Aller au contenu principal

Comment la France a normalisé l’extrême droite

Alors que la période électorale se profile à l’horizon, les grands partis n’ont pas le courage de proposer une vision unificatrice et alternative pour le pays
Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national, en 2017 dans l’ouest de la France (AFP)

Il y a un peu plus d’une semaine, plusieurs dizaines de milliers de personnes à travers la France ont manifesté contre l’influence croissante de l’extrême droite.

Ces derniers mois ont été mouvementés dans la sphère politique française. Début juin, la vidéo d’un youtubeur d’extrême droite proposant un tutoriel pour tuer un militant de gauche – avec un mannequin criblé de balles et des conseils pour se procurer des armes – a cumulé plus de 100 000 vues avant d’être retirée par YouTube.

Tentant désespérément de récupérer les gains de Marine Le Pen, les figures politiques de tous bords courtisent sa base – et favorisent ainsi l’attrait de son parti en légitimant ses « revendications »

Il y a eu la désormais célèbre « gifle » assénée par un homme au président Emmanuel Macron lors d’un bain de foule, clairement destinée à l’humilier dans le style machiste caractéristique des fascistes. Le leader de gauche Jean-Luc Mélenchon a ensuite été enfariné par un autre militant présumé d’extrême droite.

Dans le même temps, un agent infiltré a déjoué un complot de « patriotes » autoproclamés visant à empoisonner des rayons halal de supermarchés. Ces événements se sont produits dans le sillage d’une lettre ouverte adressée à Macron par un millier de militaires français, qui laissaient entendre qu’un coup d’État était nécessaire pour faire face à la menace de l’« islamisme » et des « hordes de banlieue ».

Le lendemain, l’un des généraux signataires de la lettre a été invité sur une chaîne de télévision à une heure de grande écoute pour donner son avis sur la compatibilité de l’islam avec la France. D’après un sondage ultérieur, 58 % des Français soutenaient l’analyse présentée dans la lettre publiée par Valeurs actuelles, un média d’extrême droite auquel Emmanuel Macron avait précédemment accordé une interview controversée.

La base de Marine Le Pen courtisée

Alors que la présence et la visibilité croissantes du Rassemblement national de Marine Le Pen sur l’ensemble de la carte politique française contribuent depuis plusieurs décennies à normaliser un discours d’extrême droite dans le pays, le mouvement observé dans la France actuelle va bien au-delà de la dirigeante.

Il s’infiltre dans tous les recoins de la société et de la carte politique : tentant désespérément de récupérer les gains de Marine Le Pen, les figures politiques de tous bords courtisent sa base – et favorisent ainsi l’attrait de son parti en légitimant ses « revendications ».

Au premier rang figure Emmanuel Macron, dont le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a récemment reproché à Marine Le Pen d’être « un peu molle » au sujet de l’islam, tout en soutenant certains des textes de loi les plus régressifs de l’histoire française moderne. Malgré ses prétentions centristes, le gouvernement d’Emmanuel Macron a contribué à faire glisser l’ensemble du centre vers la droite.

Le président français Emmanuel Macron à Paris, le 29 mars 2021 (AFP)
Le président français Emmanuel Macron à Paris, le 29 mars 2021 (AFP)

Et ce phénomène ne se limite pas à la sphère politique. À l’heure actuelle, une élite pseudo-intellectuelle d’extrême droite exploite la peur à des fins lucratives.

À la télévision, le polémiste Éric Zemmour, condamné à de multiples reprises pour incitation à la haine raciale, inculque à un public amadoué sur la chaîne d’information la plus regardée de France, CNews, version française de Fox News, ses théories décrivant un processus de remplacement des blancs et une civilisation en état de siège.

Et il n’est pas le seul : 36 % des invités politiques de CNews sont issus de l’extrême droite. Des études montrent que ce mouvement est en fait surreprésenté dans le paysage médiatique français en général.

Même si beaucoup d’encre a déjà coulé pour expliquer comment l’extrême droite est parvenue à emmener la droite vers l’extrême, il s’avère que dans un pays qui s’enorgueillit depuis longtemps de ses fortes traditions socialistes, l’absence d’une gauche capable de contrer l’extrême droite sur le front politique est flagrante. Cela est dû en partie à la « trumpisation » de la gauche française, qui a cherché à affaiblir l’extrême droite en jouant sur son terrain, mais qui a contribué à la place à renforcer un ultra-conservatisme généralisé. Résultat : près de la moitié des Français estiment désormais que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ».

« Une extrême droite “de gauche” »

Comme l’a souligné l’universitaire Jacques Rancière, dans la bataille pour défendre les valeurs républicaines, la gauche a mobilisé ses idéaux traditionnels sur la laïcité, la lutte contre l’antisémitisme et l’égalité des sexes, mais les a complètement subvertis pour produire une nouvelle forme d’« extrême droite “de gauche” » qui est de plus en plus en phase avec l’orientation raciste de Marine Le Pen. 

