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La face cachée de la crise entre le Maroc et l’Arabie saoudite

Profitant de la crise provoquée par l’assassinat de Jamal Khashoggi, Mohammed VI tente de se démarquer d’un allié devenu infréquentable et de jouer la carte d’un multilatéralisme pragmatique fondé sur une stratégie d’endiguement des forces islamistes
Mohammed VI cherche-t-il à détrôner l’Arabie de sa place de leader religieux dans le monde musulman sunnite ? (AFP)

« Le Maroc restera fidèle à ses engagements à l’égard de ses partenaires, qui ne devraient y voir [dans le multilatéralisme] aucune atteinte à leurs intérêts. La situation est grave, surtout au regard de la confusion patente dans les prises de position et du double langage dans l’expression de l’amitié et de l’alliance, parallèlement aux tentatives de coups de poignard dans le dos. »

À la lecture de ces passages poignants du discours prononcé par le roi Mohammed VI, en 2016, devant le sommet Maroc-pays du Golfe, on pourrait conclure que le monarque pressentait des manœuvres subreptices de la part de ses « alliés de toujours ». Son discours laisse entendre par ailleurs que le Maroc a vraisemblablement de « bonnes raisons » d’opérer un revirement stratégique majeur dans sa politique étrangère. Une décision alternative que le palais aurait mûrement préparée avant même l’éclatement du Printemps arabe. 

Avec l’avènement du prince Mohammed ben Salmane au pouvoir, la situation ne s’est pas arrangée et les relations entre le Maroc et l’Arabie saoudite sont entrées dans une zone de turbulences. 

En février 2018, le site marocain ledesk.ma révèle que le Maroc a rappelé ses chasseurs stationnés en Arabie saoudite et engagés dans la guerre au Yémen (Twitter)

Début février 2018, le Maroc a interrompu sa participation militaire au Yémen et rappelé son ambassadeur pour consultations. La raison officielle avancée est la diffusion par la chaîne de télévision, Al-Arabiya, financée par l’Arabie saoudite, d’un documentaire laissant entendre que le Sahara occidental est un territoire occupé par le Maroc depuis 1975. Ce geste de trop a été précédé de toute une série de péripéties diplomatiques.

En 2017, le Maroc décide de ne pas soutenir le blocus contre le Qatar, imposé par les pays du Golfe. Quelques mois après, l’Arabie saoudite décide, à son tour, de ne pas appuyer la candidature du Maroc pour l’organisation de la Coupe du monde de football en 2016. 

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Et malgré une médiation franco-libanaise, le roi Mohammed VI reste inflexible et refuse de recevoir le prince Mohammed ben Salmane, lors de sa tournée officielle effectuée en décembre 2018. Ce dernier tentait en vain de sortir de l’isolement diplomatique dont il faisait objet en raison de son implication dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi.   

Du point de vue de la politique étrangère, on pourrait qualifier ces faits politiques de symptômes naturels d’une crise diplomatique, comme il en a d’ailleurs toujours existé par le passé. Sauf que là, la crise touche deux monarchies alliées de longue date à la tête du monde musulman sunnite. Sans compter, bien évidemment, les liens amicaux très solides entre les deux familles royales (alaouite et Saoud). 

De par leurs statuts religieux, l’un « commandeur des croyants » et l’autre « serviteur des lieux saints » (La Mecque), le roi Hassan II et le roi Fahd étaient très proches et entretenaient un contact permanent, comme en témoignent d’ailleurs les longs séjours du roi saoudien dans ses résidences luxueuses au Maroc. 

Ce dernier porta par ailleurs une considération telle au roi Hassan II qu’il n’hésita pas à soutenir la politique du souverain, en accordant gracieusement des aides financières au Maroc. On ne compte plus le nombre de projets financés par des investissements saoudiens, notamment dans les domaines de l’énergie, des infrastructures et du tourisme. 

Et pour symboliser leur amitié, au plan culturel, les deux monarques décidèrent en 1993 de créer une université anglophone qui porte le nom d’al-Akhawayen (les frères). Il en fut de même avec la création d’une grande bibliothèque internationale qui porte le nom d’al-Saoud, située à quelques mètres du palais résidentiel du roi Abdelaziz à Casablanca. 

