Aller au contenu principal

Islamophobie, le mal français ?

Alors qu’un rapport fait état d’une explosion des actes islamophobes en France, le débat politique et médiatique français continue d’être saturé par la question de la place de l’islam dans le pays

Il leur aura fallu moins de dix minutes entre la dépêche AFP annonçant qu’un attentat avait eu lieu en Isère et l’envoi de leurs tweets. Le premier à ouvrir la salve fut Christian Estrosi, député-maire de Nice et proche de Nicolas Sarkozy, qui en 140 signes semblait désigner toute une communauté : « Cet attentat dramatique en Isère, si l’auteur est vérifié, rappelle une nouvelle fois la présence d’une 5e colonne en FR ».

Avec tout autant de célérité, Nadine Morano, ex-ministre de Nicolas Sarkozy, y allait aussi de sa dénonciation d’une « 5e colonne en marche ».

Cette référence à une hypothétique colonne est pourtant une notion extrêmement connotée. Durant la Seconde Guerre mondiale, cette même accusation fut portée contre les communistes désignés comme « l’œil » de Moscou. Elle servait aussi, dans les milieux antisémites, à désigner les juifs français comme l’« ennemi de l’intérieur », celui qui ne s’assimile pas au pays dans lequel il vit et qui complote dans le secret.

Cette notion est directement empruntée à Aymeric Chauprade, député européen du Front national qui le premier l’avait appliquée aux musulmans français. Il n’a d’ailleurs pas manqué de réclamer ironiquement des droits d’auteurs à Christian Estrosi.

Dans la population française, la tentation de l’islamophobie est tout aussi prégnante et prend l’aspect anodin d’une recette publiée sur un site culinaire à l’occasion du Ramadan. Le site Marmiton ne pensait pourtant pas déclencher une telle tempête en publiant des recettes orientales, qui lui ont valu de se retrouver noyé sous plus d’une centaine de commentaires haineux et islamophobes.

Une « flambée » de l’islamophobie, selon le CCIF

Cette dérive française contre la partie musulmane de la population est vivement dénoncée par le Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) qui vient de publier son rapport sur les actes islamophobes commis en France depuis les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper-cacher. Les chiffres sont parlants : + 23,5 % pour l’ensemble des actes islamophobes par rapport à la même période l’année dernière. Le détail des chiffres est encore plus parlant : + 500 % sur les agressions physiques, + 100 % sur les violences verbales et + 400 % pour les actes de dégradations et de vandalisme.

Selon Samy Debah, président du CCIF, il s’agit là de chiffres qui indiquent un vrai malaise en France : «  Après les attentats de janvier 2015, on a parlé d’un esprit du 11 janvier, de communion nationale contre le terrorisme. Mais la réalité est que les actes islamophobes n’ont jamais connu une augmentation aussi importante dans un laps de temps aussi réduit. Force est de constater que malgré les déclarations de bonne volonté, la réalité sur le terrain nous rattrape. Dans le cas des mosquées qui ont été attaquées par exemple, il y a eu très peu d’arrestations et, même quand c’est le cas, elles ont débouché sur très peu de condamnations », explique-t-il à Middle East Eye

Du racisme invisible au racisme « dénié »

Le rapport du CCIF est étayé par de nombreux exemples concrets d’islamophobie : ici, un agent de la sécurité de l’aéroport d’Orly qui se voit refuser l’habilitation nécessaire à son travail. Motif opposé par la préfecture : « son comportement et sa moralité » qui ne satisferaient pas aux exigences de sûreté. La préfecture a refusé de fournir la moindre preuve pour appuyer sa décision, seule la mention « Néant » figurant sur la feuille d’enquête. Après avoir saisi un tribunal qui lui a donné raison, l’agent de sécurité est pourtant toujours en attente de son habilitation.

Là, en banlieue parisienne, une jeune femme qui voit son contrat de travail rompu, alors qu’elle donnait pleinement satisfaction, et qui n’obtient qu’un lapidaire « je ne peux pas mettre mon équipe en péril » quand elle demandera une explication à la personne qui l’avait engagée.

Ailleurs, une collégienne qui se voit rappeler « le principe de laïcité, la charte de la laïcité », le tout accompagné d’un parallèle établi avec les guerres de religion parce qu’elle portait… une jupe longue.

Autre point souligné par le rapport du CCIF, la violence qui augmente contre les femmes. « Celles-ci sont encore plus identifiables comme musulmanes en raison de leur voile », explique à MEE Samy Debah qui pointe également que les actes islamophobes sont à la fois racistes et sexistes, puisqu’ils visent la partie la plus vulnérable d’une population déjà fragilisée.

Pourtant malgré les chiffres et les exemples qui émaillent le rapport, les médias qui l’ont repris ont pour la plupart interrogé la méthode et le traitement des données par le CCIF.

Un argument qui ne tient pourtant pas selon Samy Debah : « Le ministère de l’Intérieur utilise, pour ses statistiques, les plaintes déposées auprès des commissariats. Le problème, et j’en ai fait part à Bernard Cazeneuve, est que cette méthode est faussée pour deux raisons. D’abord, tout le monde ne va pas déposer plainte car les relations entre les quartiers populaires où vivent beaucoup de musulmans et les forces de police sont souvent basées sur la méfiance mutuelle. Ensuite, nous disposons de nombreux témoignages qui font état du refus des commissariats d’enregistrer ces plaintes et, s’ils le font, du refus de prendre en compte le caractère discriminatoire des actes en question ».

