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Kissinger, le côté obscur de Trump en Syrie

En se comportant de façon erratique, les dirigeants américains peuvent prendre le dessus sur leurs adversaires, mais au bout du compte la tactique de la « théorie du fou » de Kissinger ne vaincra pas l’EI ou Assad

« Je suis persuadée que nous aurions dû et devrions toujours lui retirer ses aérodromes et l’empêcher de s’en servir pour bombarder des innocents de gaz sarin. »

Tels furent les mots de Hillary Clinton quelques heures avant que son ennemi juré, le président Donald Trump, n’ordonne des frappes aériennes, lançant 59 missiles de croisière Tomahawk sur l’aérodrome de Shayrat, au sud-est de Homs, en Syrie.

Escalade

L’administration Trump a qualifié les frappes d’« exceptionnelles » et a insisté sur le fait qu’il n’y avait aucun plan d’escalade. Mais on assiste bel et bien à une escalade. La Russie, bien que prévenue au préalable des bombardements américains, a suspendu un accord de coopération avec les États-Unis pour éviter les collisions aériennes dans l’espace aérien syrien.

Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, visite la base aérienne russe à Hmeimim dans la province côtière syrienne de Latakieh, en juin 2016 (AFP)

Les objectifs du gouvernement américain pour cette frappe en Syrie peuvent être déduits du rôle fondamental de l’un des diplomates les plus puissants de l’histoire américaine : Henry Kissinger. L’ancien secrétaire d’État, autrefois accusé par Christopher Hitchens d’être complice des « crimes de guerre » américains en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, est un important conseiller de Trump dans la négociation des relations américaines avec la Russie et la Chine.

Kissinger était auparavant consultant secret en matière de sécurité nationale pour le président George W. Bush et, sous Obama, il était directement impliqué dans la chaîne de commandement du Conseil de sécurité nationale des États-Unis. Il a fréquemment conseillé Hillary Clinton pendant son mandat de secrétaire d’État.

Son influence dans l’administration Trump est également visible au travers de son ancienne acolyte, K.T. McFarland, actuellement vice-conseillère à la sécurité nationale de Trump, et qui a précédemment travaillé pour Kissinger dans les années 1970, dans son Conseil de sécurité nationale.

Le chaos comme stratégie ?

Les brusques frappes aériennes sur la Syrie s’inscrivent dans la philosophie de « l’imprévisibilité » – ou « Madman Theory » (« stratégie du fou ») – que Kissinger a longtemps présentée comme une caractéristique des plus grands hommes d’État. L’approche de Kissinger veut que les administrations américaines évitent la prudence recommandée par les spécialistes, optant plutôt pour la « redéfinition constante des objectifs » et « la force de contempler le chaos ».

En adoptant un comportement erratique, et même apparemment « irrationnel », les dirigeants américains peuvent prendre le dessus sur leurs adversaires et leurs adversaires et les mettre en permanence sur la défensive par crainte de la dangereuse versatilité du pouvoir américain.

Tillerson et Trump, ainsi que le secrétaire américain au Commerce Wilbur Ross et le secrétaire à la Défense James Mattis lors d’une réunion cette semaine avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi à Washington D.C (AFP)

C’est pourquoi le secrétaire d’État de Trump, Rex Tillerson, a pu prétendre que « des mesures étaient entreprises » pour destituer Bachar al-Assad, avant d’insister désormais sur le fait que les États-Unis ne prévoient pas d’autres actions.

« Je n’essaierais nullement d’extrapoler en assimilant cela à un changement de notre politique ou de notre position relative à nos activités militaires en Syrie aujourd’hui », a-t-il déclaré.

Le résultat semble indiquer qu’il s’agissait d’une frappe ponctuelle visant à envoyer un message clair aux adversaires américains : les États-Unis sont capables de déployer leur pouvoir militaire sans crainte des conséquences et disposés à le faire. Et que les engagements passés envers Assad ne sont pas garantis.

Embrasement

L’objectif supérieur est de dégager le terrain pour que l’administration Trump poursuive ses ambitions stratégiques en Syrie. Ces ambitions peuvent être tirées de la pensée de ses principaux conseillers.

Avant de démissionner, en disgrâce après des allégations de malhonnêteté concernant ses contacts avec l’ambassadeur de Russie, le conseiller à la sécurité nationale de Trump, Michael Flynn, avait récemment co-écrit un livre The Field of Fight, avec Michael Ledeen, un consultant en défense des néoconservateurs.

Nous voyons une administration prendre des décisions sur la base d’idéologies contradictoires, dont l’une considère naïvement l’escalade du chaos dans des pays comme la Syrie comme une opportunité stratégique

Cela signifie que Ledeen a été directement impliqué dans l’affaire de faux concernant le yellowcake (concentré d’uranium) visant à créer une menace d’armes de destruction massive pour justifier la guerre en Irak en 2003. Il a longtemps fait campagne pour des interventions militaires en Syrie, en Iran et au-delà ; et il a articulé une vision de la politique étrangère qui fut profondément influente dans l’administration de George W. Bush.