Monarchies, pétrodollars et religion 

Au plan politique, le roi Hassan II et le roi Fahd ont exercé une influence considérable sur les politiques des pays arabo-musulmans. En 1982, à Fès, Hassan II fit adopter le plan de paix proposé par le roi Fahd d’Arabie au terme duquel les pays arabes (à l’exception de la Libye) reconnaissaient implicitement l’État d’Israël en espérant, en échange, qu’il reconnaîtrait l’OLP. 

Par cette décision historique, le monde arabe a substitué à sa stratégie de guerre contre Israël une stratégie de paix.

Pourtant, cette entente amicale cache des manœuvres politiques entreprises par les deux monarchies absolutistes. Durant plusieurs décennies, les deux leaders du monde sunnite se sont prêtées à un jeu dangereux qui consiste à instrumentaliser la religion à des fins politiques. 

Sur cette photo datant du milieu des années 1990 apparaît le roi Hassan II (au centre), en visite à Médine, avec le prince Majid ben Abdelaziz al-Saoud, frère du roi Fahd (à droite) (AFP)

À un moment de l’histoire, les deux régimes basculent dans un processus d’instrumentalisation du wahhabisme, visant à contrer les forces d’opposition de tous bords. Une idéologie orthodoxe qui couvait depuis bien des décennies dans plusieurs milieux arabes et non arabes, notamment le Maroc. 

Le wahhabisme, rite institué par Mohammed ben Abdelwahhab au XVIIIe siècle, a réussi à s’étendre à plusieurs contrées du monde arabomusulman. En 1811, par exemple, le sultan Moulay Slimane annonça l’introduction officielle du rite wahhabite au Maroc. Érigé en idéologie monopoliste, le wahhabisme, à l’époque, tend à appliquer la chariaau détriment de la coutume dans le but de démanteler l’institution tribale.   

À un moment de l’histoire, les deux régimes basculent dans un processus d’instrumentalisation du wahhabisme, visant à contrer les forces d’opposition de tous bords

Cependant, et depuis le début du XIXe et du XXe siècle, les milieux religieux et culturels tergiversaient entre l’adoption et le rejet de cette idéologie. Après la signature du traité de protectorat en 1912, la France craignait énormément l’instrumentalisation du wahhabisme, notamment de la part du mouvement national qui defenda un « salafisme national ». 

En 1928, par exemple, Michaux Bellaire a exprimé ses craintes prémonitoires de voir réussir au Maroc l’expérience wahhabite au détriment de l’islam marocain s’appuyant sur le rite malékite, modéré et tolérant. 

Et pourtant, le wahhabisme marqua sa présence au Maroc par le biais de Muhammad Taqi-ud-Din al-Hilali (1893-1987). Formé par les Frères musulmans, ce dernier a été accueilli et soutenu par le roi Abdelaziz qui le nomma même contrôleur des mosquées autour des lieux saints. Après le retour du cheikh Taqi-ud-Din au Maroc, il garda malgré tout ses liens d’allégeance avec les princes d’Arabie saoudite.

Après l’indépendance, le wahhabisme continua subrepticement à faire son chemin, notamment parmi une partie des salafistes marocains. Après l’attentat de Skhirat, en 1972, Hassan II décida, malencontreusement, de faire appel aux wahhabites afin de contrer les groupes gauchistes dans les facultés. 

On a ainsi vu prospérer, notamment grâce aux pétrodollars, des associations wahhabites sur les campus, relayées par des groupes islamistes radicaux . Et au moment de la guerre en Afghanistan, sur demande des États-Unis, le Maroc va même consolider ses liens avec l’Arabie saoudite.

Compromission désastreuse du régime alaouite avec le wahhabisme saoudien

À la fin des années 1980, cheikh Mohamed ben Abderrahmane El Maghraoui, l’un des proches de Taqi-ud-Din et des princes saoudiens, va prendre le relais du wahhabisme au Maroc, notamment par le biais de son association Prédication pour le Coran et la Sunna. 

Cette association, financée par les wahhabites saoudiens, regroupe des « écoles coraniques » qui ont été interdites avant d’être autorisées en 2011. Cette décision survient, comme par hasard, juste après l’appel du salafiste El Maghraoui à ne pas soutenir les manifestations populaires qui ont éclaté lors du Printemps arabe.

