La déchéance de Mohammed ben Salmane masque un problème plus grave pour les États-Unis et l’Europe
Les mots qui devaient sceller le destin de Jamal Khashoggi importent peu. À l’époque, Khashoggi lui-même n’avait pas conscience de se mettre en danger.
C’était le 15 novembre 2016. Trump venait juste d’être élu président des États-Unis et un think tank de Washington sondait les opinions de journalistes et d’analystes du Moyen-Orient.
L’avenir des relations américano-saoudiennes n’était qu’un des nombreux sujets évoqués. Discutant depuis Berlin via Skype avec le Washington Institute, Khashoggi avait alors contredit la ligne officielle dans deux parties de sa modeste intervention de cinq minutes.
« Beaucoup de mes collègues et des commentateurs [saoudiens…] voient en M. Trump un simple républicain. Les républicains sont bons pour l’Arabie saoudite. Je ne suis pas d’accord avec eux. Je ne pense pas qu’il soit républicain dans ce moule. Mes collègues et de nombreux responsables affirment que Trump, le président, est différent de Trump, le candidat. Encore une fois, je ne suis pas d’accord avec eux. Les idées que Trump a exprimées sont profondément ancrées dans sa philosophie… je pense que l’Arabie saoudite devrait se préparer à des surprises », avait estimé Khashoggi.
Une menace existentielle ?
Rien de traître ou de séditieux ici. Rien qui ne pourrait irriter Henri VIII ou Ivan le Terrible. Identifier Khashoggi comme une menace existentielle pour le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, n’a de sens que – et même cela sous-estime sa folie – si vous saviez – ce que personne ne savait à l’époque – que Mohammed ben Salmane et son tuteur Mohammed ben Zayed faisaient des efforts extraordinaires pour être dans les petits papiers du nouveau président.
Trump devait être le pilier non seulement de l’ascension du jeune prince au pouvoir chez lui – il n’avait que 31 ans et était seulement vice-prince héritier –, mais aussi de ses ambitions de devenir le prochain maître du monde arabe. Aucune voix saoudienne autre que celles qu’il alimentait ne devait donc être entendue à Washington. Si Mohammed ben Salmane pensait pouvoir acheter le président des États-Unis, Washington constituait un accès facile. Et ce fut le cas, pendant très longtemps.
Si Mohammed ben Salmane pensait pouvoir acheter le président des États-Unis, Washington était un accès facile
Dans un édito qu’il ne lui devrait jamais être permis d’oublier, Thomas Friedman, du New York Times, avait qualifié les plans de Mohammed ben Salmane pour son pays de « Printemps arabe pour l’Arabie saoudite ». Quelques jours plus tard, le bras droit du prince héritier, Saoud al-Qahtani, avait appelé Khashoggi pour lui dire personnellement qu’il ne serait plus publié dans le royaume.
Pas d’article. Pas de tweet, jusqu’à nouvel ordre. Khashoggi était furieux. « Pourquoi est-ce qu’un voyou comme lui me dit quoi faire », m’a-t-il raconté plus tard. Mais il s’y est conformé. Au moins, il était encore libre de voyager, quoique silencieusement. Environ un an plus tard, Khashoggi en a eu assez.
Il a commencé à écrire des articles sous un pseudonyme pour Middle East Eye. Quelques mois plus tard, il a abandonné sa couverture et a publié un article en son nom propre pour le Washington Post. « Les journalistes ont le devoir d’écrire, ne serait-ce que pour donner la parole à tous ceux qui ne peuvent pas parler ouvertement dans leur pays. Je demande simplement le minimum. La liberté d’expression. Je ne suis pas un révolutionnaire et je déteste être qualifié de dissident », m’a un jour confié Khashoggi.
Saignements incontrôlables
S’il avait choisi une autre capitale pour son exil volontaire, je suis convaincu qu’il serait encore en vie aujourd’hui. C’était à Washington que le prince héritier saoudien pensait pouvoir tout avoir pour lui tout seul. C’était à Washington que les projets de Khashoggi de créer une ONG faisant campagne pour la liberté de la presse dans le monde arabe étaient en train de capoter.
