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Pourquoi rejoint-on Daech ?

En fin de compte, les extrémistes occidentaux et musulmans violents ne sont que les deux faces d’une même médaille, enfermés dans une spirale de crimes de masse partagés

La Grande-Bretagne est encore sous le choc après la révélation de la fuite en Syrie de trois mères de famille - apparemment parties rejoindre Daech (l’Etat islamique - EI) - emportant avec elles leurs enfants âgés de 3 à 15 ans et abandonnant leurs maris.

Comment cela a-t-il pu se produire ? C’est la question que tout le monde se pose.

La réponse la plus simple est que Daech se justifie sur la base de sa lecture de l'islam et que ses adeptes croient en sa mission d'établir l'islam dans le monde entier. Par conséquent, le problème est la croyance en un certain type d'idéologie islamiste.

C’est vrai sans aucun doute, au moins en partie : bien sûr, toute la justification de Daech tourne autour de sa prétention d'être la représentation la plus authentique de l'islam et de sa capacité à convaincre le monde de ces revendications.

Mais cela soulève nécessairement d'autres questions. La prétention de Daech d'être la représentation la plus authentique de l'islam est-elle fondée ? Non — pas selon l’avis général des spécialistes de l’islam, ni selon la grande majorité des musulmans.

Mais alors, comment Daech arrive-t-il à convaincre de ces revendications ?

Le problème du mal

Il ne s'agit pas vraiment d'une question nouvelle. Le mystère de la façon dont de « bonnes » personnes peuvent être aspirées dans un tourbillon de radicalisation et commettre ensuite un « mal » terrible a tourmenté les sociologues, les historiens et les philosophes, particulièrement depuis l'Holocauste commis par l'Allemagne nazie.

Des Allemands ordinaires ont commis des atrocités horribles contre les juifs pour une série de raisons qui se chevauchent.

L'une de ces raisons était la situation de l'Allemagne humiliée par les puissances rivales. Les réparations lourdes imposées à ce pays vaincu lors de la première guerre mondiale ont accéléré sa descente en spirale vers une crise financière et, par conséquent, vers une crise politique.

Une autre raison était le contexte prédominant de l'antisémitisme généralisé à travers l'Europe. Le racisme scientifique des nazis, couvé par les développements naissants de la biologie évolutive dans le monde occidental, a permis à Hitler et ses acolytes de donner une certaine plausibilité à leur diabolisation des juifs « inférieurs », déjà considérés comme de dangereux étrangers et dès lors accusés d'être des agents dans un contexte de conspiration internationale contre la « supériorité de la race » allemande.

La vision particulière d'Hitler du capitalisme nazi liée à la terre et à la population a rationalisé son idéologie de conquête violente destinée à élargir le lebensraum allemand (espace vital), fondée sur l’élimination des groupes « inférieurs » se trouvant sur son chemin.

Cette idéologie antisémite a été délibérément diffusée en Allemagne nazie grâce à une propagande de masse à la télévision, la radio, dans les journaux, les livres, l'art et la culture. Ainsi, alors que s’intensifiaient les crises économiques, politiques et militaires face à la conquête nazie, la trajectoire vers des solutions d'exclusion s’est également intensifiée, aboutissant à la solution finale.

Des centaines et des milliers d'Allemands ordinaires furent complices de cette trajectoire violente, non seulement parce que dans de nombreux cas la situation leur était personnellement profitable, mais aussi parce qu'ils se sont convaincus qu'ils se contentaient de « suivre les ordres ».

Cela a, à son tour, été rendu possible par la bureaucratisation croissante de la machine nazie, ce qui signifie que la plupart des allemands étaient simplement personnellement responsables d'un petit rouage dans un processus beaucoup plus large de crimes de masse.

Attraction inévitable

L'exemple nazi montre non seulement une idéologie régressive, mais également les conditions matérielles qui ont permis à cette idéologie d’attirer des gens ordinaires.