L’idéologie wahhabite abîme les efforts de l’État marocain à vouloir redorer son image, notamment sur la scène politique internationale. Actuellement, le régime marocain semble plus que jamais conscient que l’extrémisme religieux, propagé via le discours des cheikhs wahhabites, constitue une menace sérieuse pour l’unité du rite malékite qui fonde la légitimité religieuse de la monarchie. 

En janvier 2015, plusieurs groupes du Comité commun de défense des détenus islamistes organisent des manifestations sous le thème « Nous ne sommes pas Charlie Hebdo » (DR/MEE)

Il s’agit là d’un diagnostic implacable formulé d’ailleurs par de nombreux intellectuels et observateurs de la vie politique marocaine. Suite aux attentats meurtriers de 2003 à Casablanca, plusieurs voix se sont élevées pour pointer du doigt la compromission désastreuse du régime alaouite avec le wahhabisme saoudien, qui a atteint son apogée à l’époque de Hassan II. 

Ce dernier eut en effet la fâcheuse idée d’utiliser les salafistes d’obédience wahhabite pour combattre les partis de l’opposition gauchiste et, par la suite, les mouvances de l’islam politique.  

Il faut noter que les idéologues wahhabites, recrutés dans les années 1970, sont financés par les princes saoudiens, formés à la loi islamique en Arabie saoudite et aguerris en Afghanistan dans les années 1980. Au début des années 1990, ils sont rentrés au pays en vue d’établir un « califat islamique ». 

Résultat : dès son accession au trône, le roi Mohammed VI s’est retrouvé confronté à la montée d’un radicalisme religieux nourri, durant des décennies, par le régime de Hassan II. 

Dès son accession au trône, le roi Mohammed VI s’est retrouvé confronté à la montée d’un radicalisme religieux nourri, durant des décennies, par le régime de Hassan II

Au début des années 2000, une partie des salafistes marocains d’obédience wahhabite vont constituer ainsi un courant religieux extrémiste qu’on appelle communément la Salafiya Jihadiya. En privé, les idéologues wahhabites ne se gênent plus pour attaquer Mohammed VI et appeler au djihad (la guerre sainte) et à l’application rigoriste de la charia. Pour la première fois, on entendait même dans de nombreuses mosquées du royaume des appels à l’excommunication du palais : « Il faut combattre les États-Unis, le sionisme et ce pouvoir qui les soutiennent ». 

Parmi les chefs de file de la Salafiya Jihadiya, on compte principalement des cheikhs religieux formés en Arabie saoudite pour instaurer un « État islamique » à l’image du modèle wahhabite. C’est le cas notamment de cheikh Abderrahmane El Maghraoui, le plus grand distributeur des prébendes saoudiennes pour former les wahhabites marocains dans les universités islamistes d’Arabie. 

Parmi les disciples de ce salafiste extrémiste, auteur d’une fatwa autorisant le mariage des filles de 9 ans, on compte surtout le cheikh Mohamed Fizazi, idéologue incontestable de l’islamisme radical porté par la Salafiya Jihadiya au Maroc. 

Son fils de 27 ans, Abdelilah Fizazi, sur demande des cheikhs saoudiens, partira même combattre en Afghanistan auprès des talibans et d’al-Qaïda, après le 11 septembre 2001. C’est le cas aussi d’Abdelouahab al-Rafiqi, alias Abou Hafs, figure de proue de la Salafiya Jihadiya, qui entretenait un contact permanent avec les cheikhs wahhabites saoudiens. 

Emprisonnées pour leur implication dans les attentats de 2003, ces deux figures emblématiques du wahhabisme au Maroc vont être graciées par Mohammed VI, en 2011, après s’être repenties ! Domestiqués par le régime en place, cheikh Fizazi est devenu l’un des fervents défenseurs de la « commanderie des croyants », alors que Abou Hafss s’est converti en prédicateur « moderniste », qui n’a pas hésité, par exemple, à appeler en 2018 à l’application du principe d’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes !   

« Soft power » à la marocaine  

Une lecture attentive de l’histoire des relations entre le royaume chérifien et le royaume d’Arabie nous révèle les usages idéologiques du wahhabisme qui ont débouché sur la montée de l’extrémisme religieux au Maroc, vers la fin des années 1990. 