C’est donc tout à fait approprié que ce soit dans cette même ville que l’image de Mohammed ben Salmane est en train de se désagréger. Comme il est intéressant que ce soit la CIA – et non un président turc avec un long passif en ce qui concerne le fait de museler la presse – qui mène la charge.
Vivant, le Khashoggi doux et pensif était au mieux un mal de tête pour le prince en herbe. Mort, Khashoggi est devenu aussi meurtrier pour les plans du prince qu’une épidémie d’Ebola
C’est donc tout à fait approprié qu’après tout l’argent, les manipulations, le lobbying, les canaux diplomatiques, tous les petits déjeuners, déjeuners et dîners organisés par Youssef al-Otaiba, ambassadeur émirati, il convient que la nouvelle année voit des efforts visant à mettre fin aux actions de Mohammed ben Salmane.
Vivant, le Khashoggi doux et pensif était au mieux un mal de tête pour le prince en herbe. Mort, Khashoggi est devenu aussi meurtrier pour les plans du prince qu’une épidémie d’Ebola. L’héritier du trône saoudien saigne de façon incontrôlable. Aucune infusion de sang – comme une poignée de main avec Benyamin Netanyahou – ne sauvera ce cadavre politique.
Et ce n’est pas fini. Les résolutions de condamnation rédigées par le Congrès américain sortant sont en grande partie des résolutions de cérémonie. Malgré le soutien bipartite au Sénat, la Chambre des représentants dirigée par le parti républicain laissera la résolution mourir en ne la votant pas. La nouvelle Chambre est cependant une autre histoire, non seulement en ce qui concerne sa capacité à assigner des témoins à comparaître, mais aussi à faire adopter des lois visant à punir l’Arabie saoudite.
Préserver l’intérêt national américain
Si les tentatives de dissimulation de la participation saoudienne aux attentats du 11 septembre ont donné lieu à la loi « Justice contre les commanditaires d’actes de terrorisme » (JASTA), on peut s’attendre à ce que le meurtre de Khashoggi produise une législation encore plus mordante.
Regardez ce que la CIA fera dans les prochains mois. Elle poursuit une politique sur l’Arabie saoudite très différente de la ligne (en retrait) du secrétaire d’État Mike Pompeo ou de Trump lui-même.
Quand on est face à un président qui a approuvé le blocus saoudien du Qatar, qui ne sait pas que Doha accueillait pourtant la plus grande base américaine dans la région, un président qui retire ses forces de Syrie contre l’avis de son dernier conseiller fiable, Jim Mattis, alors cela ne relève plus du domaine de la fiction que de supposer qu’une branche de l’exécutif américain pourrait prendre les choses en main et dire qu’elle le fait pour préserver l’intérêt national américain.
Si le président lui-même ne sait pas quel est l’intérêt national des États-Unis, d’autres pourraient se sentir habilités à jouer ce rôle.
La déchéance
La déchéance de Mohammed ben Salmane masque un problème plus grave pour les États-Unis comme pour l’Europe.
Abandonnons un instant les notions idéologiques déplacées de l’Occident sur le monde arabe, concernant notamment ceux que l’Occident considère comme les pourvoyeurs d’un islam modéré (qui s’avèrent être tout sauf des modérés), les peuples que l’Occident juge réformateurs, la laïcité et l’islamisme, la dictature et la démocratie. Oublions les valeurs et ne pensons qu’aux intérêts nationaux, à la stabilité de la région en des termes purement utilitaires, à savoir sa capacité à arrêter les migrations.
Du point de vue du PIB, les trois plus grandes économies du monde arabe sont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. Chacun de ces pays souffre de problèmes majeurs.