Comment les idéaux de gauche ont-ils pu être subvertis au service du fascisme ? Ce phénomène est dû en partie à un refus d’étendre la solidarité sociale à l’ensemble de ceux qui composent la nation française. À la place, on trouve un racisme sous-jacent et irrésolu qui refuse de reconnaître pleinement les individus français noirs et arabes comme des égaux. Enraciné dans le suprémacisme blanc et grimé en « défense de la nation », ce nationalisme est blanchi et teinté de socialisme.

Comment Macron est devenu le meilleur candidat de l’extrême droite
Lire

Il en résulte, de gauche à droite, une problématisation croissante de l’islam et de l’immigration. Le « martyre populiste » de Marine Le Pen parle de plus en plus à un ancien électorat de gauche désabusé par le défilé d’élites empêtrées dans des scandales de corruption incessants. Depuis qu’elle a remporté plus de 30 % des voix au second tour de l’élection présidentielle de 2017, le véritable succès de Marine Le Pen a été de faire en sorte que son programme politique absorbe celui de tous les autres partis.

Le courant majoritaire ne se contente plus de « flirter » avec l’extrême droite : aujourd’hui, il la courtise ouvertement.

Dans une étude récente consacrée à l’usage du terme « islamogauchiste » (employé actuellement pour salir les universitaires d’opposition), le CNRS a analysé plus de 290 millions de tweets à connotation politique postés depuis 2016. Le centre de recherche a ainsi constaté qu’il était associé aux notions « de traître, d’ennemi de la république, d’immoralité, de honte, de corruption ainsi que de menace, d’insécurité, de danger, d’alliance avec l’ennemi et […] de compromission avec l’islamisme radical ».

Tous ces thèmes d’extrême droite ont été incessamment martelés par des ministres de premier plan. Le CNRS n’a pas mâché ses mots : « D’après nos mesures, les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême droite a peiné à faire en plus de quatre années. »

Une islamophobie flagrante

Alors qu’Emmanuel Macron cherche à faire passer certains des projets de loi les plus inquiétants de l’histoire française moderne, la gauche fait preuve d’un mutisme presque total en ce qui concerne l’islamophobie flagrante qui la traverse. En réalité, de nombreux acteurs politiques de gauche ne reconnaissent même pas son existence.

Cette année, malgré les avertissements formulés par des groupes de défense des droits de l’homme selon lesquels le projet de loi sur le « séparatisme » proposé par le gouvernement entraînerait de nouvelles discriminations à l’encontre des musulmans, des partis issus de l’ensemble du spectre politique ont voté en sa faveur. Le Parti socialiste est allé jusqu’à dire que le projet de loi « [évite] le piège de la stigmatisation de toute une religion ».

Aujourd’hui, en France, l’islamophobie représente un consensus politique qui prive les citoyens français musulmans de leurs droits politiques dans un contexte où leur foi est de plus en plus considérée comme un champ de bataille politique et où les discriminations s’accentuent.

Il n’y aura pas de « front républicain » pour contrer l’extrême droite, mais simplement une classe politique pusillanime qui jouera des coudes pour ramasser le plus grand nombre possible de ses thèmes

Selon une étude publiée l’an dernier portant sur le département défavorisé de la Seine-Saint-Denis, 80 % des personnes interrogées estimaient que les habitants étaient victimes de discrimination en raison de leur couleur de peau, de leur code postal ou de leur religion. Près de neuf jeunes sur dix estimaient être victimes de discrimination de la part de la police et du système judiciaire.

Depuis lors, une nouvelle étude a révélé que la discrimination à l’embauche avait quasiment doublé au cours des vingt dernières années en France. La Commission nationale consultative des droits de l’homme a également enregistré une hausse de 11 % des actes racistes en un an seulement et met en évidence un racisme anti-noirs. 

Alors que la période électorale se profile à l’horizon, il n’y aura pas de « front républicain » pour contrer l’extrême droite, mais simplement une classe politique pusillanime qui jouera des coudes pour ramasser le plus grand nombre possible de ses thèmes. N’ayant pas le courage de proposer une vision unificatrice et alternative de ce que « nous » sommes réellement dans la France de 2021, les partis traditionnels sont convaincus que ne pas être Marine Le Pen – tout en restant très proche d’elle – sera suffisant pour gagner. C’est peut-être un pari que la France ne peut pas se permettre de perdre – même si pour beaucoup, il sera perdu dans tous les cas.

- Myriam François est une journaliste, présentatrice et écrivaine franco-britannique, qui se concentre sur l’actualité, la France et le Moyen-Orient. Elle est également adjointe de recherche à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MyriamFrancoisC.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Myriam François is a Franco-British journalist, broadcaster and writer with a focus on current affairs, France and the Middle East. She is also a Research Associate at SOAS, University of London and tweets @MyriamFrancoisC
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].