J’ai assisté le mois dernier à la conférence « Forum pour le changement » à la bibliothèque Gladstone à l’hôtel Royal Horseguards, au programme de laquelle figurait une présentation d’Akil Awan, professeur agrégé d'histoire moderne, violence politique et terrorisme à l'université Royal Holloway.

Le professeur Awan a conseillé de nombreuses agences des gouvernements britannique et américain sur la lutte contre le terrorisme, dont le Home Office, le Foreign Office et la Cellule d'analyse conjointe du terrorisme du M15 et du MI6, le département de la Défense et le département d'Etat américains.

« Je ne cherche pas du tout à minimiser le rôle de l'idéologie islamiste » a-t-il dit à son auditoire. « L’idéologie islamiste est importante et doit vraiment être abordée. Mais l'idéologie est rarement le principal moteur de la radicalisation. Dans la plupart des cas, l'idéologie est le dernier facteur de l’intégration d'un individu à un groupe terroriste. C’est souvent au cours de discussions avec des extrémistes islamistes qu’un individu entend pour la première fois des enseignements apparemment islamiques. »

Il a cité l'exemple notoire des musulmans britanniques qui, avant de fuir le pays pour rejoindre Daech, avaient acheté des exemplaires du livre L’islam pour les nuls à l'aéroport.

L'attraction principale de l'idéologie extrémiste, a expliqué le professeur Awan, n’est généralement pas la cohérence rationnelle ou la supériorité des arguments islamistes, mais d'autres facteurs sociaux, psychologiques et politiques clés : l'aliénation sociale, l'expérience du racisme, une perception de plus en plus grande de la discrimination contre les musulmans, qui font que beaucoup se sentent en marge ; des interrogations personnelles sur l’identité en tant que musulman et occidental impliquant une diminution inévitable de l'estime de soi, de la dépression et même une frustration sexuelle ; la rupture des liens familiaux ; la perception de l'hypocrisie de l'Occident, la faillite morale, et la politique du deux poids, deux mesures dans le monde musulman ; tout contribue à un sentiment de désespoir et de colère, au sentiment d'être lésé, sans issue apparente.

Dans ce contexte d'instabilité psychologique, d'aliénation sociale et de griefs enracinés, les extrémistes offrent un sentiment d'appartenance, une raison d'être et une promesse de salut, soutenus par des références aux textes islamiques qui font apparemment autorité, communiqués au moyen toujours plus sophistiqué des médias sociaux et d'autres formes de propagande en ligne.

Nihilisme et narcissisme

Un autre intervenant à la conférence, Saeed Khan de l’université de Wayne State, a présenté ses recherches sur l’étude de la « radicalisation », à Bradford. Au cours de son travail sur le terrain, des jeunes gens qui traînaient dans les rues jusque tard dans la nuit lui ont avoué qu'ils n’avaient nulle part où aller. A la maison, leurs parents regardaient la télévision ethnique toute la journée. Les mosquées, qui ne proposaient jamais rien en langue anglaise de toute façon, ne leur apportaient rien.

Cela leur a finalement laissé peu d'options et aucun sens d'appartenance à la société en général, au-delà de la délinquance et de la criminalité.

« Les enfants avec lesquels je me suis entretenu ne pouvaient littéralement pas concevoir une vie en dehors de Bradford, composée d'autre chose que de chômage ou d’emplois subalternes, transmise de génération en génération », a déclaré Khan. « La majorité d’entre eux se sont simplement résignés à des circonstances qui ne leur conviennent pas. Cela s’ajoute à l'aliénation et à la suspicion d'une société plus large dont ils pensent avoir été exclus, ce qui crée un nihilisme sous-jacent qui, dans certains cas, peut les rendre vulnérables à des idées beaucoup plus dangereuses. »

Selon les propos tenus par Akil Awan devant son auditoire, les musulmans particulièrement vulnérables à la radicalisation violente non seulement s’identifient eux-mêmes et la plupart des musulmans purement comme des victimes, mais ils le font à un degré qui leur permet de voir ceux qu’ils pensent être leurs oppresseurs de plus en plus en termes de sous-hommes homogènes.