L’Arabie saoudite vient d’enregistrer le plus gros déficit budgétaire de son histoire. Son économie vient de décliner pour la première fois en près d’une décennie. Des nouveaux quotas et de nouvelles redevances ont provoqué l’exode de plus de 900 000 travailleurs étrangers et les investissements directs étrangers ont opéré une chute vertigineuse, passant de 7,5 milliards de dollars en 2016 à 1,4 milliard de dollars en 2017.
Du point de vue du PIB, les trois plus grandes économies du monde arabe sont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. Chacun de ces pays souffre de problèmes majeurs
Les querelles avec l’Allemagne et le Canada, tout comme l’emprisonnement illégal des princes et hommes d’affaires les plus riches d’Arabie saoudite dans deux hôtels de Riyad et l’expropriation de leurs avoirs, ont transformé le filet d’argent qui fuyait le royaume en un torrent – au dernier décompte, 80 milliards de dollars ont quitté le pays l’an dernier.
Aux Émirats, Dubaï rencontre de vrais problèmes. Les secteurs de l’immobilier et de la construction, qui représentent plus de 13 % du produit intérieur brut de Dubaï, sont en chute libre. La bourse de Dubaï a perdu un quart de sa valeur.
En raison d’une mauvaise gestion abyssale, de projets de construction démesurés et de la domination totale de l’armée au sein de l’économie égyptienne, les dettes extérieures du gouvernement égyptien sont en train d’échapper à tout contrôle. Elles ont presque doublé depuis 2015. Les paiements d’intérêts sur les dettes de l’Égypte représentent aujourd’hui environ 30 milliards de dollars par an, soit 38 % du budget du gouvernement pour 2018–2019. Les pénuries deviennent désormais monnaie courante. Au cours des six derniers mois, l’Égypte a connu une pénurie de pommes de terre et une pénurie d’eau.
La bombe à retardement
Dans les pays arabes les plus pauvres, comme au Soudan, en Jordanie et en Tunisie, des protestations majeures ont lieu contre la hausse des prix et des taxes. Tout le Soudan est touché par des protestations contre l’augmentation des prix du pain et du carburant. Des manifestants ont incendié les locaux du parti au pouvoir, le Congrès national, à Atbara, au nord de la capitale Khartoum.
En Jordanie, les citoyens sont de nouveau dans les rues à la suite de l’augmentation prévue de leurs impôts après que des manifestations de masse ont contraint le Premier ministre à démissionner au printemps.
Le chômage des jeunes est la bombe à retardement qui menace tous ces pays. Le taux de chômage officiel des jeunes, pour ne pas parler du taux réel, se situe à 21 % dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord et à 25 % en Afrique du Nord. En Tunisie, en Algérie et au Maroc, le taux de chômage avoisine les 30 %.
Les moteurs traditionnels de l’économie arabe – l’Arabie saoudite, l’Égypte et l’Algérie – tournent par à-coups sous l’effet de la chute du prix du pétrole ou sont complètement tombés en panne. Les autocrates corrompus, l’armée et leurs élites n’ont aucune idée de la manière de servir leur peuple, ni le désir réel d’agir en ce sens.
Les conditions qui ont motivé les soulèvements arabes en 2011 sont encore plus solides huit ans plus tard
Les conditions qui ont motivé les soulèvements arabes en 2011 sont encore plus solides huit ans plus tard. La différence, huit ans plus tard, est que la région est incomparablement plus faible et incapable d’absorber le choc des conflits sociaux. Trois pays arabes – la Syrie, le Yémen et la Libye – sont des États défaillants.
Avec la disparition de toutes les structures internationales, en particulier du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et de la Ligue arabe, il n’existe aucun consensus arabe susceptible d’unir la région.
Le destin de Trump
Il y a toutefois beaucoup d’autres choses susceptibles d’enflammer la rue arabe. 2018 a été l’année où la droite israélienne s’est sentie libérée de la convention l’obligeant à obtenir le feu vert des États-Unis pour chaque nouvelle expansion de l’État d’Israël. L’ambassadeur des États-Unis l’a lui-même déclaré. Dans une interview publiée dans le quotidien Israel Hayom, David Friedman a déclaré qu’Israël « ne devrait pas avoir à demander la permission des États-Unis » pour construire des colonies en Cisjordanie occupée.
