Harmattan : en Libye, Cameron, Sarkozy et l'OTAN ont mené une guerre de l'empire global
L’ancien président français Nicolas Sarkozy a pris la décision d’intervenir en Libye en 2011 dans le but, entre autres, d’« accroître l’influence française en Afrique du Nord » et d’« améliorer sa situation politique en France ». C’est ce qu’affirme un rapport de la commission des Affaires étrangères du parlement britannique rendu public le 14 septembre dernier. Les députés britanniques mettent en cause le processus de décision qui a transformé une intervention censée venir en aide à la population civile de Benghazi menacée par la répression du colonel Kadhafi – une menace « surestimée », affirment encore les parlementaires et transformée – en une opération de « regime change ».
Le rapport reproche également au Premier ministre britannique de l’époque, David Cameron, d’être le « responsable final » de l’échec de l’intervention militaire aérienne qui a conduit à la chute de Kadhafi et à la guerre civile, dont les islamistes ont tiré profit. David Cameron, ajoute le texte, a manqué d’une « stratégie cohérente ».
Dans la forme, que la démocratie britannique fonctionne mieux que son homologue française n’est pas à proprement parler une révélation. Le pouvoir exécutif de la Ve République dispose des ressources constitutionnelles pour déclarer la guerre sans consulter le parlement qu’il est tenu de convoquer seulement au-delà de six mois d’intervention extérieure, pour un débat consultatif sans vote.
En outre, le recours à la saisine d’une commission parlementaire d’enquête demeure une exception. La dernière en date remonte à décembre 1998, à propos du génocide rwandais. La Mission d'information parlementaire sur le Rwanda est une mission d'information de l'Assemblée nationale française, décidée au début de l'année 1998 à la suite d'une campagne de presse déclenchée par plusieurs ONG. À l'époque, en 1997, le Sénat belge venait de faire une démarche analogue. Présidée par Paul Quilès, la commission publia en décembre 1998 un volumineux rapport rassemblant analyses du rôle de la France au Rwanda et recommandations de changements à opérer dans les institutions au vu des « erreurs d'appréciation » et des « dysfonctionnements institutionnels » constatés.
La prééminence constitutionnelle sur les forces armées s’est souvent exercée de manière mécanique, faisant porter les responsabilités proprement politiques, voire les erreurs historiques du premier, sur les secondes
Cette affaire rwandaise, comme l’opération « Harmattan » – l'intervention militaire française portant le nom d'un vent saharien qui a commencé le 19 mars 2011 et s'est terminée le 31 octobre 2011 – et les conclusions du dernier rapport parlementaire britannique soulignent les paradoxes, sinon les dysfonctionnements récurrents des relations entre le pouvoir politique et les forces armées françaises. Là aussi, si les Constitutions de la IVe et de la Ve République stipulent que le pouvoir exécutif décide tandis que les armées exécutent – comme c’est l’usage dans les démocraties parlementaires –, cette prééminence constitutionnelle sur les forces armées s’est souvent exercée de manière mécanique faisant porter les responsabilités proprement politiques, voire les erreurs historiques du premier, sur les secondes. Depuis le traumatisme de la défaite de mai 1940 contre l'Allemagne nazie, ce spectre a dominé toutes les grandes ruptures françaises, notamment celles de la décolonisation et de l’après-guerre froide.
Gestion des guerres de colonisation
C’est, bien-sûr, au général de Gaulle, au chef de la France libre que les Français doivent aujourd’hui encore la restauration de leur indépendance et de leur dignité nationale et internationale. Celles-ci reposent sur trois piliers : avec la charte signée à San-Francisco, fondatrice de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1945, la France dispose d’un siège permanent au sein du Conseil de sécurité ; ce privilège international s’appuie notamment sur la possession d’une force de dissuasion nucléaire ; enfin, la politique extérieure de la France se fonde sur des forces armées indépendantes, modernes et projetables.
De cet héritage, les dirigeants politiques de la IVe République allaient en faire un bien piètre usage dans la gestion des guerres de décolonisation, à commencer par celle d’Indochine (1946 à 1954). En mai 1954, le désastre de Diên Biên Phu précipite les Accords de Genève signés en juillet 1954. Ils entérinent la division du Vietnam, partagé par la ligne du 17e parallèle. C’est le début de la guerre du Vietnam qui aboutira au fiasco américain du 30 avril 1975.
Les mêmes erreurs ont été répétées en Algérie. La classe politique française a confié à l’institution militaire la défense unilatérale du système colonial en couvrant l’usage systématique de la torture
De ce conflit qui a fait plus de 500 000 victimes, nombreux historiens vietnamiens et français, dont Jules Roy (dans La Défaite de Dien Bien Phu, éditions Julliard, 1963) ont tiré d’imparables conclusions, notamment à propos de l’incurie d’une classe politique parfaitement incapable de comprendre et de gérer la lame de fond de la décolonisation. Les dirigeants politiques de la IVe République ont non seulement voulu défendre un système d’exploitation économique et sociale parfaitement obsolète au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais ils se sont surtout défaussés de leurs responsabilités sur des officiers généraux et supérieurs placés dans des conditions opérationnelles intenables.
Les mêmes erreurs ont été répétées en Algérie aux lendemains des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata dans le Constantinois en mai 1945. Répétition du syndrome indochinois et même cécité politique devaient aboutir à une guerre qui s’est déroulée de 1954 à 1962. La classe politique française a confié à l’institution militaire la défense unilatérale du système colonial en couvrant l’usage systématique de la torture (Henri Alleg : La Question, éditions de Minuit, 1958), entraînant la chute de la IVe République et le retour au pouvoir du général de Gaulle.