Ce comportement narcissique, renforcé par des critères pseudo-religieux qui trouvent leur justification dans une interprétation étroite des textes islamiques, renforce une identité générale de l'exclusion, pour laquelle personne n’est à blâmer, si ce n’est « l'Occident non-musulman ».

Cela leur permet de se sentir justifiés lorsqu’ils réagissent violemment, pas seulement psychologiquement ou intellectuellement mais aussi physiquement au moyen d'une violence légitime, qui à son tour permet leur « transformation » d’un état de désespoir et de frustration à celui de « héros » choisi de Dieu, sacrifiant tout pour défendre la Vérité et la Justice et alors acteur important et puissant d’une bataille vraiment cosmique entre les forces du bien et du mal.

Griefs réels

Cette pathologie de l'aliénation narcissique est renforcée par le fait que souvent une grande partie de ces griefs sous-jacents ne sont pas imaginaires, mais bien réels.

Il existe des preuves irréfutables de la persistance, et dans certains cas, de la hausse des niveaux de haine anti-musulmane en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en Europe, ainsi que de l'exclusion sociale – 70 % des musulmans ethniques d'Asie du Sud en Grande-Bretagne, par exemple, vivent dans la pauvreté et les musulmans britanniques sont touchés de manière disproportionnée par le chômage, la discrimination dans le logement, les problèmes de santé et de santé mentale.

Il est aussi évident que les griefs sur la politique étrangère sont bien-fondés. Selon certaines estimations, soutenues par bon nombre de nos éminents chercheurs, le nombre total de personnes tuées depuis 1990 lors d'interventions occidentales en Irak et en Afghanistan s'élève à près de quatre millions. Ces chiffres sont très élevés.

Même en prenant les chiffres les plus bas possibles - le professeur Stephen Walt de l'université de Harvard  calcule de manière très prudente que 288 000 musulmans ont été tués par les forces américaines, comparativement à 10 000 américains tués  ̶- la violence occidentale dans le monde musulman l'emporte largement sur les décès occidentaux dus au terrorisme islamiste.

Cela ne doit pas mener à un jeu de nombres pour déterminer quel terrorisme est le plus justifié. Aucun ne l'est.

Pourtant, le nombre de décès dus au terrorisme occidental soulève des questions dérangeantes sur l’aveuglement chronique qui afflige le discours public sur l'extrémisme.

Pourquoi l'extrémisme de Daech importe-t-il davantage que celui de l'Occident ?

Pourquoi sommes-nous profondément – et à juste titre – choqués de voir la capacité de brutalité et l'attractivité de Daech sur une infime minorité de musulmans occidentaux ordinaires tandis que nous ne sommes pas choqués par la capacité des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Europe à brutaliser et par l'impunité de nos dirigeants en dépit de leur complicité dans des crimes de guerre allant de Gaza au Yémen ?

Déshumanisation mutuelle

Le précédent nazi permet de mieux comprendre.

Nous ne pouvons pas de manière simpliste assimiler l'anti-sémitisme à la haine anti-musulmane, mais un certain nombre d'études mettent en évidence d'importants parallèles. Tout comme l'antisémitisme s’est répandu en Europe au début du 20ème siècle au moyen de cadres ethniques, religieux, culturels et autres, la représentation négative des musulmans par le biais de cadres similaires est aujourd’hui également répandue et normalisée.

L’association constante dans les reportages des médias des musulmans au terrorisme et à l'extrémisme jette les bases d'attitudes discriminatoires généralisées et entretient la suspicion subliminale que les musulmans sont des étrangers dangereux, des terroristes potentiels ou des sympathisants terroristes.

Ces processus se déroulent également au niveau des élites qui, en raison d'intérêts militaires, liés au renseignement, financiers, industriels et politiques projettent avec un certain narcissisme leurs insécurités concernant l'accès à l'énergie, la baisse des profits capitalistes et les impacts climatiques sur un nombre croissant de populations marginalisées chez elles et à l'étranger, principalement constituées de minorités ethniques et de musulmans privés de leurs droits civils.