Pour ces raisons, le CCIF accepte les signalements en dehors des plaintes enregistrées, à la condition que son service juridique ait vérifié la véracité des faits qui lui sont signalés. Il rappelle toutefois que le ministère de l’Intérieur a rappelé à l’ordre les fonctionnaires de police afin qu’ils acceptent les dépôts de plainte pour islamophobie.

Les motivations des personnes qui contestent ces méthodes de calculs ne semblent pas si claires aux yeux du CCIF, qui souligne que ce sont ces mêmes personnes qui vivent de cette islamophobie. « Nous sommes une association membre du Conseil Economique et Social des Nations unies et à ce titre nous sommes consultés par les instances internationales qui reconnaissent le sérieux de notre travail. Le ministère de l’Intérieur gagnerait en crédibilité en adoptant nos méthodes, puisqu’il reconnait publiquement que son système d’enregistrement des données est obsolète. Le nôtre est neuf et a été financé avec l’aide de l’Union européenne », insiste Samy Debah.

Pour le CCIF, l’islamophobie est devenue un racisme « dénié ». L’organisation espère que la reconnaissance de l’islamophobie par François Hollande est un signe de changement : « Reconnaitre la réalité de l’islamophobie signifierait qu’il faudrait la combattre. Personne n’a totalement ce courage. Il faudrait alors abandonner la posture qu’a adoptée la France sur les musulmans puisqu’il est plus facile de dénoncer l’islam que l’islamophobie. Les hommes politiques devraient avoir le courage de dire que toucher à un musulman revient à toucher aux valeurs fondamentales de la République. Mais qui aura le courage de le faire ? ». « Au final, indique Samy Debah dans un soupir, les musulmans ne demandent pas un traitement de faveur mais un droit à l’oubli, qu’on les laisse enfin tranquilles ».

L’islam et l’identité au cœur de 2017 ?

Au-delà des chiffres, le CCIF dénonce plus largement un climat délétère en France, où irait croissant, selon le président du comité, « un rejet profond par la population française de l’islam et des musulmans. Ceux-ci sont victimes du discours en vigueur dans notre pays qui persiste à montrer cette religion comme un phénomène étranger, anxiogène, ce qui créé de la confusion dans l’esprit des gens entre islam, islamisme et terrorisme ».

Selon le CCIF, les attentats de juin 2015 « ont accentué les discours belliqueux à l’encontre des citoyens de confession musulmane sous couvert de lutte contre le terrorisme ».

Les dernières déclarations de Manuel Valls ne sont pas faites pour rassurer. Le Premier ministre a en effet déclaré que « l’islam sera au centre de l’élection présidentielle de 2017 ». Ses propos en privé, repris par la presse française, indiquent que, selon lui, l’élection se jouera sur le terrain « des valeurs et de l’identité ». Dès après l’attentat en Isère, Manuel Valls avait d’ailleurs repris la thèse très controversée de Samuel Huntington en déclarant que la France faisait face à une « guerre de civilisation ».

Pour Samy Debah, cette position est nécessaire pour des hommes politiques qui ne souhaitent pas s’aventurer sur le terrain de l’économie et du social, terrain glissant qu’ils souhaitent précisément éluder. Mais, avertit-il, « cela peut se retourner contre eux car cela va profiter au Front national, qui se renforce ainsi ».

Pourtant, d’autres voix s’élèvent en France pour dénoncer cette islamophobie comme une « véritable maladie française ». Ainsi l’intellectuel Emmanuel Todd a soulevé une virulente levée de boucliers avec son livre Qui est Charlie ? : Sociologie d'une crise religieuse, dans lequel il qualifie la manifestation nationale du 11 janvier de « flash totalitaire », relevant ainsi « le caractère islamophobe » d’une manifestation qui avait rassemblé plus de 4 millions de personnes à travers le pays. Lors d’une conférence tenue à Saint-Denis, ville de la banlieue parisienne, il a estimé que « la montée de l’islamophobie n’a rien à voir avec les problèmes liés à l’islam. L’islamophobie est devenue un besoin de la société française, lui-même devenu l’apanage des classes moyennes françaises. Nous sommes une société qui a atteint 10 % de chômage ; pourtant, les médias, les hommes politiques ne parlent que de l’islam et de la laïcité. Cette société devient folle, on a atteint là le stade du délire pur ».

Analysant l’islamophobie comme « la mutation » de l’antisémitisme des classes moyennes d’avant-guerre, Emmanuel Todd s’est montré très inquiet pour la cohésion du pays : « Si on comprend que toute montée de l’islamophobie entraîne mécaniquement une montée de l’antisémitisme, qu’il y a une interaction perverse entre les deux, il faut s’interroger sur les motivations de ceux qui flattent volontairement l’islamophobie ».

- Hassina Mechaï est une journaliste franco-algérienne basée à Paris. Diplômée en droit et relations internationales, elle est spécialisée dans l'Afrique et le Moyen-Orient. Ses sujets de réflexion sont la gouvernance mondiale, la société civile et l'opinion publique, le soft power médiatique et culturel. Elle a travaillé pour divers médias français, africains et arabes, dont Le Point, RFI, Afrique magazine, Africa 24, Al Qarra et Respect magazine.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : participants à la conférence contre l’islamophobie tenue à Saint-Denis, en région parisienne (AFP).

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].