Déconstruction du désastre libyen
Contrairement aux dirigeants socialistes (de Guy Mollet à François Mitterrand) et aux activistes de l’Algérie française, le vieux chef de la France libre était, sans doute le mieux placé pour comprendre l’inexorabilité des autodéterminations africaines. Alliée aux grands colons, une partie de l’armée se cabre et tente un coup d’État rapidement maîtrisé. Le 18 mars 1962, les accords d’Évian aboutissent à l’indépendance de l’Algérie, actée le 2 juillet. Les terroristes de l’Organisation armée secrète (OAS) empêcheront une application effective des accords, provoquant une fracture durable au sein même de la société française.
Ces rappels historiques sont essentiels à la déconstruction du désastre libyen, d’autant que celui-ci s’inscrit dans la filiation des nombreuses « guerres humanitaires » menées par les puissances occidentales depuis la fin de la guerre froide
Ces rappels historiques sont essentiels à la déconstruction du désastre libyen, d’autant que celui-ci s’inscrit dans la filiation des nombreuses « guerres humanitaires » menées par les puissances occidentales depuis la fin de la guerre froide : Somalie, Rwanda, Balkans, Afghanistan, Irak et Libye. Toutes ont été menées au nom de la défense des « droits de l’homme » alors qu’elles étaient principalement dédiées à la défense d’intérêts économiques et stratégiques nécessitant ingérences et changements de régime, comme le souligne avec pertinence le chercheur Alain Joxe (dans Les Guerres de l'empire global. Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique, éditions La Découverte, 2012). Il faut encore revenir – ici – au général de Gaulle qui fait sortir la France de l’OTAN en 1966, parce qu’il récuse la notion de « guerre occidentale », partisan résolu d’une France indépendante, symbole d’une troisième voie – entre blocs de l’ouest et de l’est – pour un monde multipolaire.
Le drame de l’opération libyenne – Harmattan – s’inscrit dans une nouvelle rupture française. Celle-ci s’opère conjointement sur les deux plans : politique et opérationnel. En 2008, Nicolas Sarkozy impose, sans débat parlementaire, la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN. Son successeur, François Hollande – héritier de la vieille filiation SFIO (futur parti socialiste) de Guy Mollet à François Mitterrand – force le trait en replaçant la diplomatie française dans le sillage des États-Unis, de l’OTAN, d’Israël et des pays du Golfe.
Objectifs de guerre confus
Et Barack Obama a beau jeu d’incriminer rétrospectivement Messieurs Cameron et Sarkozy à propos de l’affaire libyenne, nous jouant le rôle d’un improbable Ponce Pilate… Déclenchée grâce à une interprétation partielle et partiale de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies (no-fly zone et aide humanitaire aux populations civiles), cette guerre n’aurait jamais été possible sans le soutien du Pentagone, sans les moyens satellites, radars et logistiques de l’OTAN. Et ce n’est pas parce que les États-Unis décident de rester « behind the window » qu’ils ne sont pas – eux-aussi – directement partie prenante et responsables de cette expédition désastreuse.
Harmattan est aussi l’héritière idéologique de la « guerre contre la terreur » des deux administrations Bush, guerre poursuivie par celles de Barack Obama
Sur le plan opérationnel, les militaires britanniques et français – chargés d’exécuter l’opération – feront le boulot… en parfaite maîtrise de leurs personnels et matériels. Mais ils savent parfaitement que cette guerre est, d’ores et déjà, entachée de deux péchés originels majeurs : le président de la commission de l’Union africaine (UA) Jean Ping est en train de négocier une solution politique avec Mouammar Kadhafi (en France, les deux « ministres » des Affaires étrangères, Alain Juppé et Bernard-Henri Lévy, n’en tiennent pas compte !) ; les objectifs de guerre sont confus et rien n’est prévu pour les jours d’après… Sur ce sujet, sur les responsabilités américaines, comme sur celles de l’OTAN, le rapport britannique reste quelque peu sibyllin !
Un dernier « non-dit » : Harmattan est aussi l’héritière idéologique de la « guerre contre la terreur » des deux administrations Bush, guerre poursuivie par celles de Barack Obama. Les 5 et 6 septembre derniers, lors de l’université d’été de la Défense, le chef d’état-major des armées françaises – le général Pierre de Villiers – s’est permis, en quelques phrases, de donner une bonne leçon aux hommes d’État français, britanniques et américains : « Une stratégie basée sur les seuls effets militaires ne pourra jamais agir sur les racines de la violence quand celles-ci s’ancrent dans le manque d’espoir, d’éducation, de justice, de développement, de gouvernance, de considération. L’action militaire n’est qu’une partie de la réponse aux crises {…]. Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix, et on ne détruit pas une idéologie [terroriste] uniquement avec des bombes ». Bien envoyé !!!
- Richard Labévière est rédacteur en chef du magazine en ligne prochetmoyen-orient.ch et collaborateur du mensuel Afrique-Asie. Ancien rédacteur en chef à Radio France Internationale (RFI) et à la revue Défense de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), il est par ailleurs consultant en questions de défense et de sécurité. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont Les Dollars de la terreur (1999), Oussama Ben Laden ou le meurtre du père (2002), Les Coulisses de la terreur (2003) et Vérités et mythologies du 11 septembre (2011). Il est officier de la réserve opérationnelle. Son prochain livre, Terrorisme, face cachée de la mondialisation, paraîtra en novembre prochain aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.
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Photo : en 2008, Nicolas Sarkozy impose, sans débat parlementaire, la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN. Son successeur, François Hollande forcera le trait en replaçant la diplomatie française dans le sillage des États-Unis (AFP).
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