La vision de Ledeen pour la région peut se résumer par son approbation de l’« embrasement » du Moyen-Orient en 2002, lorsqu’il a écrit en soutien à l’invasion de l’Irak : « On ne peut qu’espérer que nous transformerons la région en poudrière, et ce au plus vite. Si une région mérite amplement d’être embrasée, c’est le Moyen-Orient d’aujourd’hui. »

Ce type de vision est en corrélation avec la préférence de l’administration Trump pour le chaos, les revirements et le changement constant de priorités. Certes, une grande partie de cela peut également être attribuée à une véritable confusion et à une extraordinaire incompétence. Personne ne devrait sous-estimer cela.

Mais dans le même temps, nous voyons une administration prendre des décisions sur la base d’idéologies contradictoires, dont l’une considère naïvement l’escalade du chaos dans des pays comme la Syrie comme une opportunité stratégique.

Assad n’est pas en train d’être destitué

Il semblerait cependant que le but stratégique des frappes ne soit pas, au bout du compte, d’éliminer Assad. Les rebelles syriens – dont certains ont combattu aux côtés d’al-Qaïda, dont certains s’opposent avec véhémence à la fois à l’EI et à al-Qaïda, et dont beaucoup veulent néanmoins remplacer le régime d’Assad par leur propre typ d’État islamique – se sont félicités des frappes.

Cependant, ils soulignent à juste titre que le simple fait de frapper une base aérienne n’est rien, étant donné qu’Assad lance ses frappes aériennes à partir d’au moins 26 bases aériennes.

Des soldats israéliens inspectent un champ où des roquettes tirées depuis la Syrie ont atterri près de Kfar Szold dans le nord d’Israël, près du plateau du Golan et de la frontière avec le Liban, en août 2015 (AFP)

On trouve un indice de ce qui est vraiment en jeu dans des discussions qui se sont tenues entre l’administration Netanyahou et Trump ces dernières semaines avant les frappes. Pour Israël, la véritable « ligne rouge » en Syrie ne concerne pas les armes chimiques : il s’agit du potentiel empiétement de l’Iran et du Hezbollah, par l’intermédiaire du régime d’Assad, sur la frontière syro-israélienne sur le plateau du Golan ou à la frontière syro-jordanienne.

Des sources proches des discussions ont déclaré à Haaretz que Netanyahou voulait des « zones tampons » établies du côté syrien de la frontière. Le plan impliquerait également que le plateau du Golan syrien soit séparé de facto de la Syrie en faveur d’Israël.

Il se trouve que la filiale israélienne d’une société américaine d’énergie, Genie Oil & Gas, fore actuellement à la recherche de pétrole sur le plateau du Golan en vertu d’une autorisation du gouvernement de Netanyahou. Parmi les membres du conseil d’équité de Genie figurent Rupert Murdoch, qui a des liens étonnamment intimes avec la famille Trump, son empire commercial et son administration.

Jouer avec le feu

Cette vision ne considère pas la destitution d’Assad comme la réponse, mais cherche simplement à limiter son pouvoir territorial à une petite enclave concentrée à Damas, et à mettre fin à la portée du soutien russe et iranien à son régime. Simultanément, le régime de Trump veut utiliser les frappes sur la Syrie comme première étape d’une stratégie visant à creuser un fossé entre la Russie et l’Iran.

La tactique de Kissinger consistant à « jouer avec le feu » pour obtenir ce qu’on veut ne fonctionne pas. Au lieu de cela, elle tend à faire perdre le contrôle des choses

D’un côté, en offrant la Crimée à la Russie, le gouvernement de Trump veut convaincre de l’autre la Russie de se retirer de son alliance avec l’Iran en Syrie, ce qui donnerait aux États-Unis un terrain de jeu plus important pour imposer un règlement diplomatique qui convient à ses propres objectifs géopolitiques pour la région.

Le résultat final de cela est cependant de maintenir un état d’instabilité permanente en Syrie, où aucune faction particulière ne gagne : les États-Unis tolèrent tour à tour Assad, menacent d’un changement de régime, ciblent de manière sélective son régime mais ne font rien qui le destitueraient véritablement, tout en permettant aux alliés du Golfe de continuer à soutenir les rebelles syriens de leur choix, des groupes laïcs aux militants islamistes, certains ayant des liens avec l’EI et al-Qaïda, et tout en menant des frappes aériennes sur l’EI.

Les actions américaines à ce jour ne vont pas vaincre l’EI, ni Assad. Au lieu de cela, elles prolongeront la guerre en essayant de la contenir : une approche destinée à se vaincre soi-même.

Le problème est que la tactique de Kissinger consistant à « jouer avec le feu » pour obtenir ce qu’on veut ne fonctionne pas. Au lieu de cela, elle tend à faire perdre le contrôle des choses.

- Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger prend la parole par visioconférence le jour de clôture du Forum économique mondial, en janvier 2017 à Davos (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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