Au cœur de ces insécurités se trouvent de manière implicite des théories incontestées sur la supériorité inhérente du système mondial dominant du capitalisme néolibéral, la nécessité pour ce système et les structures privilégiées qu’il englobe d'être protégés contre toutes les « menaces » extérieures - sans reconnaître que la plupart de ces menaces sont générées et exacerbées par le système lui-même et les quelques personnes qui le dirigent.

La division du monde qui a suivi en un « bon » noyau capitaliste bienveillant, développé, inexplicablement assiégé par les « mauvais » barbares qui « haïssent nos libertés » est une réorganisation commode des hiérarchies raciales qui s'aligne sur d’anciens modèles culturels, religieux et civilisationnels de supériorité  et d'infériorité. A la racine se trouve un sentiment profond de victimisation suffisante, par lequel le bon Occident est projeté comme la cible innocente de « leurs » hordes folles.

Ces insécurités psycho-géopolitiques ont permis aux forces occidentales de violer systématiquement le droit international, les libertés civiles nationales, le droit des droits de l'homme et les Conventions de Genève à la recherche d’un semblant de « solution finale » contre la menace de terrorisme associée aux méchants « autres ».

Des civils innocents sont tués parce que les forces occidentales bombardent délibérément les infrastructures civiles, relâchant les règles d'engagement (cela se produit actuellement dans la guerre américaine contre Daech), catégorisant  tous les hommes adultes dans les zones de frappe « ennemies » comme des « combattants », pouvant donc être ciblés sans distinction, et pire encore. Tout cela, au nom de la « sécurité », de la « liberté », de la « paix » et de la défense de notre « mode de vie ».

Leur compartimentalisation administrative rend possible des pratiques impitoyables et illégales, qui entraînent vraisemblablement la mort d’innombrables civils sur une échelle sans précédent : en fin de compte, chacun suit des ordres dont le refus n’est pas envisageable, ou règle minutieusement des procédures de longue date que les experts du renseignement militaire approuvent comme essentielles.

Le fardeau de l'homme blanc est ainsi transformé en croisade humanitaire. La mort des autres, en défense de la civilisation, contribue à notre grandeur.

La logique binaire est la même que celle adoptée par Daech : la violence islamiste est mauvaise et justifie amplement les régimes plus répressifs, intrusifs et la violence meurtrière dans le monde musulman, accélérant encore la mort de civils et alimentant les griefs derrière la violence islamiste.

Dans les deux cas, « leur » violence est toujours « mauvaise », tandis que « la nôtre » est légitime, pour ne pas dire noble.

En fin de compte, les extrémistes occidentaux et musulmans violents ne sont que les deux faces d’une même médaille, enfermés dans une spirale de crimes de masse partagés ; des narcissiques nihilistes avec un sentiment de sauveur xénophobe. Leurs croyances fanatiques sont symptomatiques de la même anomie, dans laquelle les puissants et les faibles cherchent désespérément la raison d'être, l'accomplissement et l'auto-satisfaction en déshumanisant et en subjuguant l'Autre.

- Le Docteur Nafeez Ahmed est un journaliste d'investigation, spécialiste de la sécurité internationale et auteur à succès qui traque ce qu'il appelle la « crise de civilisation ».   Il est lauréat du Project Censored Award for Outstanding Investigative Journalism, pour son reportage publié dans The Guardian sur l'intersection entre les crises écologiques, énergétiques et économiques mondiales avec la géopolitique et les conflits régionaux. Il a également écrit pour The Independent, le Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, le New Statesman, Le Monde diplomatique, le New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations clandestines liées au terrorisme international a officiellement contribué à la Commission du 11 septembre et à l'Enquête du coroner du 7 juillet.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des piétons passent devant un marchand de journaux présentant le journal local avec en gros titre les craintes exprimées au sujet de la disparition d'une famille de douze personnes à Bradford, au nord de l'Angleterre, le 16 juin.

Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.

 

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