Netanyahou a été libéré par Trump, qui lui a permis de retirer « de la table » Jérusalem-Est, le droit au retour et même les neuf dixièmes des réfugiés palestiniens en personne. 2019 sera l’année où Israël commencera à expulser les citoyens israéliens non juifs vers la Cisjordanie. Un projet de loi prévoyant l’expulsion des familles d’assaillants palestiniens vers la Cisjordanie vient d’être adopté en première lecture à la Knesset.
Tout dépend du destin de Trump lui-même. Lui et son cercle de despotes du Moyen-Orient sont désormais liés. Si l’on défait les liens, ce sera chacun pour soi. Alors que l’assassinat de Khashoggi a envoyé des ondes de choc à travers l’Égypte de Sissi, le déclin de Trump exposera chaque despote à la menace d’un coup d’État de palais.
Tout dépend du destin de Trump lui-même. Lui et son cercle de despotes du Moyen-Orient sont désormais liés. Si l’on défait les liens, ce sera chacun pour soi
J’aimerais croire que le départ de Mattis marquera le début de la fin de Trump et que l’assassinat brutal de Khashoggi sonnera le glas de Mohammed ben Salmane, mais je ne suis pas ici pour me bercer d’illusions.
La défaillance de l’État arabe
Ce qui doit vraiment changer, c’est la politique en elle-même. Elle est devenue davantage une position par défaut. Le moment venu, tous les anciens maîtres coloniaux du monde arabe et Israël soutiennent le despote. Plus le despote se comporte mal, plus les gouvernements occidentaux tentent de sauver sa peau, comme le fait actuellement le Royaume-Uni avec le prince héritier d’Arabie saoudite.
Plus le despote sème le chaos, plus la peur de l’instabilité représentée par une alternative est grande. Nous ne pouvons pas continuer à hausser les épaules et tourner le dos, comme Barack Obama autrefois après le massacre de la place Rabia, au Caire. Human Rights Watch l’a qualifié de plus grave massacre de civils non armés depuis la place Tian’anmen. Obama est retourné à sa partie de golfe.
L’Europe doit comprendre que Sissi, Mohammed ben Salmane ou encore Bouteflika en Algérie sont tout à fait capables d’envoyer des millions d’Arabes appauvris et désespérés vers le nord. Est-elle prête pour cela ?
L’Europe doit comprendre que Sissi, Mohammed ben Salmane ou encore Bouteflika en Algérie sont tout à fait capables d’envoyer des millions d’Arabes appauvris et désespérés vers le nord. Est-elle prête pour cela ?
L’État islamique n’est qu’un symptôme de la maladie de l’État arabe défaillant. La cause nous entoure. Tant que l’Occident n’aura pas compris que cette maladie ne peut être guérie que par des réformes politiques, la transparence et la démocratie, elle est condamnée à attendre la prochaine explosion. Et cette fois-ci, elle pourrait être retentissante. L’œuvre de toute une vie de Jamal Khashoggi n’est pas encore terminée.
En tuant Khashoggi – cela aurait dû être clair avec ses agissements au Yémen, mais ce ne fut pas le cas –, Mohammed ben Salmane a révélé sa vraie place dans le monde arabe. Lui et ses semblables ne sont pas des sources de stabilité. Ils ne sont pas fiables. Si l’on ne peut lui faire confiance avec une scie à os, que ferait-il avec du combustible nucléaire ? Si l’on ne peut lui faire confiance en tant que prince héritier, que serait-il en tant que roi ?
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour les questions d’éducation au sein du journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane est aperçu derrière un orchestre militaire à son arrivée à l’aéroport international d’Alger, au sud-est de la capitale algérienne, le 2 décembre 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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