La bataille pour l’islam
Avec plus d’1,6 milliard d’adeptes, un tiers d’entre eux vivant en tant que minorités, l’islam est une force majeure du monde actuel. Facteur actif des relations internationales, son influence est loin d’être locale ou confinée à des pays et communautés classifiés comme « musulmans ». Avec la présence de musulmans dans les capitales occidentales et la rapide diffusion des médias de communication de masse, l’islam est devenu un sujet globalisé, quoique vu en grande partie à travers le prisme des acteurs de la sécurité et du renseignement. Avec la montée d’al-Qaïda, de l’EI et d’autres groupes terroristes, il est de plus en plus perçu en Europe et aux États-Unis comme un générateur de crises et une menace à la stabilité et à la sécurité mondiales.
Malgré le déluge d’images et de discours sur l’islam ayant inondé la sphère publique depuis le 11 septembre 2001, la compréhension et le savoir à son égard demeurent limités. Rares sont ceux qui connaissent l’énorme diversité du monde musulman et de ses sociétés, au niveau des écoles de pensée, des interprétations religieuses ou du pluralisme sectaire. Plus rares encore sont ceux qui réalisent qu’il n’y a pas d’islam uniforme mais des tendances divergentes nourries et encouragées par le climat politique général des sociétés où vivent les différentes communautés musulmanes.
Ce sont ces conditions qui définissent la forme de l’islam qui prévaut dans un contexte historique donné. À l’instar de toute autre religion majeure, l’islam a été par le passé – et continue à être de nos jours – sujet à de multiples stratégies d’interprétation. En termes génériques, nous pouvons parler de trois tendances principales qui rivalisent entre elles pour conquérir les cœurs et les esprits des musulmans à travers le monde aujourd’hui.
La première est théocratique, au service de dirigeants absolutistes pour lesquels l’islam est un moyen d’acquérir une autorité de facto arrachée par la force de l’épée et de la succession héréditaire, au-dessus de tout contrôle ou contrainte, absous de toute responsabilité. Cet islam est armé d’un réseau d’institutions, de financements et de fonctionnaires. L’essence de la religion en tant qu’expérience spirituelle authentique est ici hors de propos. Ce qui compte, ce sont les rituels et les formes extérieures de religiosité en tant que sources de légitimation du pouvoir. La religion est une simple servante, obéissante et obligeante, du gouvernant, de ses intérêts et de ses caprices. Dans la péninsule arabique, un wahhabisme allié au pouvoir par l’épée représente la plus claire incarnation de cette forme d’islam.
Ses partisans sont autant dédiés à l’exhibition grossièrement interventionniste des aspects ritualistes et formalistes de l’islam – comme l’imposition de la prière, la ségrégation entre hommes et femmes et l’obligation du port du niqab – qu’à sa mise à distance de la politique et des sphères du pouvoir et de l’autorité. Dès que l’on touche à ces tabous, l’establishment religieux, avec ses gardiens de l’armée sacrée des érudits, hommes de foi et prêcheurs officiels, entre en pleine action, accusant les coupables de déviance et d’hétérodoxie et fournissant ainsi la couverture religieuse de leur réduction au silence, de leur oppression et de leur élimination.
La seconde stratégie est tout aussi moralement absolutiste, dogmatique, légaliste et exclusiviste que la première, mais épouse un type différent de politique. C’est une forme anarchiste de wahhabisme. Elle se nourrit des climats de crises, de guerres et de conflits qui font rage en terre musulmane et cherche dans la théologie islamique une source de justification pour la perpétration de la violence et de la terreur.
Ce courant minoritaire était auparavant contenu à Kandahar et aux montagnes reculées de Tora Bora en Afghanistan. Or, les invasions militaires de l’Afghanistan et de l’Irak et le cercle grandissant des conflits politiques, sectaires et ethniques l’ont renforcé et lui ont permis de résonner auprès de secteurs croissants de jeunes musulmans en colère, anxieux et désillusionnés. Le Printemps arabe, qui a donné aux populations de la région l’espoir de la possibilité d’un changement politique pacifique, a porté un coup puissant à cette tendance.
