de compréhension d’une publication récente de Médine en réponse à l’essayiste Rachel Khan (le communiqué confond les patronymes Kahn et Khan, prêtant au rappeur des intentions qui ne sont pas les siennes).

Au-delà de cette initiative, il est frappant de voir les adversaires résolus du « wokisme », de la « cancel culture » ou de la « bien-pensance » de gauche chercher à museler toute parole dissidente, en particulier celle issue des marges.

Il ne se passe pas une semaine en France sans qu’un événement ne fasse polémique en raison des personnes qui doivent s’y exprimer. Les violences contre des élus et des lieux accueillant des personnes exilées se multiplient de manière inquiétante. Dans le même temps, la liberté d’expression n’est invoquée qu’à sens unique, pour offenser, insulter, ou appeler à discriminer.

« Islamogauchisme »

La complicité coupable de formations ou personnalités de gauche avec les milieux dits « islamistes » est le plus souvent formulée à travers l’accusation d’« islamogauchisme ». Forgé dans les cercles identitaires, ce néologisme destiné à jeter le discrédit sur ses adversaires politiques a connu une diffusion croissante, jusqu’à être utilisé par des membres de l’exécutif.

L’ancienne ministre de l’Enseignement supérieur avait émis en 2021 l’idée de missionner le CNRS pour une « étude scientifique » sur l’« islamogauchisme », qui selon elle « gangrène la société dans son ensemble ». Une sortie qui s’était attiré un grand nombre de critiques. La Conférence des présidents d’université avait ainsi publié un communiqué jugeant qu’il s’agissait d’une « pseudo-notion » n’ayant « aucun fondement scientifique ».

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Une prise de position salutaire, pourtant loin de clore le débat. Car en matière de racisme, il ne suffit pas de démontrer l’absence de fondement d’un concept (qu’il s’agisse de celui-ci ou de celui devenu tout aussi populaire de « grand remplacement »). L’idée n’est pas de prouver le non-sens empirique d’une assertion, mais de déceler les orientations pratiques qu’elle révèle.

L’accusation d’« islamogauchisme » est ainsi souvent liée à celle de « clientélisme électoral » et de la théorie complotiste de l’« entrisme islamiste ». La gauche se compromettrait avec les « islamistes » pour capter le « vote musulman ». Sur fond d’obsession démographique, l’« islamogauchisme » trahit une peur réelle : l’alliance entre la gauche et des milieux populaires réputés largement « islamisés ».

Instrumentalisation

À côté du reproche de complaisance envers l’« islamisme », l’autre grand opérateur de discrédit politique est l’accusation d’antisémitisme. Le communiqué précité des députés de la majorité se termine ainsi : « L’antisémitisme n’est pas une opinion, mais un délit. Ceux qui s’en rendent coupables doivent être jugés et condamnés par la justice et mis au ban de la vie publique. »

La mise en concurrence des minorités et la hiérarchisation des formes de racisme n’ont rien de bénéfique. Elles attisent le feu de l’exclusion et du rejet tout en faisant mine de les combattre

Médine ayant été jugé antisémite, il conviendrait de le bannir du débat public. La même chose ne vaut évidemment pas pour toutes les formes de racisme. Les thèmes de l’« invasion migratoire » et de l’« islamisation » sont déclinés au quotidien par un nombre croissant de formations politiques, médias et groupes de pression à travers tout l’espace euro-atlantique.

Ce déséquilibre entre des formes de racisme respectables et d’autres jugées infâmantes n’est pas fortuit. Il est non seulement entretenu, mais également performé. Cette performance s’exprime de manière claire dans le syntagme, devenu courant, « racisme et antisémitisme ». Cette distinction systématique de l’antisémitisme est bien entendue intéressée.  

Elle entretient de manière cynique une concurrence malsaine entre les différentes formes de racisme. Elle participe aussi à diffuser un trope antisémite selon lequel un privilège symbolique indu serait accordé aux juifs. Ce trope nourrit à son tour des formes de ressentiment pouvant s’exprimer à travers des énoncés et des actes antisémites, qui sont à leur tour instrumentalisés...

D’un « problème » à l’autre

À l’instar de l’antisémitisme, les thèmes de la laïcité, du féminisme ou de l’homophobie sont également investis de manière opportune pour stigmatiser les personnes musulmanes, décrites comme réfractaires à la modernité occidentale. Ce qui est appelé « philosémitisme », « fémonationalisme » ou « homonationalisme » partagent des ambiguïtés et logiques voisines.

L’instrumentalisation de l’antisémitisme à des fins racistes nécessite pour sa part de refouler ce que l’on a nommé en France (et en Europe) la « question juive ». Une « question » au centre de la construction de l’universalisme républicain. La confrontation à la « différence juive » est absolument essentielle à la compréhension de l’histoire politique moderne française.

Qui sont les juifs ? À quelles conditions peut-on les considérer comme Français ? Quels doivent être leurs rapports individuels et collectifs à l’État ? Autant de questions anciennes en France qui éclairent les ressorts de la construction du « problème musulman », aujourd’hui central dans les débats sur l’universalisme et la République.

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Refuser de séparer les « questions » juive et musulmane ne signifie pas les confondre en gommant ce qui les singularise. Ni faire de l’islamophobie la forme nouvelle d’un antisémitisme qui aurait disparu, encore moins taire les manifestations d’antisémitisme au sein des populations musulmanes, ou celles d’islamophobie au sein des populations juives.

Étudier la manière dont intellectuels et politiques ont conçu la place de la « différence juive » permet de mieux comprendre les débats actuels sur l’islam en France. Les injonctions à l’assimilation, les théories sur le complot juif ou musulman dessinent un territoire commun. Il y a bien de l’antisémitisme dans l’islamophobie et de l’islamophobie dans l’antisémitisme.

La mise en concurrence des minorités et la hiérarchisation des formes de racisme n’ont rien de bénéfique. Elles attisent le feu de l’exclusion et du rejet tout en faisant mine de les combattre. « Il est évident, déclarait Bobby Seal, l’un des fondateurs du Black Panther Party, que combattre le feu par le feu a pour résultat un grand incendie. »

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. 

Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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