Vu sous cet angle, on pourrait avancer que la crise diplomatique entre le Maroc et l’Arabie saoudite cache, en réalité, un revirement de la politique étrangère du régime monarchique sous Mohammed VI vers un « soft power » à la marocaine. Une diplomatie déjà en marche dans le continent africain, depuis les années 2000.  

Avec l’avènement du nouveau règne, le discours officiel n’a eu de cesse de répéter que les relations diplomatiques privilégiées entre le Maroc et l’Arabie saoudite n’ont pas été affectées par la disparition de Hassan II et du roi Fahd ben Abdelaziz al-Saoud. 

À vrai dire, le positionnement diplomatique du royaume cadre parfaitement avec son penchant pour un multilatéralisme pragmatique prôné par le roi Mohammed VI. Avec l’arrivée du prince Mohammed ben Salmane au pouvoir, la donne politique et diplomatique va changer de fond en comble. 

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Les tensions politiques entre les deux « frères » ne vont pas tarder à éclater successivement au grand jour, tantôt par un manque de soutien politique à des dossiers névralgiques de part et d’autre, tantôt par le report ou l’annulation de visites officielles, tantôt par des campagnes politiques et des guerres médiatiques livrées par les deux pays sur les plans national et international.

Face à une diplomatie agressive de l’Arabie Saoudite, le roi Mohammed VI semble avoir opté pour une diplomatie de consensus qui tente, au passage, de marquer une rupture idéologique avec le wahhabisme violent. 

Dans un contexte marqué par la montée des radicalismes, la monarchie alaouite tente de couper avec l’idéologie wahhabite qui gangrène la société marocaine depuis près de deux siècles. 

En soutenant le Qatar contre le blocus imposé par les pays du Golfe, le royaume du Maroc essaie de rallier des pays riches et modérés qui avaient, jusqu’à maintenant, soutenu les révoltes arabes. Une manœuvre du roi Mohammed VI visant, vraisemblablement, à endiguer les oppositions politiques internes qui pourraient se transformer en mouvements de protestations. 

Il n’est pas anodin de noter, à titre d’exemple, qu’après le rapprochement entre le Maroc et le Qatar, la chaîne de télévision Al Jazeera semble avoir atténué ses critiques virulentes à l’encontre du régime marocain. 

Au plan économique, le fonds souverain marocain Ithmar Capital, piloté laborieusement par le conseiller du roi, Yasser Znagui, s’est associé au Qatari QInvest dans le cadre de trois projets touristiques de grande ampleur qui seront lancés prochainement au Maroc.

La Qatar Investment Authority (QIA) a déclaré être prête à examiner tout projet d’investissement d’un montant minimum de 100 millions de dollars au Maroc, lors d’une visite officielle effectuée par une délégation d’hommes d’affaires marocains Doha, du 19 au 22 février.   

L’assassinat de Jamal Khashoggi (en photo avec sa fiancée Hatice Cengiz) est sans doute l’occasion pour le roi du Maroc d’opérer un recalibrage de ses relations diplomatiques avec son allié (AFP)

Profitant de la crise provoquée par l’assassinat barbare du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le roi du Maroc tente de se démarquer ainsi d’un allié devenu infréquentable par la communauté internationale. C’est sans doute l’occasion pour le régime marocain d’opérer un recalibrage de ses relations diplomatiques avec son allié historique au sein du monde arabe. 

En se démarquant de l’Arabie saoudite, le Maroc essaie ainsi de jouer la carte d’un multilatéralisme pragmatique fondé sur la stratégie d’endiguement des forces islamistes modérées dans le cadre du rite malékite. 

À cette fin, le Royaume va certainement se déployer afin de tenter d’assécher les sources de l’idéologie wahhabite qui s’inscrit aux antipodes de la modération et de la tolérance. C’est là aussi la face cachée d’une crise politique alimentée, intentionnellement, par le régime alaouite sur fond de guerre idéologique. 

Un affront diplomatique non déclaré par le roi Mohammed VI au prince Mohammed ben Salmane dans le but discréditer le jeune prince sanguinaire aux yeux de la communauté internationale. 

Par ce positionnement, le régime marocain vise vraisemblablement à détrôner l’Arabie de sa place de leader religieux dans le monde musulman sunnite. Une manœuvre ambitieuse, à peine voilée, de la part d’un régime autoritaire en crise qui s’est d’ailleurs toujours présenté comme un fervent opposant à l’Iran et à la montée du chiisme.  

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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