Mais alors que ces grandes aspirations ont été écrasées sous les bottes des généraux en Égypte, brulées dans la fournaise des guerres civiles en Libye et noyées dans le bain de sang de Syrie, ce courant anarchiste violent est monté subitement en puissance et s’est retrouvé à nouveau sur le devant de la scène. Toutefois, malgré tout le bruit qu’il génère et l’énorme publicité qu’il reçoit, il ne parvient toujours pas à se prévaloir d’une quelconque légitimité religieuse auprès de nombreux musulmans, qui continuent de le rejeter comme déviant sur le plan religieux et contreproductif sur le plan politique, nuisant à l’image de l’islam et à la stabilité des sociétés musulmanes.
La présence de tels groupes extrémistes et l’étendue de leur influence dépendent en grande partie des environnements politiques qui prévalent dans le monde musulman. Malheureusement, ceux-ci ne montrent aucun signe d’amélioration ou de stabilisation, tout particulièrement dans le monde arabe.
Ces deux tendances s’opposent à celle de l’islam moderniste démocratique, dont les racines remontent au mouvement de réforme islamique du XIXe siècle fondé par Jamal al-Din al-Afghani et Mohamed Abduh. Celui-ci tourne autour de la notion de compatibilité entre, d’une part, les valeurs religieuses et spirituelles de l’islam et, de l’autre, ce qui est décrit comme les « prérequis » des temps modernes. Ceci inclut l’imposition de systèmes d’équilibre des pouvoirs, l’adoption de mécanismes et procédures démocratiques, et l’émancipation de l’islam de ce que les partisans de cette école réformiste décrivent comme la « prison de la stagnation et de l’imitation ».
Avec l’avènement de la modernisation, de l’urbanisation et de l’éducation de masse, ce courant a amassé une influence considérable dans les sociétés musulmanes (et plus tard parmi les minorités musulmanes). Aujourd’hui, il subit une pression de multiples parts. D’abord du camp théocratique, qui considère comme une menace directe à son existence la présence d’un islam qui appelle à restreindre l’autorité des gouvernants et à respecter la volonté du peuple, exprimée par le biais de la démocratie électorale. Ceci explique la guerre opiniâtre menée depuis trois ans par certains pays du Golfe contre la vague de changement démocratique dans la région arabe.
En parallèle aux pressions exercées par les théocraties arabes, l’islam démocratique est défié par les salafistes djihadistes qui l’accusent d’être « dilué », « doux » et « naïf », et de tout miser sur des manifestations pacifiques et des élections qui, contrairement à la lutte armée, ne mènent nulle part selon eux.
Au-delà des contrées musulmanes, cette branche de l’islam est également vue avec méfiance par de nombreuses personnes au sein des cercles décisionnels américains et européens. Au nom du réalisme et du pragmatisme, celles-ci préfèrent avoir affaire à des gouvernants qui, bien qu’autoritaires et impitoyables envers leurs peuples, se montrent malléables et désireux d’ouvrir grands leurs marchés aux produits euro-américains et de dilapider des milliards de ressources nationales pour l’acquisition d’armes que personne d’autre n’achèterait. Ils sont donc infiniment préférables aux leaders élus soumis à la volonté de leur peuple et dédiés à la satisfaction de ses intérêts.
Ceux qui appellent à une réforme et à une démocratisation de l’islam semblent passer à côté d’un fait essentiel : un islam moderniste démocratique existe depuis le XIXe siècle. Il a son propre corpus de textes, ses pionniers et ses penseurs, tant parmi l’islam chiite que sunnite. La question est : la situation actuelle des sociétés musulmanes, marquée par les crises, les tensions, les interventions étrangères et le despotisme politique, est-elle favorable à cet islam moderniste démocratique, ou promeut-elle ses rivaux violents et théocratiques ?
Plutôt que de passer au crible les textes religieux, les traités théologiques et les disputes médiévales islamiques, ceux qui agonisent au sujet du « problème » de l’islam feraient mieux de réfléchir à la réalité concrète vécue par les vrais musulmans de notre ère et de chercher à la réparer plutôt que de s’évertuer à réparer l’islam.
Cet article est initialement paru en anglais sur le Huffington et a été reproduit avec son autorisation.
- Soumaya Ghannoushi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée dans la politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @SMGhannoushi
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Photo : des fidèles prient dans la mosquée Bleue d’Istanbul le 28 novembre 2014, jour de la visite du pape (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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